vendredi 27 mai 2016

Autobiographie de Mgr Pierre Martin Ngô-Dinh Thuc, archevêque de Huê - 2/4

Partie 1

Dans sa cage, pendant plus d'un mois, il reçut la Sainte Communion tous les jours, assisté par un rédemptoriste vietnamien, filleul de mon frère Diêm. Il mourut, courageusement, le Rosaire dans une main et de l'autre main indiquant son coeur aux soldats du peloton d'exécution en criant : "Visez ici! Vive le Vietnam!". S'il a vécu chrétien peu fervent, il mourut en vrai catholique et vietnamien sans peur.

Notre frère cadet Luyên est celui qui eut une éducation soignée et complète, grâce au dévouement de mes frères Khi et Diêm. Après les études primaires chez les frères à Hué, il fut envoyé en France à 12 ans. Il entra en 6e au collège de Juilly, chez les PP. Oratoriens. Luyên était très intelligent, toujours le premier de sa classe. De la 6e, il sauta en 4e puis en 2e. Il obtint son baccalauréat et réussit à entrer à l'Ecole Centrale des Ingénieurs à Paris et en sortit ingénieur. Il rentra au Vietnam, fut directeur du cadastre, d'abord au Vietnam puis au Cambodge qui était, alors, sous protectorat français.

Quand mon frère Diêm fut nommé Gouverneur du Sud-Vietnam, Luyên conduisit la Délégation vietnamienne du Sud à Genève, en Suisse, pour discuter sur la destinée du Vietnam. Le Vietnam du Sud, isolé, ne put éviter la séparation d'avec le N'ord-Vietnam qui, outre le Tonkin, engloba les provinces du Centre jusqu'à la rivière de Gua-Tung.

Le Vietnam du Sud, dirigé par luyên, refusa de souscrire aux accords de Genève, mais ne put faire autrement que de subir cet échec. Diêm mit toute son énergie à préparer la revanche par la formation d'une armée forte, une administration modèle, l'union du Vietnam du Sud, en balayant toutes les armées privées, car, quand Diêm, obtempérant aux instances de l'Empereur Baodai, remis sur le trône par la France, s'installa à Saïgon, cette ville nouvelle capitale avec ses environs immédiats, était le fief de bay Viên, un bandit. La province de Tâyninh était le fief des Caodaïstes, celle de Soetrang le fief des Hoahaô.

Mon frère Diêm confirma Luyên dans son rôle d'ambassadeur, rôle à lui confié par Bao-dai, avec résidence à Londres, tout en représentant son pays en Belgique, Hollande, Autriche et Tunisie. Les relations entre Bao-dai et Luyên avaient commencé quand tous les deux étaient en France, mon frère collégien à Juilly et Bao-dai, prince héritier, habitant Paris, chez Monsieur Charles, ancien Résident Supérieur de l'Annam, sous le règne de Khâi-dinh. Celui-ci avait confié le prince héritier à M. Charles pour s'occuper de son éducation. J'étais, alors, à Paris, à l'Institut Catholique pour préparer une licence d'enseignement et, les dimanches, conduisais Luyên passer ce jour de congé avec le prince héritier qui s'appelait, alors, Vinh-Thay, dont le nom de règne fut, plus tard, Bao-Dai. Les deux garçons jouaient ensemble aux billes et aux autres jeux.

Ces relations permirent à Luyên d'indiquer à Bao-dai le choix de mon frère Diêm à la tache de s'opposer à l'absorption du Sud-Vietnam par le Nord communiste gouverné par Ho-chi-minh.

Grâce à son rôle diplomatique en Europe, Luyên échappa au sort de mes trois frères restés au Vietnam et assassinés par les généraux félons payés par la CIA américaine, tandis que moi-même, retenu à Rome comme membre du concile de Vatican II, eus aussi la vie sauve quoique j'eusse fait tout mon possible, auprès du Gouvernement du Sud et auprès de S.S. Paul VI pour pouvoir retourner à Hué, vivre ou mourir avec mes ouailles étant leur Pasteur comme Archevêque.

