mardi 15 novembre 2016

Père Emmanuel - Foi et sentiment religieux

CINQUIÈME LETTRE.

La foi n’est pas remplacée par le sentiment.

Madame,

Attaquée de tant de côtés, la foi est devenue rare aujourd’hui dans les âmes. A mesure que les temps avancent, nous marchons vers l’accomplissement de la parole de Notre-Seigneur : « Lorsque le Fils de l’homme viendra, penses-tu qu’il trouvera de la foi sur la terre ? » (Saint Luc, X V Ill. 8.)

Ce que je tiens à vous faire remarquer, Madame, c’est que toutes les âmes que nous voyons n’avoir plus la foi, l’ont eue au moins à leur baptême. Ces âmes-là sont dans un état bien différent des infidèles qui n’ont jamais eu la foi. La foi est un bien si grand, que quand il est entré dans une âme, il y en reste toujours quelque chose.

Saint François de Sales dit, au sujet de la charité, que a la charité étant séparée de l’âme par le péché, il y reste « maintefois une certaine ressemblance de charité, qui nous peut décevoir et amuser vainement.» {Traité de l’amour de Dieu, Liv. IV, Ch. X .)

Nous pouvons dire la même chose de la foi. Quand le manque d’instruction chrétienne, ou quand une éducation systématiquement impie a fait perdre à un chrétien le don de la foi qu’il avait reçu à son baptême, il y reste ordinairement une certaine ressemblance de foi, qui nous peut dé­cevoir et amuser vainement.

Cette ressemblance de foi, parce qu’elle est ressemblance, n’est qu’une image de la foi ; c’est une foi en image, ou si vous voulez, en imagination ; c’est ce qu’on appelle, dans une certaine langue, des sentiments religieux.

 Les sentiments religieux î une sorte de cadeau que certains hommes veulent bien faire à Dieu, qui doit leur en être fort obligé ; un fonds de bienveillance plus ou moins vivement senti de l’homme pour Dieu ; une sorte de politesse, de bon ton, de bon goût de l’homme vis à-vis de Dieu : oui, tout ce que l’on voudra dans ce genre qui oblige peu, qui ne gêne point, qui s’accommode à tout, se prête à tout, ne compromet rien ; c’est là, le plus souvent, ce qu’on entend par des sentiments religieux, mais ce n’est pas là la foi.

Comme la ressemblance de la charité nous peut décevoir et amuser vainement, la ressemblance de la foi nous peut décevoir et nous déçoit souvent, nous peut amuser et nous amuse souvent.

Et comment cela, me direz-vous ?

La réponse est facile.

Un chrétien, pour plaire à Dieu, doit faire des actes de foi souvent. Dans la prière, dans la pratique d’une vie chrétienne, dans la réception des Sacrements, le chrétien doit, par une obligation rigoureuse, pratiquer la foi, en faire l’acte intérieur avec plusieurs des actes extérieurs de la vie chrétienne.

C’est là le devoir.

Or, le danger, la déception consisterait à faire ces actes de la vie chrétienne, non avec la foi, mais avec la ressemblance de la foi ou les sentiments religieux.

La foi est alors remplacée par le sentiment ; la réalité par l’imagination. On peut, dans cet état, faire bien des prières sans prier ; se confesser sans s’amender, et recevoir l’Eucharistie sans s’unir à Jésus-Christ.

D’après ce que j’ai ouï dire à un Evêque d’une part, et d’autre part à un missionnaire qui a parcouru toute la France, et s’est rendu compte très attentivement de l’état des âmes, il paraîtrait que sur bien des points nous en sommes là aujourd’hui, faisant avec l’image de la foi les œuvres qu’il faudrait faire avec la foi.

Ceci vous aidera à comprendre, Madame, une chose dont vous souffriez beaucoup en un certain jour, où vous aviez été à même de reconnaître qu’un bon nombre de chrétiens, se disant dévots et pratiquants, ont tous absolument les mêmes vices que les mondains non pratiquants. Ils pratiquent, hélas ! mais la foi n’est pas le principe de leurs actes de religion ; ils sont chrétiens en imagination, et vicieux comme tant d’autres en réalité.

Rappelez-vous, Madame, un très court petit mot du Père Lacordaire : « La foi, c’est la foi ! » Disons ensemble : Credo !

Agréez, Madame, etc.


SIXIÈME LETTRE

Quelle différence il y a entre la foi et le sentiment religieux.

Madame,

Vous avez lu avec attention ma précédente lettre, et vous me demandez de vous faire bien saisir la différence qu'il y a entre la foi et le sentiment religieux.

La besogne me sera facile ; je souhaite que mon travail vous soit utile. Le sentiment religieux, Madame, est un don de Dieu assurément. C’est un bien, un bien de l’ordre naturel.

Le sentiment religieux est la conséquence naturelle de notre qualité de créatures, comme le respect des parents est naturel à l’enfant.

