Partie 1
Dans sa cage, pendant plus d'un mois, il reçut la Sainte Communion tous les jours, assisté par un rédemptoriste vietnamien, filleul de mon frère Diêm. Il mourut, courageusement, le Rosaire dans une main et de l'autre main indiquant son coeur aux soldats du peloton d'exécution en criant : "Visez ici! Vive le Vietnam!". S'il a vécu chrétien peu fervent, il mourut en vrai catholique et vietnamien sans peur.
Dans sa cage, pendant plus d'un mois, il reçut la Sainte Communion tous les jours, assisté par un rédemptoriste vietnamien, filleul de mon frère Diêm. Il mourut, courageusement, le Rosaire dans une main et de l'autre main indiquant son coeur aux soldats du peloton d'exécution en criant : "Visez ici! Vive le Vietnam!". S'il a vécu chrétien peu fervent, il mourut en vrai catholique et vietnamien sans peur.
Notre
frère cadet Luyên est celui qui eut une éducation soignée et complète, grâce au
dévouement de mes frères Khi et Diêm. Après les études primaires chez les
frères à Hué, il fut envoyé en France à 12 ans. Il entra en 6e au collège de
Juilly, chez les PP. Oratoriens. Luyên était très intelligent, toujours le
premier de sa classe. De la 6e, il sauta en 4e puis en 2e. Il obtint son
baccalauréat et réussit à entrer à l'Ecole Centrale des Ingénieurs à Paris et
en sortit ingénieur. Il rentra au Vietnam, fut directeur du cadastre, d'abord
au Vietnam puis au Cambodge qui était, alors, sous protectorat français.
Quand
mon frère Diêm fut nommé Gouverneur du Sud-Vietnam, Luyên conduisit la
Délégation vietnamienne du Sud à Genève, en Suisse, pour discuter sur la
destinée du Vietnam. Le Vietnam du Sud, isolé, ne put éviter la séparation
d'avec le N'ord-Vietnam qui, outre le Tonkin, engloba les provinces du Centre
jusqu'à la rivière de Gua-Tung.
Le
Vietnam du Sud, dirigé par luyên, refusa de souscrire aux accords de Genève,
mais ne put faire autrement que de subir cet échec. Diêm mit toute son énergie
à préparer la revanche par la formation d'une armée forte, une administration
modèle, l'union du Vietnam du Sud, en balayant toutes les armées privées, car,
quand Diêm, obtempérant aux instances de l'Empereur Baodai, remis sur le trône
par la France, s'installa à Saïgon, cette ville nouvelle capitale avec ses
environs immédiats, était le fief de bay Viên, un bandit. La province de
Tâyninh était le fief des Caodaïstes, celle de Soetrang le fief des Hoahaô.
Mon
frère Diêm confirma Luyên dans son rôle d'ambassadeur, rôle à lui confié par
Bao-dai, avec résidence à Londres, tout en représentant son pays en Belgique,
Hollande, Autriche et Tunisie. Les relations entre Bao-dai et Luyên avaient
commencé quand tous les deux étaient en France, mon frère collégien à Juilly et
Bao-dai, prince héritier, habitant Paris, chez Monsieur Charles, ancien Résident
Supérieur de l'Annam, sous le règne de Khâi-dinh. Celui-ci avait confié le
prince héritier à M. Charles pour s'occuper de son éducation. J'étais, alors, à
Paris, à l'Institut Catholique pour préparer une licence d'enseignement et, les
dimanches, conduisais Luyên passer ce jour de congé avec le prince héritier qui
s'appelait, alors, Vinh-Thay, dont le nom de règne fut, plus tard, Bao-Dai. Les
deux garçons jouaient ensemble aux billes et aux autres jeux.
Ces
relations permirent à Luyên d'indiquer à Bao-dai le choix de mon frère Diêm à
la tache de s'opposer à l'absorption du Sud-Vietnam par le Nord communiste
gouverné par Ho-chi-minh.
Grâce
à son rôle diplomatique en Europe, Luyên échappa au sort de mes trois frères
restés au Vietnam et assassinés par les généraux félons payés par la CIA
américaine, tandis que moi-même, retenu à Rome comme membre du concile de
Vatican II, eus aussi la vie sauve quoique j'eusse fait tout mon possible,
auprès du Gouvernement du Sud et auprès de S.S. Paul VI pour pouvoir retourner
à Hué, vivre ou mourir avec mes ouailles étant leur Pasteur comme Archevêque.
Luyên
est, aujourd'hui, à la tête d'une famille de douze enfants. Le 13e, une fille,
mourut dans un accident d'auto en 1976. Les aînés sont mariés ou bien gagnent
leur vie à part. Il ne reste à Luyên que les derniers, deux garçons et deux
jeunes filles. Luyên, vieilli et d'une santé fragile, reste toujours fidèle à
notre Sainte Religion et communie tous les dimanches. Il a une bonne mémoire et
j'essaie de le convaincre d'écrire ses Mémoires politiques, car il connaît,
parfaitement, le sujet tandis que moi-même m'occupais, exclusivement, de mes
devoirs d'évêque.
Après
ces quelques pages consacrées à mes parents et à mes frères et soeurs, je
reviens aux souvenirs de ma pauvre vie, vie comblée des miséricordieuses
attentions du Bon Dieu.
J'ai
raconté, brièvement, mes études à Rome, à Paris, les débuts de mon ministère
sacerdotal à Hué, d'abord professeur chez les Frères vietnamiens (congrégation
fondée par mon père spirituel Mgr Joseph Allys, vicaire apostolique dé Hué),
sous le supériorat du Père Hô-ngoc-Cân, plus tard premier évêque de Bnû-chu, au
Tonkin. Devenu professeur au Grand Séminaire de Hué, directeur officiel du
Collège secondaire de la Providence de Hué, je fus ensuite nommé Vicaire
apostolique à Vinhlong. Ce Vicariat contenait les provinces de Vinhlong, de
Bentri et une petite partie de Sadec-territoire détaché du vicariat apostolique
de Saîgon-qu'on appelait, autrefois, Vicariat de la Cochinchine occidentale,
tandis que le Vicariat apostolique de Quinhon se dénommait Vicariat apostolique
Oriental et celui de Hué, Vicariat apostolique Septentrional.
