lundi 2 février 2015

Mgr Claure-Henri-Augustin Plantier - Du patriotisme

 

DU PATRIOTISME.
DISCOURS PRONONCÉ A LA DISTRIBUTION DES PRIX
DE LA MAISON DE L'ASSOMPTION,
Par Mgr Claude-Henri-Augustin Plantier, Évêque de Nîmes.
Vers le commencement du cinquième siècle (1), mes chers enfants, un homme important de Calame, cité de la vieille Afrique, écrivait à l'illustre évêque d'Hippone : « Ce qu'il y a de force dans mon amour pour la patrie vous est connu ; je m'abstiens de vous le dire. C'est à lui seul qu'il est permis de dépasser l'amour de la famille. Je sens, chaque jour, avec la beauté de Calame qui grandit, mon affection pour elle qui augmente : autant mon âge se précipite vers le déclin, autant croît et s'enflamme mon désir de laisser mon pays intact et florissant. » Ainsi parlait Nectaire ; et voici ce qu'en un mot plein de poésie et de grandeur lui répondait Augustin : « Quoique vos membres se soient déjà refroidis au contact de la vieillesse, l'amour de la patrie a gardé, dites-vous, le même feu dans vos veines ; je ne m'en étonne pas, et je vous en félicite. Qu'ensuite vous vouliez, non seulement proclamer en principe, mais démontrer en fait, par vos mœurs et votre vie, que le dévouement à la patrie ne connaît ni exception ni terme dans les bons citoyens, c'est une assurance que j'accepte non seulement sans contestation, mais encore avec bonheur (2). »
Oserai-je vous le déclarer, mes très chers enfants, sans crainte de me flatter moi-même? Il me semble avoir d'humbles titres à m'approprier et le langage de Nectaire et les félicitations que lui décernait Augustin. Evêque sexagénaire depuis quelques mois, me voici engagé par là même dans la région des glaciers ; mon sang commence à s'attiédir aux premiers souffles de la vieillesse ; et cependant, jusque sous les frimas qui se sont pris à blanchir ma fête, mon cœur est resté jeune pour la double patrie de ma naissance et de mon baptême, pour l'Eglise et pour la France. Plus même j'avance dans la vie, plus ma tendresse pour l'une et l'autre devient profonde. A soixante ans, je vois l'Eglise plus persécutée que jamais; elle ne m'en est que plus chère; à soixante ans aussi, je trouve la France plus meurtrie et plus humiliée qu'à aucune époque ; malgré mon âge, ma piété filiale pour elle s'accroît dans la proportion même de ses abaissements et de ses blessures. Ce feu sacré surabonde à tel degré dans mon âme, que je viens on secouer les étincelles sur les vôtres, et vous presser de prouver au pays que cette maison qui vous abrite, grande école de littérature et de religion, est également un noble foyer de patriotisme, et qu'autant on en sort ferme et dévoué Catholique, autant on en sort bon Français.
Désenchanter et déshonorer la patrie, bouleverser et trahir la patrie, anéantir le fait et la notion même de la patrie : voilà trois écueils sur lesquels tenteront de vous entraîner certains courants de notre siècle, et que vous devez éviter.
Et d'abord, gardez-vous de désenchanter et de déshonorer la patrie. — Ce n'est pas là ce que vous dirait le patriotisme, qui fait le plus de bruit à l'heure où nous sommes, celui de la libre-pensée révolutionnaire. Lui commence ses témoignages d'amour par le découronnement de la patrie il ne peut supporter qu'elle garde dans l'esprit, je ne dis pas un seul rayon de foi, mais un seul atome de vérité pure, une seule étincelle de sens commun sur les grandes questions sociales. Par les mains de ses lettrés, de ses folliculaires, de ses savants, de ses orateurs, de ses hommes d'État, quand il peut en avoir, il fait, verser et 'mêler dans une même coupe toutes les erreurs les plus stupides et les plus abrutissantes. Offrant ensuite cette liqueur empoisonnée à la France dont il se moque, il voudrait à toute force l'abreuver d'athéisme, de matérialisme, de socialisme ; et sa plus haute ambition serait satisfaite s'il voyait la patrie, troublée par les vapeurs de ce vin meurtrier, chanceler comme un homme ivre, et s'en aller en ricanant à tous les abîmes où la pousserait sa démence.