Le sentiment religieux est ainsi le respect que nous avons, comme créatures, pour notre Père qui est dans les Cieux, et qui, par le fait seul de notre création, nous regarde comme ses enfants, et nous donne à tous le pain de chaque jour, la lumière de son soleil, les fruits de la terre, la vie, la santé, et mille autres biens, également de l’ordre naturel.

Le sentiment religieux étant naturel à l'homme, se trouve chez tous les hommes, fidèles ou infidèles ; car tous ont ce fond commun de respect pour Dieu, qui quelquefois se traduit par un acte religieux fondé sur le vrai, comme chez nous chrétiens ; quelquefois par un acte religieux entaché d’erreur comme chez les infidèles, les idolâtres, etc.

Il y a des peuples chez lesquels le sentiment religieux est très profond, et cela naturellement, par exemple chez les Arabes. Un Arabe ne manquera jamais à sa prière du matin, à celle du midi, à celle du soir. Il entend le muezzin crier du haut du minaret la formule sacrée : La Allah, etc.

Aussitôt il se met en prière, qu’il soit en compagnie, qu’il soit au milieu d’une place, qu’il soit à n’importe quel travail ; l’heure est venue, il prie. Par ce même sentiment religieux, l’Arabe rapporte tout à la volonté de Dieu ; les accidents de la vie, la santé, la maladie, la mort même, il ramène tout à Dieu, et en toutes circonstances, il répète : Dieu est grand !

Voilà le sentiment religieux dans toute sa puissance.

Mais, souvenez-vous, Madame, que notre nature est dé­chue en Adam ; et, d’une nature déchue, il ne peut venir qu’un sentiment religieux lui aussi frappé de déchéance. La nature ne peut se relever d’elle-même ; et le sentiment religieux purement naturel ne peut absolument pas ramener l’homme à Dieu, ni le tirer du péché.

Aussi, avec toute sa religiosité naturelle, l’Arabe conservera tous les vices qui lui sont malheureusement naturels aussi : il sera vaniteux, il sera menteur, il sera voleur ; il pratiquera l’hospitalité, mais sachant par où son hôte devra passer, il enverra quelqu’un le dévaliser, ou bien ira lui-même faire à l’écart ce qu’il n’aurait jamais voulu faire sous sa tente.

Par là vous pouvez reconnaître le trait caractéristique du sentiment religieux purement naturel ; il ne voit rien, il ne veut rien, il ne peut rien contre le péché.

Le sentiment religieux, quand il demeure à l’état naturel, est indifférent en matière de religion. Il s’accommode de tout, il s’arrange de tout, il se prête à tout, et ne se livre à rien. Pardon, il peut se livrer à la franc-maçonnerie, là du moins où les maçons veulent bien reconnaître h Grand Architecte, comme ils disent.

Je voulais, Madame, vous montrer ce premier tableau. J’arrive à un second. La foi n’est pas un sentiment, la foi n’est pas de l’ordre naturel.

La foi est l’assentiment de notre esprit à la vérité révé­lée de Dieu. C’est un bien qui ne dérive point de notre nature, mais qui lui est donné d’en haut pour la guérir.

La foi est essentiellement purifiante. Fide purificans corda. (Act. XV. 9.)

Elle éclaire l’esprit, le dépouille de l’erreur : elle redresse l’homme tombé, le replace dans la voie de Dieu ; elle pose la base de l’œuvre du salut ; elle achemine l’homme vers tout bien.

La foi est essentiellement fortifiante. Confortalus fide, dit saint Paul (Rom. IV. 20.) Et encore : Fide stas, Si tu es debout, c’est par la foi. (Id, X I. 20.)

La foi est vivifiante : Le juste vit de la foi, dit toujours saint Paul. (Gal. III. 11.)

Si le sentiment religieux nous laisse de glace pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, il n’en est pas de même de la foi ; elle le rend présent, vivant dans nos cœurs ; Christum habitare per fidem in cordibus vestris. (Eph. III. 17.)

La foi est le principe d’un monde nouveau, régénéré en Jésus-Christ Notre-Seigneur ; la foi c'est la lumière avant-coureur des splendeurs de l’éternité où nous verrons Dieu; la foi, c’est la mère de la sainte espérance et de la divine charité.

La foi est sur la terre la source pure de toutes les consolations vraies. C’est encore saint Paul qui nous dit cela. Simul consolari per eam quae invicem est, fidem vestram atque meam ; Nous consoler ensemble par la foi qui nous est commune, à vous et à moi. ( Rom . I. 12 .)

Quand on parle de la foi, Madame, saint Paul est un maître incomparable. Je lui emprunte un dernier mot pour terminer cette lettre : Saluta eos qui nos amant in fide. Saluez ceux qui nous aiment dans la foi !

Disons ensemble : Credo !


Agréez, Madame, etc.



Extrait de Lettre à une mère sur la Foi