Mon
Vicariat possédait, en 1938, date de ma possession, une soixantaine de prêtres
et moins de 100.000 catholiques sur plus d'un million d'habitants. Pays de
beaux jardins et surtout de bonnes rizières. Nos prêtres de Cochinchine sont de
caractère affable et simple; ils ne sont pas cérémonieux et compliqués comme
ceux du Tonkin parce que les Cochinchinois étaient de la race des colons
envoyés pour coloniser le Sud-Vietnam arraché aux Cambodgiens et aux Chams,
tandis que les Vietnamiens du Centre (dont je suis) sont des gens sérieux, durs
au travail, car le centre n'est pas fertile comme le Sud : pays pauvre, race
courageuse et réfléchie.
C'était
le Centre qui fournit les gouvernants du Vietnam et, aussi, les révolutionnaires,
tel Ho-chi-minh.
Cela
s'est vérifié aussi du point de vue ecclésiastique. Parmi les quatre premiers
évêques vietnamiens, trois étaient du Centre : Mgr Dominique Hô-ngoc-Can, Mgr
Lê-hûû-Tû et moi-même. Un seul, le premier était du Sud, Mgr Nguyên-ba-Tong. La
Cochinchine, pays très riche, était administrativement, lors de ma promotion
comme évêque de Vinhlong, une Colonie française. Les Cochinchinois étaient
"sujets français" et bon nombre d'entre eux obtinrent la nationalité
française, dont ils étaient fiers, regardant leurs compatriotes du Centre, qui
n'étaient que "protégés français" comme citoyens de deuxième degré
appelés, par dérision : "bân", c'est-à-dire : peuple des jonques,
faisant allusion aux rameurs de jonques qui venaient du Nord et du
Centre-Vietnam au Sud pour commercer.
Or,
comme premier évêque indigène, le St-Siège a jeté les yeux sur un
"ban" fils de jonquier (quoique j'étais fils d'un ministre de
l'Empereur et docteur des Universités de Rome). Les français de Cochinchine
s'étonnaient aussi de ce choix, et un journal français de Cochinchine prédisait
un avenir très triste pour le nouvel évêché, car-confié à un fils de néophytes cet
évêché risquait de perdre la Foi qui était l'apanage des Français... Or, je ne
connaissais pas cette mentalité des gens du Sud et me trouvais, seul de mon
espèce, sans ami, sans connaissance. Peut-être cette ignorance ma sauva-t-elle,
car je me conduisis simplement comme un frère parmi d'autres frères. Ne
connaissant aucun prêtre en particulier, je les traitais en amis.
Comme
je l'ai dit dans les premières pages de "Misericordias", Mgr
Dumortier, vicaire apostolique de Saïgon, chargé par le St-Siège de constituer
le personnel du nouveau Vicariat apostolique de Vinhlong,a pris chez lui la
fleur du clergé cochinchinois et retiré tous ses missionnaires français.
J'arrivais à Vinhlong, ville-siège de l'évêché, sans une maison pour l'évêque,
sans un prêtre pour me recevoir, car le curé de Vinhlong, un missionnaire,
était parti rejoindre la France, en congé.
Tous
les prêtres du nouveau Vicariat m'ont reçu à l'église de Vinhlong pour la
cérémonie d'obéissance puis nous avons déjeuné ensemble avec Mgr Dumortier et
tout le monde partit rejoindre ses chrétiens. Je restais seul, n'ayant personne
pour préparer le souper... J'avais encore la grippe, j'avais avec moi mes deux
grands frères Khôi et Diêm. Dans le petit presbytère sans curé, il n'y avait
qu'un seul lit. J'amenais mes deux frères chez le chef de la paroisse, un gros
richard qui s'appelait Nuôi. Riche ne signifie pas toujours charitable; il
indiqua à mes frères deux bancs de bois nu. Mes frères, le ventre vide, mais
fatigués par le long voyage du Centre-Vietnam jusqu'à l'Ouest de la
Cochinchine, se jetèrent sur les bancs tous habillés et furent plongés dans un
lourd sommeil.
Rentré
au presbytère, je m'étendais sur mon lit, sur une simple natte. C'est ainsi que
se passa mon premier contact avec mon siège épiscopal. J'avais 41 ans. J'étais
loin de prévoir que Vinhlong deviendrait ma consolation, que son clergé
m'aiderait de tout coeur à organiser ce no man's land et que nos rapports
seraient très fraternels, enfin que de Vinhlong j'irais travailler, les mains
nues et la bourse vide, à la fondation de l'Université de Dalat : miracle de la
bonté de Dieu envers les descendants de trois siècles de martyrs.
Mes
débuts à Vinhlong étaient très simples : trouver un cuisinier. Ma famille
m'envoya de Hué le cuisinier Vinh, très bon cuistot, mais très ami de l'alcool
de riz : le chum-chum des troupiers français, puis ma mère fit le sacrifice du
petit cuisinier, ancien gardien de chèvres, qu'elle avait formé elle-même.
Il
s'appelait An, son père était aussi le cuisinier du Père Stoefler, alsacien
successeur de Mgr Allys à la cure de Phûcam. An était bon cuisinier,
intelligent, mais d'un caractère grincheux; il me fallait, de temps en temps,
lui passer quelques sous pour faire apparaître un petit sourire sur ses lèvres.
J'avais aussi un jeune boy, il se nommait Tri et était le neveu de ma mère.
Chez nous, servir un curé était considéré comme un honneur, comme un aide et
non pas comme un serviteur ou domestique. Tri était doué d'une paresse
extraordinaire. Mon oncle, qui était son père, était l'homme le plus patient du
monde. Dans sa petite famille, il était brimé par sa femme et peu respecté par
ses enfants et il en avait une ribambelle. Excédé par la paresse de Tri, son
aîné, la seule solution pour s'en débarrasser était de me le confier. Or, Tri
balayait l'évêché une fois la semaine, l'exception à cette règle étaient les
visites du Président de la République, mon frère Diêm. Donc, pratiquement, pour
que régnat la propreté à l'évêché, je balayais moi-même, chaque jour, la
maison. Tri se cloîtrait alors dans sa petite chambre où régnait un désordre
indescriptible.
Selon
la loi ecclésiastique et les coutumes dans les Missions, quand le Saint-Siège,
c'est-à-dire la S.Congrégation de la Propagande, décide la création d'un
nouveau vicariat apostolique dont l'administration est confiée à un prêtre
autochtone, l'évêque missionnaire abandonne à ce prêtre la partie déjà bien
organisée de l'ancien vicariat, donc possédant séminaire, cathédrale et,
naturellement, évêché. L'argent liquide en caisse était aussi partagé.