Luyên est, aujourd'hui, à la tête d'une famille de douze enfants. Le 13e, une fille, mourut dans un accident d'auto en 1976. Les aînés sont mariés ou bien gagnent leur vie à part. Il ne reste à Luyên que les derniers, deux garçons et deux jeunes filles. Luyên, vieilli et d'une santé fragile, reste toujours fidèle à notre Sainte Religion et communie tous les dimanches. Il a une bonne mémoire et j'essaie de le convaincre d'écrire ses Mémoires politiques, car il connaît, parfaitement, le sujet tandis que moi-même m'occupais, exclusivement, de mes devoirs d'évêque.

Après ces quelques pages consacrées à mes parents et à mes frères et soeurs, je reviens aux souvenirs de ma pauvre vie, vie comblée des miséricordieuses attentions du Bon Dieu.

J'ai raconté, brièvement, mes études à Rome, à Paris, les débuts de mon ministère sacerdotal à Hué, d'abord professeur chez les Frères vietnamiens (congrégation fondée par mon père spirituel Mgr Joseph Allys, vicaire apostolique dé Hué), sous le supériorat du Père Hô-ngoc-Cân, plus tard premier évêque de Bnû-chu, au Tonkin. Devenu professeur au Grand Séminaire de Hué, directeur officiel du Collège secondaire de la Providence de Hué, je fus ensuite nommé Vicaire apostolique à Vinhlong. Ce Vicariat contenait les provinces de Vinhlong, de Bentri et une petite partie de Sadec-territoire détaché du vicariat apostolique de Saîgon-qu'on appelait, autrefois, Vicariat de la Cochinchine occidentale, tandis que le Vicariat apostolique de Quinhon se dénommait Vicariat apostolique Oriental et celui de Hué, Vicariat apostolique Septentrional.

Mon Vicariat possédait, en 1938, date de ma possession, une soixantaine de prêtres et moins de 100.000 catholiques sur plus d'un million d'habitants. Pays de beaux jardins et surtout de bonnes rizières. Nos prêtres de Cochinchine sont de caractère affable et simple; ils ne sont pas cérémonieux et compliqués comme ceux du Tonkin parce que les Cochinchinois étaient de la race des colons envoyés pour coloniser le Sud-Vietnam arraché aux Cambodgiens et aux Chams, tandis que les Vietnamiens du Centre (dont je suis) sont des gens sérieux, durs au travail, car le centre n'est pas fertile comme le Sud : pays pauvre, race courageuse et réfléchie.

C'était le Centre qui fournit les gouvernants du Vietnam et, aussi, les révolutionnaires, tel Ho-chi-minh.

Cela s'est vérifié aussi du point de vue ecclésiastique. Parmi les quatre premiers évêques vietnamiens, trois étaient du Centre : Mgr Dominique Hô-ngoc-Can, Mgr Lê-hûû-Tû et moi-même. Un seul, le premier était du Sud, Mgr Nguyên-ba-Tong. La Cochinchine, pays très riche, était administrativement, lors de ma promotion comme évêque de Vinhlong, une Colonie française. Les Cochinchinois étaient "sujets français" et bon nombre d'entre eux obtinrent la nationalité française, dont ils étaient fiers, regardant leurs compatriotes du Centre, qui n'étaient que "protégés français" comme citoyens de deuxième degré appelés, par dérision : "bân", c'est-à-dire : peuple des jonques, faisant allusion aux rameurs de jonques qui venaient du Nord et du Centre-Vietnam au Sud pour commercer.