Ces fiers patriotes ne veulent pas seulement la France insensée, ils la veulent triviale. Sa langue, si délicate et si belle, ils la remplacent par une espèce de jargon sauvage ; sa politesse, ils lui substituent l'insolence ; l'élégance de ses manières, ils lui préfèrent un genre vulgaire et grossier ; son, goût exquis pour les arts, on peut juger du cas qu'ils en font, par les ruines à peine refroidies des Tuileries et de l'Hôtel de Ville de Paris, incendié par leurs amis de la Commune. Toutes ces trivialités enfin devront être couronnées par celle des dépositaires du pouvoir, auxquels il sera prescrit pour soutenir leur dignité, de ne pas écrire une ligne sans outrager l'orthographe, de ne pas prononcer un discours sans désespérer l'histoire, la géographie et la grammaire.
Enfin la France, insensée et triviale, doit devenir féroce. Les héros, chantés par le fils de Fingal, prenaient leurs délices à boire l'hydromel dans le crâne de leurs ennemis. Si la France obéit aux vœux du patriotisme révolutionnaire, elle fera mieux que les guerriers d'Ossian, et boira, non plus l'hydromel, mais le sang môme de ses enfants les plus généreux et les plus honnêtes dans leurs propres crânes, devenus pour elle une coupe d'or et de diamant. N'est-ce pas ainsi que les assassins des otages auraient désiré la faire? Et derrière eux n'avaient-ils pas une foule de complices avoués ou secrets, qui maintenant les renient parce qu'ils ont été vaincus, tandis que, vainqueurs, ils nous auraient conduits comme les autres et nous conduiraient encore à l'anthropophagie ?
Voilà, mes très chers enfants, un patriotisme qui s'étale avec faste sous nos yeux et se donne pour le seul patriotisme vrai qui soit dans le monde. Ceux qui le professent ont eu la France pour mère ; c'était une mère de noble naissance et de grande éducation; on admirait au loin la dignité de son caractère et l'on en subissait partout le charme dominateur. Mais cette mère, telle quelle, a paru détestable à ces hommes étranges. Armés du calice et des philtres impurs de Babylone, ils les approchent de ses lèvres, afin qu'y puisant à longs traits," elle y perde avec la raison, le respect d'elle-même, et devienne tour à tour, dans son ivresse, tantôt abjecte et tantôt furieuse, un objet de risée ou un sujet d'effroi pour les autres nations et même pour ses propres enfants. Patriotisme sacrilège, ou plutôt, comme le dit S. Augustin, parricide monstrueux de la patrie, et qui contient en lui seul une multitude de crimes : Patrioe parricidium, quo uno continentur omnia scelera (3).
Comprenez autrement, mes chers amis, le respect de la France, votre mère. C'est le patriotisme chrétien, j'allais dire le patriotisme épiscopal, qui l'a faite. Elle était, grâce à lui, le plus sensé des peuples, le plus distingué des peuples, le plus chevaleresque elle plus sympathique (les peuples. Si vous renouvelez la racine qui le fit éclore, cette fleur ternie par quelques souffles immondes ne tardera pas à reprendre et son premier éclat et son antique popularité. Jadis, quand nos vaisseaux et notre pavillon se montraient sur les mers les plus lointaines, tout ce qui était faible et opprimé saluait notre drapeau comme un signe d'espérance. Ce prestige a diminué par le double fait de nos révolutions et de notre incrédulité diplomatique. Mais il en reste Acore quelques débris glorieux. Naguère notre consul général à Beyrouth a parcouru le Liban. Sur cette route, nos vainqueurs n'auraient rencontré par tout que le silence et l'immobilité. Mais le représentant de la France vaincue et démembrée a vu d'un bout à l'autre sa course se transformer en triomphe. La montagne s'est ébranlée pour lui tout entière du Lycus à Ghazir et de Ghazir à Antoura; pas un émir qui ne soit venu le saluer ; pas une arme à feu qui ne l'ait honoré de ses détonations ; pas une cloche qui ne l'ait accueilli par des sons joyeux envoyés à l'écho des rochers. Dans chaque village, les hommes lui pro, liguaient des acclamations et des chants, tandis que les femmes versaient sur son passage les eaux de senteur les plus embaumées. Et dans toutes ces fêtes, dont les vieux aigles du Liban durent être étonnés, parce que depuis longtemps elles ne troublaient plus leur solitude, ce que l'enthousiasme des Maronites, prétendait célébrer, c'était l'apparition de la France, leur patrie adoptive (4). Que, par le fait de notre patriotisme devenu sérieusement chrétien, elle redevienne elle-même véritablement chrétienne dans sa politique, et bientôt, en tous lieux, on la proclamera comme autrefois la plus grande et la plus aimée des nations.