Pour
le vicariat de Vinhlong, détaché de celui de Saïgon confié, jadis, aux Missions
Etrangères de Paris et gouverné par le Saint Mgr Dumortier, le contraire s'est
produit. Mgr Dumortier gardait la partie organisée et me laissait la partie en
friche : je n'avais ni cathédrale, ni évêché, ni séminaire. Et comme le
Saint-Siège avait commis au même évêque le soin d'organiser les deux vicariats,
Mgr Dumortier mit dans son diocèse de Saïgon les prêtres les meilleurs et à
Vinhlong ceux de moindre valeur et même quelques-uns à la vertu douteuse.
Pour
l'argent, Saïgon qui possédait des plantations de hévéas et des rizières en
avait beaucoup. Or, Mgr Dumortier, fidèle à l'adage : la charité commence par
soi-même, eût toute une année pour dépenser les fonds du diocèse en faveur des œuvres
dans les paroisses dépendant de son futur évêché. Le résultat fut ceci : il ne restait
plus, dans le coffre-fort de la Mission à Saïgon, que 30 000 piastres, reliquat
des millions que possédait la Mission-mère avant la séparation en deux
missions. Et Mgr Dumortier avança ce principe de division : l'argent doit être
partagé d'après la superficie de chaque Mission. Quoique peu au courant de
l'étendue exacte des deux missions, j'étais certain que la mission de Saïgon
avait une superficie au moins triple de celle de Vinhlong. Fort de cette
évidence, je dis à Mgr Dumortier que, d'après son critérium, non seulement je
n'aurais un sou de ces 30 000 piastres, mais que je devrais lui remettre encore
de l'argent. Or, je n'avais pas un sou dans la poche puisque la mission de
Vinhlong commençait sans un sou vaillant. D'après moi, il serait plus équitable
de répartir les fonds d'après le nombre de chrétiens. On porta le litige à Rome
et Rome décida que mon critérium était juste. J'empochai donc 10 000 piastres.
C'est avec ce pécule misérable que la Mission commença sa vie. Mgr Dumortier
dut encore acheter pour moi une demeure, une maison à un étage dans un petit
jardin comme évêché. A moi de trouver de quoi construire un petit séminaire et,
plus tard, un grand séminaire.
Pour
le moment, on me permettait d'envoyer nos grands séminaristes à Saïgon.
Comme
moyen de locomotion pour faire un tour de ma Mission et prendre contact avec
mes prêtres, je n'avais que ma bicyclette, une machine solide, mais lourde
venant de la Manufacture des Armes et Cycle de St-Etienne. Mais la mission de
Vinhlong comprend deux provinces et le tiers d'une autre. On ne peut la visiter
commodément en cycle. Et, avec ma bicyclette, j'avais déjà fait une envolée,
devant ma cathédrale provisoire, quand sur mon coursier de fer, j'exécutais un
vol et m'aplatis devant le portail de l'église où le curé se tenait, avec ses
enfants de choeur, pour me recevoir, le goupillon à la main. Mais cet incident
fut providentiel, car cet envol épiscopal fut connu à Saïgon et les anciens
élèves des Frères, qui ont un beau collège à Saïgon, se cotisèrent pour
m'offrir un vieux tacot, une Citrôen, à moi un ancien élève du Collège Pelerin
de Hué.
Où
trouver un chauffeur? et avec quoi le payer? où le loger? A ces trois
questions, je trouvais une unique solution : lorsque je pars en visite, ce sont
les curés qui me donnent à manger et à dormir, donc mon cuisinier n'a plus rien
à faire. Pourquoi ne pas en faire mon chauffeur? Le Père provicaire de Vinhlong,le
bon Père Dang, un naturalisé français, très débrouillard et très pieux, me
prêta son chauffeur pour initier An mon cuisinier aux mystères de l'auto. An
obtint son permis de conduire sans examen, les examinateurs l'en dispensant sur
l'assurance de l'évêque qui en prenait toute responsabilité future.
An
conduisait très bien et était plus fier d'être chauffeur que d'être un
maître-coq. Surtout lorsque l'évêque de Vinhlong eût sa Mercédès, sa
Versailles, et sa jeep, les deux dernières voitures : cadeau de bienfaiteurs,
la Mercédès acquise par moi-même grâce à l'épargne des devises fortes allouées
à moi par notre gouvernement pour mes voyages à l'Etranger, surtout pour
répondre aux convocations du Saint-Siège pendant le Concile de Vatican II.
Me
voici donc pourvu d'une demeure, petite, mais suffisante pour moi, pour mon
secrétaire et mes deux domestiques, avec quelques cellules pour les hôtes de
passages. Il me fallait, quand même, un curé pour la paroisse de Vinhlong. Je
dus écrire à Mgr Dumortier lui demandant un prêtre. Il eut la bonté, ou
peut-être la chance, de se débarrasser d'un prêtre douteux, en m'envoyant le
Père H. qui, extérieurement ressemblait à St-Louis de Gonzague, mais qui,
réellement, était un détraqué sexuel et un voleur de grand chemin Je ne l'ai su
que trop tard. Il est mort, paix à son âme.
Je
fus obliger de renvoyer à Mgr Dumortier un jeune vicaire jeune vu l'âge, mais
vicieux depuis des années. Mgr Dumortier ne pût ne pas l'accepter. Du reste,
peu après, ce pauvre garçon jeta sa soutane aux orties. Ce fut mieux ainsi. Il
gagna sa vie comme maître d'école grâce à l'enseignement reçu au petit
séminaire.
Mgr
Dumortier s'attendait à d'autres renvois de ma part, mais comme ces cas, certes
malheureux, n'étaient pas de notoriété publique, je me contentais d'admonester
les coupables en secret ou de les envoyer faire une retraite. Etant originaire
du Centre-Vietnam, où des cas pareils étaient rarissimes, j'étais éberlué en
découvrant tant de faiblesses. J'en parlais à Mgr Dumortier. Voici sa réponse :
"C'est parce qu'il fait trop chaud en Cochinchine". Peut-être
avait-il raison. La chaleur humide continuelle détend toute énergie. Sans
recours à une prière continuelle et humble, sans une dévotion authentique à
Notre Mère la très Pure, impossible de ne pas tomber. Mais mes fidèles, aimant
beaucoup leurs prêtres, fermaient souvent les yeux.