Or, comme premier évêque indigène, le St-Siège a jeté les yeux sur un "ban" fils de jonquier (quoique j'étais fils d'un ministre de l'Empereur et docteur des Universités de Rome). Les français de Cochinchine s'étonnaient aussi de ce choix, et un journal français de Cochinchine prédisait un avenir très triste pour le nouvel évêché, car-confié à un fils de néophytes cet évêché risquait de perdre la Foi qui était l'apanage des Français... Or, je ne connaissais pas cette mentalité des gens du Sud et me trouvais, seul de mon espèce, sans ami, sans connaissance. Peut-être cette ignorance ma sauva-t-elle, car je me conduisis simplement comme un frère parmi d'autres frères. Ne connaissant aucun prêtre en particulier, je les traitais en amis.

Comme je l'ai dit dans les premières pages de "Misericordias", Mgr Dumortier, vicaire apostolique de Saïgon, chargé par le St-Siège de constituer le personnel du nouveau Vicariat apostolique de Vinhlong,a pris chez lui la fleur du clergé cochinchinois et retiré tous ses missionnaires français. J'arrivais à Vinhlong, ville-siège de l'évêché, sans une maison pour l'évêque, sans un prêtre pour me recevoir, car le curé de Vinhlong, un missionnaire, était parti rejoindre la France, en congé.

Tous les prêtres du nouveau Vicariat m'ont reçu à l'église de Vinhlong pour la cérémonie d'obéissance puis nous avons déjeuné ensemble avec Mgr Dumortier et tout le monde partit rejoindre ses chrétiens. Je restais seul, n'ayant personne pour préparer le souper... J'avais encore la grippe, j'avais avec moi mes deux grands frères Khôi et Diêm. Dans le petit presbytère sans curé, il n'y avait qu'un seul lit. J'amenais mes deux frères chez le chef de la paroisse, un gros richard qui s'appelait Nuôi. Riche ne signifie pas toujours charitable; il indiqua à mes frères deux bancs de bois nu. Mes frères, le ventre vide, mais fatigués par le long voyage du Centre-Vietnam jusqu'à l'Ouest de la Cochinchine, se jetèrent sur les bancs tous habillés et furent plongés dans un lourd sommeil.

Rentré au presbytère, je m'étendais sur mon lit, sur une simple natte. C'est ainsi que se passa mon premier contact avec mon siège épiscopal. J'avais 41 ans. J'étais loin de prévoir que Vinhlong deviendrait ma consolation, que son clergé m'aiderait de tout coeur à organiser ce no man's land et que nos rapports seraient très fraternels, enfin que de Vinhlong j'irais travailler, les mains nues et la bourse vide, à la fondation de l'Université de Dalat : miracle de la bonté de Dieu envers les descendants de trois siècles de martyrs.

Mes débuts à Vinhlong étaient très simples : trouver un cuisinier. Ma famille m'envoya de Hué le cuisinier Vinh, très bon cuistot, mais très ami de l'alcool de riz : le chum-chum des troupiers français, puis ma mère fit le sacrifice du petit cuisinier, ancien gardien de chèvres, qu'elle avait formé elle-même.

Il s'appelait An, son père était aussi le cuisinier du Père Stoefler, alsacien successeur de Mgr Allys à la cure de Phûcam. An était bon cuisinier, intelligent, mais d'un caractère grincheux; il me fallait, de temps en temps, lui passer quelques sous pour faire apparaître un petit sourire sur ses lèvres. J'avais aussi un jeune boy, il se nommait Tri et était le neveu de ma mère. Chez nous, servir un curé était considéré comme un honneur, comme un aide et non pas comme un serviteur ou domestique. Tri était doué d'une paresse extraordinaire. Mon oncle, qui était son père, était l'homme le plus patient du monde. Dans sa petite famille, il était brimé par sa femme et peu respecté par ses enfants et il en avait une ribambelle. Excédé par la paresse de Tri, son aîné, la seule solution pour s'en débarrasser était de me le confier. Or, Tri balayait l'évêché une fois la semaine, l'exception à cette règle étaient les visites du Président de la République, mon frère Diêm. Donc, pratiquement, pour que régnat la propreté à l'évêché, je balayais moi-même, chaque jour, la maison. Tri se cloîtrait alors dans sa petite chambre où régnait un désordre indescriptible.