Désenchanter et déshonorer la patrie, premier écueil à fuir. — Le second, c'est de désorganis.er ou trahir la patrie. Quand la patrie est en paix,- le patriotisme révolutionnaire aspire à la bouleverser, afin de satisfaire à travers ce chaos son ambition des honneurs et sa soif pour l'argent. Est-elle en détresse, il en aggrave les malheurs en multipliant les agitations et les discordes ou en abusant avec tyrannie du pouvoir, quand il s'en est emparé. Est-elle en guerre avec l'étranger ? il ira jusqu'à conclure des pactes odieux avec l'ennemi, si cette félonie peut lui permettre de faire l'essai des utopies à la fois extravagantes et sauvages dont il est obsédé. S'il ne va pas jusqu'à cette trahison formelle, il est rare au moins, surtout dans ses représentants les plus fastueux, qu'il aille jusqu'à faire de vrais sacrifices pour la patrie. Ni les douleurs du pays ne désolent son âme ni le désir de les soulager ne suscite en lui de généreux élans ; et sa grande étude a pour but, d'une part, de faire d'ardentes déclamations en faveur de la patrie, d'autre part, de se soustraire soit -aux champs de bataille où l'on expose sa vie, soit aux offrandes héroïques où l'on ébrèche sa fortune. Pendant nos derniers désastres, il a fait usage de cette tactique avec une habileté qui tenait du génie, j'allais presque ajouter du prodige.
Ce patriotisme eût indigné ces anciens, dont Bossuet a dit que la patrie était le fond du Romain, comme la liberté était le fond du barbare. Mais s'il n'est pas antique, il est encore moins chrétien.
Quand la patrie est tranquille, n'ayez pas peur que le patriotisme chrétien l'agite et lui déchire les entrailles ; il ne peut oublier que Dieu a des anathèmes contre ceux qui blessent le sein qui les a formés, et qu'il fit autrefois engloutir par la terre miraculeusement entr'ouverte les perturbateurs de son peuple, Corée, Dathan et Abiron. Si la patrie s'égare, il lui fait entendre de respectueuses, mais austères leçons, au risque d'y perdre sa popularité et sa vie elle-même : tels furent le courage et l'honneur de la plupart des prophètes et du Christ lui-même. Si la patrie, sans pousser la fureur jusqu'à le faire mourir, le persécute au moins et le chasse, il excuse et pardonne.
N'avons-nous pas vu naguère parmi nous Athanase proscrit (5) se borner à plaindre ses concitoyens, au lieu de les maudire? Que la patrie soit menacée, sa fortune et son sang sont à elle pour la défendre sur les champs de bataille ; à toutes les tribunes, sa voix retentira pour lui gagner des dévouements ; et parce qu'il sait que les sociétés ne se sauvent pas seulement par des chevaux et des armées, il appelle par la prière le secours de Celui qui porte dans ses mains les destinées des nations. Si rien ne peut écarter les malheurs qu'il redoute pour son pays, il s'unit aux larmes et aux accents d'ineffable mélancolie tombés des yeux et des lèvres de Jésus-Christ, quand il annonce à Jérusalem sa destruction prochaine, châtiment sans égal d'un crime sans exemple. La patrie a-t-elle succombé, c'en est fait du repos et de la joie ; il s'écrie avec Mattathias, chef de la maison des Asmonéens : « Malheur à moi ! pourquoi suis-je né pour voir la ruine de mon peuple et celle de la cité sainte?... On lui a ravi tous ses ornements; de libre, elle est devenue esclave ;.tout notre éclat, toute notre gloire, tout ce qu'il y avait parmi nous de sacré a été souillés par les Gentils; et comment, après cela pourrions-nous vivre (6) ? Enfin faut-il qu'il s'éloigne de sa patrie envahie ou renversée par l'étranger ? Honnête païen, il prendra la route de l'exil, en répétant ce vers touchant du poète latin :
Nos patria fines et dulcia linquimus arva,
Nos patriam fugimus
Chrétien, il s'appropriera les gémissements des Hébreux captifs à Babylone ; il refusera de chanter les hymnes du pays en la terre étrangère. A l'exemple du Polonais proscrit ou de l'Irlandais forcément émigré, il en gardera religieusement l'image sur son cœur jusque dans les déserts et sur les rivages les plus lointains ou les plus inhospitaliers ; et son unique consolation sera d'espérer que Dieu donnera quelque jour à ses neveux la joie d'une solennelle revanche : Beatus qui retribuet tibi retributionem tuam quam retribuistis nobis (7).