Comme
remède à cet état de choses, j'ai commencé de suite à convoquer mes prêtres,
chaque mois, chez le doyen du district, pour une retraite spirituelle sérieuse,
de 7 heures du matin jusqu'à midi, je faisais le prédicateur. La retraite
finissait au déjeuner et, ensuite, j'examinais les cas à résoudre, faisais les
recommandations nécessaires, répondais aux questions ou difficultés posées par
les confrères. J'appliquais ce programme à chacun des quatre doyennés. Ces
visites régulières entretenaient la charité mutuelle, la confiance en l'évêque
et la connaissance directe des nouvelles de notre Mission (mission veut dire
vicariat apostolique). Ainsi, s'il y avait à intervenir, je pouvais le faire de
suite. Mes prêtres commençaient aussi à connaître leur évêque qui, quoique
venant du Centre-Vietnam s'adaptait vite à la mentalité du Sud. Je n'ai jamais
eu de litige avec mes prêtres, ils avaient confiance en moi, surtout en ma
discrétion. L'évêque ne doit jamais montrer de partialité envers n'importe
lequel de ses confrères. Les remontrances doivent être faites en secret. Le
visage de l'évêque doit être toujours serein, gai avec tous - gaudate cum
gaudentibus - flete cum flentibus. J'ai aimé sincèrement tous mes prêtres et je
crois qu'ils me rendaient la pareille.
La
grande qualité des prêtres de Cochinchine (donc ceux de mon vicariat) était, et
encore je l'espère, de ne pas s'occuper des autres. Si vous demandez à l'un
d'eux ce qu'il pense d'un confrère Un-tel, il vous répondra :
"Monseigneur, je n'en sais rien". Il est sincère en le disant, il ne
cherche pas à voir les défauts de ses confrères. Evidemment, il y a des cas de
scandale public. Alors, l'évêque n'a pas besoin de les interroger, mais de
surveiller, avec charité ses subordonnés.
Quelquefois,
je recevais des lettres anonymes. Il ne faut pas y croire de suite, la
patience, la longanimité portent fruit. Mais si la dénonciation a un fond, je
fais venir le confrère incriminé et, entre quatre yeux, je lui découvre les
accusations portées contre lui et je le prie de se défendre, car le prêtre,
dans une paroisse, est très jalousé. Après avoir entendu ses dénégations, je
lui montre les preuves envoyées à moi par son dénonciateur ou sa dénonciatrice,
par exemple une lettre écrite de sa main. Il ne peut donc plus nier le fait.
Alors, je lui fais une réprimande en alléguant des raisons spirituelles :
offense à Dieu, sacrilège pour messes dites en état de péché mortel, scandale, stérilité
du ministère, cela sans montrer de colère, mais une grande compassion. Enfin,
lui demander d'indiquer la punition spirituelle qu'il encourt : par exemple une
retraite spirituelle d'une semaine ou d'un mois dans un monastère ou un
changement de poste. Je n'ai eu qu'à me louer de cette manière de faire.
Le
prêtre est si exposé, il est si seul. Si l'amour de Dieu ne règne pas en maître
en son coeur, il doit s'attendre à des chutes, car les occasions sont si
multiples, les gens ont tant de confiance en leur curé et l'aiment beaucoup.
Enfin, il y a la chaleur étouffante qui énerve tout le monde... et le diable
qui fait admirablement son métier. C'est presque toujours le sixième
commandement et le neuvième qui tentent le prêtre. Rarement le septième, mais
cela arrive, le plus souvent pour avoir les moyens de satisfaire des penchants
vicieux.
Au
Nord, il y a un vice qui tente le prêtre, c'est l'alcool de riz (le chan-chan).
On y fait macérer de la cannelle ou d'autres racines pour le rendre plus fort
et c'est le vice affreux de l'ivrognerie. Ce vice attaque aussi les
missionnaires, beaucoup plus souvent que la luxure. Ceci dit à la louange de
nos pères dans la foi.
La
politique religieuse du Vatican correspondait à la naissance de nouvelles
nations en Afrique et en Asie. Ces nations, jalouses de leur indépendance à
peine acquise-et souvent au prix de leur sang-voyaient d'un œil peu
bienveillant leurs compatriotes soumis à des étrangers, souvent appartenant aux
nations de leurs anciens maîtres. Des nations, comme la Birmanie, fermaient
leurs frontières aux nouveaux missionnaires blancs. L'établissement de
l'épiscopat indigène était indispensable, mais pour devenir un évêque capable,
blanc, jaune ou noir, le St-Esprit n'intervient plus comme du temps des Apôtres
qui ne connaissant que l'araméen pouvaient se faire comprendre, après la
Pentecôte, des étrangers présents à Jérusalem. Pierre, un pêcheur illettré,
discourait comme un Rabbi et citait les Saintes Ecritures comme le plus disert
scribe. C'était l'époque héroïque. Pour faire choc et ouvrir une brèche dans le
mur du judaïsme et du paganisme, il fallait arguments de choc, il fallait des
miracles, des miracles comme l'avait prédit Jésus, plus étonnants que ceux
perpétrés par le Maître.
Notre
époque n'est plus pareille. L'Eglise forme ses futurs évêques dans les
universités catholiques à Rome, en France, aux Etats-Unis et ailleurs, comme la
fameuse Salamanque en Espagne. Après une aimée d'épiscopat, j'envoyais deux
jeunes prêtres de notre vicariat, les Pères Quang et Thiên, en Europe faire
leurs études secondaires et universitaires.
Moi-même,
ancien étudiant des Universités romaines et françaises, je suis arrivé à ce
principe : ne pas envoyer des jeunes séminaristes en Europe, mais de jeunes
prêtres doués d'intelligence, de bon jugement, de conduite sérieuse, ayant été
initié quelques années à l'apostolat même. Un tout jeune séminariste catapulté
dans le monde européen ou américain, matériellement si différent du Tiers-Monde
auquel appartenait le Vietnam de mon temps, surtout pour ce qui concernait la
civilisation matérielle; le luxe, l'aisance, le confort dans lesquels sera
plongé l'Asiatique ou l'Africain en feront un désaxé, s'il rentre : (ou ne
voudra plus rentrer, comme l'ont fait pas mal d'asiatiques et d'africains se
cramponnant à l'Etranger pour ne pas manquer de ce confort occidental et
n'avoir pas à se réadapter à la nourriture frugale, au climat tropical, à la
bicyclette et à la paillote.)
Ce
pauvre prêtre, refusant de rentrer au pays, rend inutiles les efforts du
Saint-Siège et les espoirs de ses compatriotes. Certes, il ne faut pas jeter la
pierre sur ces défections, mais il faut prendre des mesures pour minimiser les
pertes. Je crois que la Sainte Congrégation de la Propagande, en fni de compte,
a dû convenir de la suppression à Rome d'un séminaire pour séminaristes des
pays de mission et de l'ouverture d'un Collège pour les jeunes prêtres des
Missions qui préparaient leurs doctorats en fréquentant les diverses Facultés
romaines. Ce principe s'est concrétisé en l'ouverture du Collège St-Pierre sur
le Janicule qui a donné, déjà, un bon nombre d'évêques aux pays de mission. Mon
neveu, l'archevêque-coadjuteur de Saigon, Mgr F.X. Nguyên-vân-thuAn, sorti de
ce collège, est, actuellement, témoin du Christ dans les geôles communistes.