Selon la loi ecclésiastique et les coutumes dans les Missions, quand le Saint-Siège, c'est-à-dire la S.Congrégation de la Propagande, décide la création d'un nouveau vicariat apostolique dont l'administration est confiée à un prêtre autochtone, l'évêque missionnaire abandonne à ce prêtre la partie déjà bien organisée de l'ancien vicariat, donc possédant séminaire, cathédrale et, naturellement, évêché. L'argent liquide en caisse était aussi partagé.

Pour le vicariat de Vinhlong, détaché de celui de Saïgon confié, jadis, aux Missions Etrangères de Paris et gouverné par le Saint Mgr Dumortier, le contraire s'est produit. Mgr Dumortier gardait la partie organisée et me laissait la partie en friche : je n'avais ni cathédrale, ni évêché, ni séminaire. Et comme le Saint-Siège avait commis au même évêque le soin d'organiser les deux vicariats, Mgr Dumortier mit dans son diocèse de Saïgon les prêtres les meilleurs et à Vinhlong ceux de moindre valeur et même quelques-uns à la vertu douteuse.

Pour l'argent, Saïgon qui possédait des plantations de hévéas et des rizières en avait beaucoup. Or, Mgr Dumortier, fidèle à l'adage : la charité commence par soi-même, eût toute une année pour dépenser les fonds du diocèse en faveur des œuvres dans les paroisses dépendant de son futur  évêché. Le résultat fut ceci : il ne restait plus, dans le coffre-fort de la Mission à Saïgon, que 30 000 piastres, reliquat des millions que possédait la Mission-mère avant la séparation en deux missions. Et Mgr Dumortier avança ce principe de division : l'argent doit être partagé d'après la superficie de chaque Mission. Quoique peu au courant de l'étendue exacte des deux missions, j'étais certain que la mission de Saïgon avait une superficie au moins triple de celle de Vinhlong. Fort de cette évidence, je dis à Mgr Dumortier que, d'après son critérium, non seulement je n'aurais un sou de ces 30 000 piastres, mais que je devrais lui remettre encore de l'argent. Or, je n'avais pas un sou dans la poche puisque la mission de Vinhlong commençait sans un sou vaillant. D'après moi, il serait plus équitable de répartir les fonds d'après le nombre de chrétiens. On porta le litige à Rome et Rome décida que mon critérium était juste. J'empochai donc 10 000 piastres. C'est avec ce pécule misérable que la Mission commença sa vie. Mgr Dumortier dut encore acheter pour moi une demeure, une maison à un étage dans un petit jardin comme évêché. A moi de trouver de quoi construire un petit séminaire et, plus tard, un grand séminaire.

Pour le moment, on me permettait d'envoyer nos grands séminaristes à Saïgon.

Comme moyen de locomotion pour faire un tour de ma Mission et prendre contact avec mes prêtres, je n'avais que ma bicyclette, une machine solide, mais lourde venant de la Manufacture des Armes et Cycle de St-Etienne. Mais la mission de Vinhlong comprend deux provinces et le tiers d'une autre. On ne peut la visiter commodément en cycle. Et, avec ma bicyclette, j'avais déjà fait une envolée, devant ma cathédrale provisoire, quand sur mon coursier de fer, j'exécutais un vol et m'aplatis devant le portail de l'église où le curé se tenait, avec ses enfants de choeur, pour me recevoir, le goupillon à la main. Mais cet incident fut providentiel, car cet envol épiscopal fut connu à Saïgon et les anciens élèves des Frères, qui ont un beau collège à Saïgon, se cotisèrent pour m'offrir un vieux tacot, une Citrôen, à moi un ancien élève du Collège Pelerin de Hué.