Tel est le patriotisme du vrai chrétien : suivant un beau mot de S. Augustin, son amour pour la patrie éternelle le rend saintement passionné pour ce lambeau de terre sur lequel il flotte comme un vaisseau dans son pèlerinage à travers le temps (8).
Autant on doit se garder de bouleverser et trahir la patrie, autant on doit aussi et surtout se garder d'anéantir le fait et la notion de la patrie. Deux horribles conspirations se déchaînent en ce moment contre la patrie : la conspiration de la conquête, qui détruit la patrie des faibles pour l'engloutir dans je ne sais quelle sauvage unité rêvée par les forts. C'est le travail dévorant accompli sous nos yeux par la Russie, la Prusse et l'Italie.
La seconde conspiration est celle de l'internationale, ou plutôt de la Révolution, qui tend à supprimer toutes les patries locales, pour inaugurer sur leurs ruines la patrie universelle.
Plus de Français, plus de Belges, plus d'Allemands, plus d'Anglais, plus d'Italiens. Toutes les frontières seront abattues ; toutes les différences de sang, de langues et de souvenirs seront oubliées ; toutes les variétés de gouvernement et de législation seront abolies ; et d'un bout à l'autre du monde les mille ramifications de l'humanité ne formeront plus qu'un vaste amas de bétail sous la conduite d'un pâtre que les inventeurs de la théorie laissent encore innommé. — Rêve absurde et contre lequel le genre humain tout entier proteste par les plus impérieux instincts de sa nature et le cri le plus éclatant de son histoire. Rêve impossible, parce que, malgré tous les succès de cette misérable utopie, la patrie ne pourra pas plus être déracinée que la famille. Rêve redoutable pourtant, parce qu'il a pour lui la formidable puissance des sociétés secrètes, la sinistre popularité de la Révolution, et cette terreur que réussit toujours à répandre, même parmi les plus forts, quiconque sait s'emparer des multitudes aveuglées par l'odieux appât du sang et du pillage.
Ni la conquête pour la conquête, mes chers enfants, ni ta patrie universelle. La conquête pour la conquête, ou en d'autres termes l'abolition des petites patries, c'est un retour au paganisme, dont il faut, sans jalousie, laisser l'honneur paix gouvernements et aux peuples séparés de l'Eglise, ou dominés par les folles ambitions de la libre-pensée. La patrie universelle dans l'Eglise, par l'Eglise et pour les âmes, à la bonne heure. Mais clans le cadre immense de cette patrie spirituelle, laissons subsister et fleurir chacune de nos patries particulières. Aimons avant tout la patrie du berceau, le sanctuaire où s'épanouit notre foi, le cimetière où reposent, à l'ombre de la croix, les cendres de nos pères.
Mais n'oublions pas, suivant la parole profonde de Bossuet, que « tout l'amour qu'on a polir soi-même, pour sa famille et pour ses amis, se réunit dans l'amour qu'on a pour sa patrie (9). »
Plus ce dernier et saint amour sera généreux, plus les autres intérêts qui nous sont chers seront eux-mêmes protégés. Mettons une part de notre religion à le faire sans cesse grandir. Dieu travaille, par des miracles de miséricorde, à relever notre France; travaillons à la relever nous-mêmes par des prodiges de dévouement et de vertu ; et si la justice la condamne à confesser• que ses plus grands ennemis sont les révolutionnaires libres-penseurs, forçons sa reconnaissance à proclamer ce que Tertullien démontrait jadis aux Césars : « C'est que les chrétiens les plus complets sont aussi les meilleurs citoyens.”
 (1) 408, selon les Bénédictins.
(2) S. August., Epist., class. II. Epist. XCII.
(3) S. Aug., Contra Academ., lib. II, cap, XVI
(4) Les Missions Catholiques, vendredi 18 juillet 1873, correspondance de Syrie.
(5) Mgr Mermillod, Evêque auxiliaire de Genève.
(6) I Mach., 2, 7 et suivants.
(7) Psal., 136, 11.
(8) S. August., ut supra; Epist. LII.
(9) Bossuet, Politique tirée de l’Ecriture, liv. I, art. VI, prop. 1.

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