Les
deux prêtres, envoyés par moi-même en Europe, sont actuellement évêques à Mytho
(Mgr Joseph Thiên) et à Cantho (Mgr Quang). Car j'avais dû bâtir un petit séminaire,
celui de la mission-mère à Saïgon ne pouvant plus recevoir tous mes petits
séminaristes. Mais comment bâtir en ce moment-là ? Nous étions plongés dans la
Deuxième Guerre Mondiale. Il n'y avait plus de moyens de recevoir des
marchandises de France ou d'ailleurs, la flotte japonaise bloquant les mers
chaudes. Or, la France, notre protectrice, n'avait pas introduit l'industrie en
Indochine. Nous étions seulement producteurs de matières premières. Par
exemple, l'exportateur français envoyait dans sa mère-patrie le caoutchouc des
plantations de hévéas en Cochinchine. Cette gomme, travaillée en France, par
exemple chez Michelin, nous était retournée comme pneus pour les autos
(fabriquées en France) ou pour les bicyclettes, comme celle que j'avais acquise
de la Manufacture de St-Etienne. Nous n'avions pas même une fabrique de clous.
Notre calcaire servait pour faire nos routes, mais aucune usine ne le
transformait en ciment. Nous avions du bois en quantité, mais pas de scieries.
Tout ce bois devait être débité par des scieurs avec leurs longues scies, à la
force de leurs bras.
Mais,
de toute façon, il fallait un toit pour mes séminaristes, presque 200 inscrits.
Je n'avais jamais bâti quoi que ce soit... Mais j'avais la chance d'avoir un
vietnamien, père de trois prêtres et d'une religieuse, qui avait aidé son
curé-celui de Vinhlong-à diverses constructions. Son curé, le Père Bang de
Bêxtre, qui m'avait prêté son chauffeur comme moniteur de mon cuisinier, me
l'indiqua.
Je
me jetai sur l'occasion, le fit venir. Après avoir convenu de son salaire, je
me mis à la recherche d'un terrain. La chance me fit découvrir un grand
terrain, à proximité de mon évêché, un peu marécageux, mais facile à combler
avec les détritus de la ville de Vinhlong. Comme parmi ces détritus se
trouvaient des semences de divers arbres fruitiers ou de cucurbitacées, mon
séminaire eut un beau jardin où les légumes poussaient drus. Je donnai un
pourboire aux charretiers que la ville engageait pour enlever les ordures
ménagères. Les charretiers, au lieu de devoir sortir de la ville pour les
épandre, s'en débarrassaient dans l'enclos du séminaire. Car, la première chose
à faire fut la construction d'un enclos fait de briques (il y avait une
fabrique à Vinhlong), avec du mortier composé de la chaux indigène, tirée des
coquillages de mer qui sont à profusion en Cochinchine, et du bon sable pour
éviter le chapardage. Des hangars en paillote abritaient les ouvriers,
logeaient mon contremaître et emmagasinaient le bois pour les charpentiers
parce qu'il fallait faire tous les meubles en bois : pupitres, bureaux, lits,
planchers pour l'étage, toutes les charpentes, etc. Toutes les matinées,
j'étais sur le chantier. J'y revenais le soir. Cela me distrayait de mes
travaux intellectuels et des soucis lancinants d'un évêque encore en
apprentissage et qui se trouvait devant des problèmes paraissant insolubles,
par exemple : faire des clous. Avant la guerre, tout cela venait de France,
vendu aux Vietnamiens par les "oncles", nom donné par les Vietnamiens
aux Chinois qui se trouvent partout où il y a un marché. Doté d'une concubine
vietnamienne, car, en principe, le chinois, généralement un Cantonais, laissait
sa femme principale en Chine. En épousant (ou plutôt, en achetant) une Vietnamienne
comme épouse, comme mère d'une ribambelle de métis, le chinois très pratique
trouve une compagne de lit, une bonne cuisinière, une aide-vendeuse et une
interprète s'il ne sait que baragouiner le vietnamien. Or, tous les stocks de
métaux ou de ferronnerie étaient épuisés. Quelqu'un avança l'idée d'aller vers
le rivage de la mer y ramasser les fils de fer que les pêcheurs emploient pour
attacher leurs filets et qu'ils abandonnent après un long usage. Mes chrétiens
m'envoyèrent alors ces bouts de fil et on les coupait et les limait pour en
faire des pointes.
La
construction du petit Séminaire achevée, je fis venir des Soeurs Amantes de la
Croix de Caimon (Caimon, nom de la Chrétienté (paroisse) où se trouve le
couvent de ces Soeurs). Elles devaient gérer la cuisine du séminaire.
Chez
nous, il n'y a pas de problème pour remplir le petit Séminaire, car les
chrétiens vietnamiens ont une profonde vénération pour le sacerdoce, ils aiment
à offrir un ou deux, même trois garçons pour le Séminaire. Ils paient ce qu'ils
peuvent pour l'entretien de leurs enfants. Nous les acceptons, car, même s'ils
n'atteindront pas le but suprême : le sacerdoce, ils auront obtenu une discrète
instruction secondaire-latin-français-et pourront, dans leur paroisse, être un
aide précieux pour leur curé comme chef de l'Action catholique ou entrer dans
l'administration civile et, là aussi, un catholique instruit pourrait faire
l'apôtre de son milieu, aider le clergé quand il a affaire avec le
Gouvernement. Donc, l'Eglise a tout à gagner en ouvrant largement les portes du
Séminaire.
Les
communistes en sont persuadés. C'est pourquoi ils fixent un numerus clausus
pour l'entrée au Séminaire : pas plus de deux sujets par an, sujets dont ils
sont sûrs d'être, au moins, pas encore contraires à leurs dogmes marxistes.
Avec ce système, ils croient pouvoir asphyxier petit à petit le Catholicisme,
mais nos Ancêtres, pendant plus de 200 ans, ont été privés de prêtres et le
Catholicisme vietnamien a réussi à survivre et à s'étendre.
Au
Tonkin, où depuis plus de 10 ans, ils ont appliqué cette méthode contre la
formation des candidats au Sacerdoce, la Religion a survécu. Ces brimades ne
font qu'augmenter l'hostilité de tous envers le système marxiste : chez les
païens, à cause de toutes sortes de privations alimentaires et vestimentaires,
à cause du bourrage de crâne, tous les soirs après une journée exténuante de
travaux payée chichement, juste pour ne pas mourir de faim. La seule classe qui
vit bien est celle des petits et grands dirigeants.