Où trouver un chauffeur? et avec quoi le payer? où le loger? A ces trois questions, je trouvais une unique solution : lorsque je pars en visite, ce sont les curés qui me donnent à manger et à dormir, donc mon cuisinier n'a plus rien à faire. Pourquoi ne pas en faire mon chauffeur? Le Père provicaire de Vinhlong,le bon Père Dang, un naturalisé français, très débrouillard et très pieux, me prêta son chauffeur pour initier An mon cuisinier aux mystères de l'auto. An obtint son permis de conduire sans examen, les examinateurs l'en dispensant sur l'assurance de l'évêque qui en prenait toute responsabilité future.

An conduisait très bien et était plus fier d'être chauffeur que d'être un maître-coq. Surtout lorsque l'évêque de Vinhlong eût sa Mercédès, sa Versailles, et sa jeep, les deux dernières voitures : cadeau de bienfaiteurs, la Mercédès acquise par moi-même grâce à l'épargne des devises fortes allouées à moi par notre gouvernement pour mes voyages à l'Etranger, surtout pour répondre aux convocations du Saint-Siège pendant le Concile de Vatican II.

Me voici donc pourvu d'une demeure, petite, mais suffisante pour moi, pour mon secrétaire et mes deux domestiques, avec quelques cellules pour les hôtes de passages. Il me fallait, quand même, un curé pour la paroisse de Vinhlong. Je dus écrire à Mgr Dumortier lui demandant un prêtre. Il eut la bonté, ou peut-être la chance, de se débarrasser d'un prêtre douteux, en m'envoyant le Père H. qui, extérieurement ressemblait à St-Louis de Gonzague, mais qui, réellement, était un détraqué sexuel et un voleur de grand chemin Je ne l'ai su que trop tard. Il est mort, paix à son âme.

Je fus obliger de renvoyer à Mgr Dumortier un jeune vicaire jeune vu l'âge, mais vicieux depuis des années. Mgr Dumortier ne pût ne pas l'accepter. Du reste, peu après, ce pauvre garçon jeta sa soutane aux orties. Ce fut mieux ainsi. Il gagna sa vie comme maître d'école grâce à l'enseignement reçu au petit séminaire.

Mgr Dumortier s'attendait à d'autres renvois de ma part, mais comme ces cas, certes malheureux, n'étaient pas de notoriété publique, je me contentais d'admonester les coupables en secret ou de les envoyer faire une retraite. Etant originaire du Centre-Vietnam, où des cas pareils étaient rarissimes, j'étais éberlué en découvrant tant de faiblesses. J'en parlais à Mgr Dumortier. Voici sa réponse : "C'est parce qu'il fait trop chaud en Cochinchine". Peut-être avait-il raison. La chaleur humide continuelle détend toute énergie. Sans recours à une prière continuelle et humble, sans une dévotion authentique à Notre Mère la très Pure, impossible de ne pas tomber. Mais mes fidèles, aimant beaucoup leurs prêtres, fermaient souvent les yeux.

Comme remède à cet état de choses, j'ai commencé de suite à convoquer mes prêtres, chaque mois, chez le doyen du district, pour une retraite spirituelle sérieuse, de 7 heures du matin jusqu'à midi, je faisais le prédicateur. La retraite finissait au déjeuner et, ensuite, j'examinais les cas à résoudre, faisais les recommandations nécessaires, répondais aux questions ou difficultés posées par les confrères. J'appliquais ce programme à chacun des quatre doyennés. Ces visites régulières entretenaient la charité mutuelle, la confiance en l'évêque et la connaissance directe des nouvelles de notre Mission (mission veut dire vicariat apostolique). Ainsi, s'il y avait à intervenir, je pouvais le faire de suite. Mes prêtres commençaient aussi à connaître leur évêque qui, quoique venant du Centre-Vietnam s'adaptait vite à la mentalité du Sud. Je n'ai jamais eu de litige avec mes prêtres, ils avaient confiance en moi, surtout en ma discrétion. L'évêque ne doit jamais montrer de partialité envers n'importe lequel de ses confrères. Les remontrances doivent être faites en secret. Le visage de l'évêque doit être toujours serein, gai avec tous - gaudate cum gaudentibus - flete cum flentibus. J'ai aimé sincèrement tous mes prêtres et je crois qu'ils me rendaient la pareille.