Faute
de prêtres, nos catholiques, là où il n'existe plus de curés se mettent en
marche dès le soir du samedi et font des kilomètres, à pied (ou en vélo pour
ceux qui en possèdent) vers une paroisse où il y a une messe dominicale. Cet
exode est une façon de prêcher la Religion, le long du parcours, aux païens.
De
mon Petit-Séminaire de Vinhlong est sorti un jeune évêque, auxiliaire de l’Evêque
de Vinhlong mon deuxième successeur, Mgr originaire
d'une paroisse évangélisée il y a plus de 100 ans par des fils de Saint
François d'Assise, celle de Cainhum, la plus ancienne paroisse de mon diocèse
et, peut-être, une parmi les plus anciennes chrétientés de la Cochinchine. Son
église possède une Ste Vierge costumée à la manière espagnole, c'est-à-dire que
la statue change d'habit selon les fêtes.
Cainhum
possède un couvent d'Amantes de la Croix, le deuxième du diocèse avec celui de
Caimo, déjà nommé. L'auxiliaire actuel de l'Evêque de Vinhlong a deux tantes,
soeurs de son père, religieuses de ce couvent.
Ici,
j'ouvre une digression sur mon séjour à Cainhum. C'était après l'invasion des
troupes japonaises en Indochine, suite à la Deuxième Guerre mondiale puis à
l'insurrection communiste qui eut lieu quand les troupes du Japon durent se
rendre aux Chinois de tchang-Kai-Chek (plus tard réfugié à Formose).
J'avais
dû quitter mon siège de Vinhlong et me réfugier à Cainhum, car si j'étais resté
à Vinhlong occupé par les troupes françaises, il m'aurait été impossible de
visiter les autres paroisses de mon diocèse. Les Français n'occupaient que les
villes situées sur les bords du Mêking : Vinhlong-Benite, tandis que
l'arrière-pays était contrôlé par les communistes.
A
ce moment, le grand séminaire de Saïgon s'est replié aussi sur Cainhum et
occupait le couvent des religieux catéchistes. Moi, je pris logement à la cure
de Cainhum, cure vide, car le curé s'était réfugié ailleurs et son vicaire
s'était, aussi, échappé ailleurs. Les deux professeurs du grand Séminaire
n'osaient pas sortir de leur logement. A la cure, je faisais le catéchisme aux
enfants, l'instruction religieuse au couvent des nonnes et visitais les malades
en leur portant la communion. La Messe était dite avant six heures du matin,
quand règne encore l'obscurité. L'église était, déjà, à moitié remplie de
fidèles et je m'étonnais de ce qu'elle n'était pas fréquentée davantage, car au
Vietnam, quand régnait la paix, la Messe, les jours de semaine, était aussi
fréquentée que celle du dimanche.
En
voici la réponse : la pénurie d'étoffe (le coton). Chaque famille ne possédait
pas assez de pantalons et d'habits pour tout le monde. Donc chacun allait à la
Messe à son tour, avec le pantalon commun.
Il
m'est arrivé, à cause de cette pénurie de pantalons, une drôle d'histoire. Une
vieille chrétienne m'envoyait chercher par son petit-fils parce qu'elle était
malade. Allant chez elle, je lui manifestais mon étonnement de ce que c'était
la première fois depuis un mois que je faisais le curé. Or, elle n'était au lit
que depuis à peine une dizaine de jours. Voici sa réponse : "Je n'avais
pas de pantalon à moi. Le pantalon commun servait pour mes fils et mes
petits-enfants". Je me suis dit : Tu es Martin, car ton patron de
confirmation est St-Martin qui a donné la moitié de son manteau à un mendiant
grelottant de froid. Fais donc un sacrifice, donne à la grand-mère ton deuxième
pantalon, car tu en as deux.
La
vieille guérit vite et je la vis à la messe du matin, fière d'être dans le
pantalon ex-épiscopal. Mais, après quelques jours, la mémère disparut de la
circulation. Au catéchisme, je m'enquête auprès des mioches sur l'absence de la
grand-mère. Serait-elle de nouveau malade et au lit ? Son petit-fils, dans sa
candeur : "Ma grand-mère a perdu son pantalon au jeu...". Car il faut
avouer que les Vietnamiens sont de grands joueurs, pour occuper leurs loisirs,
car, alors, ils n'avaient pas beaucoup de distractions. Quoi faire ? je n'ai
plus qu'un pantalon... Alors le St-Esprit (je crois que c'est lui) me donna une
fameuse inspiration : à l'église, dans la sacristie, il y a de l'étoffe,
suffisamment pour donner des culottes courtes aux chrétiens et un peu plus
longues aux chrétiennes de Cainhum!
Je
demandais aux religieuses d'enlever la doublure des chasubles et des chapes (on
remédiera à cela quand la France nous enverra des étoffes). On consacrera tous
les drapeaux français (cachés à cause des communistes) à cette charité. Jésus
n'a-t-il pas dit : "j'étais nu et vous m'avez habillé" ? "Mais,
Monseigneur, ces drapeaux, ces doublures sont de différentes couleurs or, nous
vietnamiens, nos pantalons sont de couleur noire pour les femmes et blanche
pour les hommes". Je leur répliquais : "Tant pis, à la guerre comme à
la guerre! Vous, soeurs, voudriez-vous sacrifier votre voile noir pour en
confectionner des pantalons aux femmes et le voile blanc de vos novices pour
les pantalons des mâles?".
Ce
jugement, digne d'un Salomon, fut approuvé par toute la paroisse. Le drapeau
français avec sa partie rouge fit le bonheur des petits garçons dans leurs
pimpantes culottes rouges. La partie bleue servit pour les petites filles, le
blanc pour les homines et les doublures noires pour les femmes. S'il en
manquait, on colorait les parties restantes avec une teinture noire et tout le
monde était content et la Messe du matin fréquentée par tout le monde.
Pendant
mon séjour à Cainhum, j'ai fait une ordination, car j'avais un diacre appelé
Quyên dont on avait remis l'ordination sacerdotale aux calendes, le soupçonnant
d'être lépreux. Originaire de Saïgon, il est venu à moi comme le "Refugium
peccatorum". C'était un brave type, un peu nerveux, mais de bonne conduite
et comme j'avais besoin de prêtre, je l'ai fait examiner par des médecins
vietnamiens qui pratiquaient la médecine ancestrale : décoction de diverses
plantes. Ils m'ont assuré que le diacre Quyên ne présentait aucun signe de la
lèpre. Je lui fis commencer une semaine de retraite et le dimanche qui suivit,
à la Messe solennelle, Cainhum vit une ordination... avec un évêque ayant un
roseau couvert de papier d'argent comme crosse et mitre de papier en tête. Ce
prêtre, ordonné sous le régime communiste, vit encore et se porte bien.
Je
lui donnais, quelques jours après la prêtrise, un ministère un peu
exceptionnel, celui d'assister au dernier moment d'un type condamné à être
fusillé par une troupe française qui faisait un raid à Cainhum et qui l'avait
arrêté, lui connu pour avoir dénoncé des Vietnamiens francophiles et, de ce chef,
tués les communistes. Le pauvre néoprêtre ne put refuser ce ministère. Il
confessa le condamné (un ex religieux!), lui donna le viatique, mais ferma les
yeux quand il entendit le chef du peloton crier : "Attention et
feu!". C'était, pour lui aussi, un début de ministère. De Cainhum, je
rayonnais dans tous les coins de mon diocèse, non pas par vaux et par monts,
mais partout en barque, où l'on mange, où l'on dort, où les chrétiens rament
jour et nuit par équipes sur ce réseau de rivières, filles du grand Mékong, qui
sillonnent tout mon diocèse. Mes prêtres me recevaient au débarcadère. Mais
cette absence de Vinhlong fit mauvaise impression auprès des Soeurs françaises
qui me taxèrent de communiste...
Quand
la France réussit à pacifier la Cochinchine, en forçant les communistes à
rentrer dans leurs repaires-ils n'avaient que des sabres et des bambous pointus
en guise de piques et très peu de fusils-je rentrais à Vinhlong. Les pauvres
soeurs ne voulurent pas aller à l'évêché me saluer. Mais, petit à petit, voyant
que je ne leur gardais pas rancune et, surtout, constatant que ma façon d'agir
avait sauvé la vie de leurs consoeurs qui travaillaient dans les campagnes
tandis qu'elles-mêmes (une minorité) vivaient tranquillement à Vinhlong et à
Bentre, car les communistes respectaient leurs consoeurs appartenant à mon
diocèse tandis que celles dépendant du diocèse de Saïgon, dirigé par un évêque
français, étaient reléguées, par les communistes, dans les forêts, souffrant
mille morts à cause de la pénurie des vivres, des habitations, sans prêtre ni
consolations...
En
passant, j'ai parlé des Soeurs Amantes de la Croix, du couvent de Caimon, plus
de 200 soeurs; celui de Cainhum une centaine. D'où venaient ces soeurs ? Depuis
les premières conversions au christianisme faites par les missionnaires
jésuites, un bon nombre de femmes, non seulement de condition ordinaire, mais
quelques dames de la Cour impériale, se consacraient au Seigneur. Cette
consacration était déjà pratiquée par les bonzesses. Quand apparurent les premiers
vicaires apostoliques au Vietnam, dont Mgr de Lamothe-Lambert, du Séminaire des
Missions Etrangères de Paris, celui-ci rassembla ces vierges en communauté et
leur donna un règlement de vie. Mais, peut-être, sous-estimant la valeur de ces
néophytes, il ne leur permit pas d'émettre les trois voeux de religion :
pauvreté, chasteté et obéissance, quoique pratiquement, ces âmes pratiquaient
la pauvreté matériellement plus rigoureuse que les moniales des vieilles
chrétientés, la chasteté et l'obéissance envers leurs supérieures, ayant même
un temps de noviciat.
Cette
manière de vie dura trois siècles et ne cessa que peu avant le Vatican II. J'ai
eu le privilège d'introduire ces vœux aux Amantes de la Croix de mon
archidiocèse de Hué, après un sérieux noviciat sous la direction des Mères
Augustines de Dalat. Certes, si elles restaient sans voeux, l'évêque pourrait
leur confier toutes sortes de besognes, mais elles n'étaient strictement pas
les épouses du Christ.
Le
terrain acquis pour le Petit-Séminaire était suffisamment spacieux pour bâtir
un hôpital à un étage et une maison pour le médecin. Ce médecin s'appelait le
Docteur Lesage. Il avait servi dans les troupes françaises envoyées pour
rétablir la domination française renversée par les Japonais. Lesage n'était pas
catholique pratiquant, mais était très charitable. Au lieu de rentrer en
France, il préféra rester au Vietnam où un médecin était une Providence pour
les habitants. A Vinhlong, nous n'avions qu'une infirmerie. Lesage m'a
contacté, j'étais très content de l'avoir. De là venait la construction de
l'hôpital et de la maisonnette du docteur. Lesage ne faisait payer que ceux qui
le pouvaient; pour les indigents, il les soignait gratis. Il se plaisait si
bien au Vietnam, qu'il se fit naturaliser vietnamien. Pauvre docteur, il
n'avait pas prévu le triomphe du communisme ni son arrestation et son envoi
dans les camps de rééducation... Etant vietnamien, la France ne put le
reconnaître comme sien et le libérer des griffes marxistes...
Quand
le séminaire St-Sulpice de Hanoï dût évacuer le Tonkin, tombé sous le joug
communiste, pour se rendre avec plus de 50 grands séminaristes en Cochinchine,
voyant leur embarras pour loger et continuer les cours, je leur offris cet
hôpital comme séminaire provisoire me souvenant que j'avais été l'hôte de
St-Sulpice à Paris quand je préparais ma licence à l'Institut Catholique et
logeais à la Maison des prêtres, rue Cassette. Les Pères sulpiciens étaient
très prudents. Quand ils purent aller, avec leurs séminaristes, à Saïgon où ils
trouvèrent une installation, nos relations furent interrompues, car ils
pensaient que des relations avec le frère du Président de la République
seraient mal vues par les autorités du Vatican, sous Paul VI qui, berné par le
franc-maçon Cabot-Lodge, était persuadé que notre famille persécutait les
bonzes bouddhistes. Etrange erreur, car les bouddhistes vietnamiens ont
déclaré, publiquement, que jamais un gouvernement n'avait subventionné leurs
oeuvres comme le gouvernement Ngô-dinh-Diem. Le même franc-maçon n'était pas
étranger à l'assassinat de mes trois frères : Diêm, Nhu et Cân.
Comme
les élèves du Petit Séminaire allaient achever leurs huit années d'études
secondaires : latine, française et vietnamienne, j'ai dû bâtir un grand
séminaire pour Vinhlong. La providence m'aida. Je trouvais un terrain, qui
était alors une rizière de plus de 3 hectares, aux portes de Vinhlong, sur la
route principale qui conduit vers le bac de My-Thnân. Ce bac mène à l'autre
rive où passe la grande route vers Mytho et Saïgon.
La
première chose à faire était de combler le terrain sur une surface suffisante
pour supporter des bâtiments en dur du grand séminaire. Pour cela, il fallait
délimiter le périmètre des constructions, puis creuser des étangs sur une autre
partie du terrain acheté, la terre de ces excavations servant de remblais et
les étangs, ainsi créés servant de viviers pour l'élevage des poissons, ceux-ci
nourris par les restes de la table des séminaristes et, surtout (j'ai quelque
honte à le dire!) par les déchets humains dont ils sont très friands. Sur ces
étangs furent donc construits les W.C. du séminaire...
Cet
élevage est chose commune en Cochinchine. Du Cambodge arrivent des jonques
contenant dans leurs flancs des alevins, si petits qu'il faut des filets comme
des moustiquaires, aux interstices minuscules, pour attraper ces petits
poissons. On achète le contenu de quelques jonques, on déverse dans les étangs
ces alevins qui grandissent très vite; après deux ans, ils pèsent plusieurs
kilos, surtout lorsqu'ils sont nourris avec les déchets humains. Avant de les
vendre, on les fait jeûner pendant un mois et leur chair est excellente. Dans
les écoles des paroisses, il y a toujours un étang à poissons et la vente de
ces poissons aide à payer les enseignants. Du reste, pourquoi se scandaliser :
nos plantes, nos salades vivent de déchets animaux, c'est-à-dire du fumier. Or,
chez nous, on n'avait pas d'argent pour acquérir des engrais synthétiques et
chimiques qui, souvent, produisent des légumes et des fruits sans saveur. L'Ecriture
Sainte nous dit, le jour des Cendres : "Rappelle-toi, ô Homme, que tu es
poussière et, en poussière, tu retourneras."
Ce
séminaire aura un destin assez flatteur, car de grand séminaire de Vinhlong, il
deviendra séminaire régional pour le Centre Cochinchine et, enfin,
réquisitionné par les communistes.
Racontant
ma "sécession" à Cainhum, j'ai dit que le grand séminaire de Saïgon
s'est replié là pour échapper à l'étau des communistes qui harcelaient la
capitale du Sud. Les bâtiments qui abritèrent alors ce séminaire appartiennent
à la communauté des Catéchistes, religieux ayant les trois voeux. Le fondateur
de ce couvent, dont les membres servaient le diocèse de Saïgon et celui de
Vinhlong, était un saint homme, le Père Boismery, des Missions Etrangères de
Paris. Quand je l'ai rencontré, il était perclus de rhumatismes et ne voyait
presque plus. Il allait bientôt mourir. Après lui, un vieux Père vietnamien
devint supérieur du couvent, sans autre aptitude que celle de pouvoir célébrer
la Messe tous les jours pour les novices, leur donner des instructions, car une
fois profès, ces religieux vont partout où on les appelle pour catéchiser les
néophytes. Or, ce père supérieur ne connaissait pas les caractéristiques de la
vie monacale. Ainsi, par exemple, pour le voeu de pauvreté, les religieux, là
où ils travaillent souvent, ont besoin de permissions pour acquérir certaines
choses d'où exemptions contre la pauvreté. Ils devaient alors écrire au P.
Supérieur, exposer les raisons pour lesquelles ils demandaient une dispense.
Or, le service de la poste qui existe dans les villes était inexistant dans les
campagnes et il fallait recourir aux occasions : des voyageurs se rendant à
Cainhum, un très petit bourg. Le P. Supérieur imagina alors cette solution :
les religieux qui rentraient à la maison-mère pendant le mois de Vacances
d'été, recevraient, avant de repartir en mission, du P. Supérieur un lot, par
exemple, une vingtaine de dispenses sur la pauvreté. Ainsi, quand, dans le
cours de l'année, ce lot serait épuisé, le religieux demandera un autre lot.
Mais
former des religieux, sans vivre leur vie, sans connaître les caractéristiques
de la vie religieuse, était une gageure. Il fallait y remédier. Il fallait que
ces religieux puissent diriger leurs novices, il fallait qu’un ou deux de ces
religieux puissent être ordonnés prêtres pour assurer la Messe et confesser
leurs confrères. Je me mis à l'œuvre. J'en choisis trois que la communauté, par
vote secret, estimait les plus doués pour remplir le rôle de supérieur. Moi-même
me fis leur professeur en théologie et ainsi j'ai pu ordonner le premier prêtre
sorti de la communauté des Frères de Cainhum. Plus tard, de jeunes religieux
ont été envoyés en France faire des études littéraires, scientifiques,
philosophiques et théologiques pour assurer la survivance de cette Congrégation
si nécessaire et si méritante. Le Saint-Siège a approuvé ma manière de faire.
Après
avoir remédié aux déficiences dont le nouveau diocèse de Vinhlong me semblait
souffrir, je portais mes regards vers le côté matériel. Oui, nous possédions
des rizières, surtout dans l'Ile de Cô-chien et dans le delta de la province de
Bentre. Certaines paroisses étaient nanties de bonnes rizières, mais la plupart
ne possédaient rien.
Or, il me paraissait devoir résoudre ce problème : que chaque paroisse soit
"self-suffisant" pour ses besoins normaux, que le curé n'ait pas à
recourir à l'évêque ou à aller mendier chez les chrétiens pour avoir de quoi
payer les Soeurs dans les écoles. L'évêque ou la charité publique ne doivent
intervenir que dans les cas extraordinaires par exemple : ouverture d'une
nouvelle chrétienté, construction d'une école détruite par un typhon ou un
incendie. Ce faisant, on n'oblige pas le prêtre à se faire mendiant.
Dans
nos régions, il n'y a guère d'autres ressources régulières que le rendement des
rizières. Donc, doter de rizières les paroisses pauvres. Où prendre l'argent
pour en acheter ? Dans l'Ouest cochinchinois, il y a la ressource d'aller
coloniser des étendues inexploitées, mais dans nos vieilles provinces de
Vinhlong„ Bentre, Sadec, il n'existe plus de "no man's land".
Après
avoir longuement réfléchi, je m'aperçus que nous avions une source de revenus :
la dotation annuelle que la S.C. de la propagande attribue aux territoires' des
Missions. Ainsi, mon évêché recevait par an 3 millions de piastres. Que font,
ordinairement, les évêques de cette somme ? Ils la distribuent aux prêtres qui
en ont besoin, sans compter ceux de l'évêché même, comme les séminaires ou
bâtir sa cathédrale.
Partie 3
Partie 3
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