La grande qualité des prêtres de Cochinchine (donc ceux de mon vicariat) était, et encore je l'espère, de ne pas s'occuper des autres. Si vous demandez à l'un d'eux ce qu'il pense d'un confrère Un-tel, il vous répondra : "Monseigneur, je n'en sais rien". Il est sincère en le disant, il ne cherche pas à voir les défauts de ses confrères. Evidemment, il y a des cas de scandale public. Alors, l'évêque n'a pas besoin de les interroger, mais de surveiller, avec charité ses subordonnés.

Quelquefois, je recevais des lettres anonymes. Il ne faut pas y croire de suite, la patience, la longanimité portent fruit. Mais si la dénonciation a un fond, je fais venir le confrère incriminé et, entre quatre yeux, je lui découvre les accusations portées contre lui et je le prie de se défendre, car le prêtre, dans une paroisse, est très jalousé. Après avoir entendu ses dénégations, je lui montre les preuves envoyées à moi par son dénonciateur ou sa dénonciatrice, par exemple une lettre écrite de sa main. Il ne peut donc plus nier le fait. Alors, je lui fais une réprimande en alléguant des raisons spirituelles : offense à Dieu, sacrilège pour messes dites en état de péché mortel, scandale, stérilité du ministère, cela sans montrer de colère, mais une grande compassion. Enfin, lui demander d'indiquer la punition spirituelle qu'il encourt : par exemple une retraite spirituelle d'une semaine ou d'un mois dans un monastère ou un changement de poste. Je n'ai eu qu'à me louer de cette manière de faire.

Le prêtre est si exposé, il est si seul. Si l'amour de Dieu ne règne pas en maître en son coeur, il doit s'attendre à des chutes, car les occasions sont si multiples, les gens ont tant de confiance en leur curé et l'aiment beaucoup. Enfin, il y a la chaleur étouffante qui énerve tout le monde... et le diable qui fait admirablement son métier. C'est presque toujours le sixième commandement et le neuvième qui tentent le prêtre. Rarement le septième, mais cela arrive, le plus souvent pour avoir les moyens de satisfaire des penchants vicieux.

Au Nord, il y a un vice qui tente le prêtre, c'est l'alcool de riz (le chan-chan). On y fait macérer de la cannelle ou d'autres racines pour le rendre plus fort et c'est le vice affreux de l'ivrognerie. Ce vice attaque aussi les missionnaires, beaucoup plus souvent que la luxure. Ceci dit à la louange de nos pères dans la foi.

La politique religieuse du Vatican correspondait à la naissance de nouvelles nations en Afrique et en Asie. Ces nations, jalouses de leur indépendance à peine acquise-et souvent au prix de leur sang-voyaient d'un œil peu bienveillant leurs compatriotes soumis à des étrangers, souvent appartenant aux nations de leurs anciens maîtres. Des nations, comme la Birmanie, fermaient leurs frontières aux nouveaux missionnaires blancs. L'établissement de l'épiscopat indigène était indispensable, mais pour devenir un évêque capable, blanc, jaune ou noir, le St-Esprit n'intervient plus comme du temps des Apôtres qui ne connaissant que l'araméen pouvaient se faire comprendre, après la Pentecôte, des étrangers présents à Jérusalem. Pierre, un pêcheur illettré, discourait comme un Rabbi et citait les Saintes Ecritures comme le plus disert scribe. C'était l'époque héroïque. Pour faire choc et ouvrir une brèche dans le mur du judaïsme et du paganisme, il fallait arguments de choc, il fallait des miracles, des miracles comme l'avait prédit Jésus, plus étonnants que ceux perpétrés par le Maître.

Notre époque n'est plus pareille. L'Eglise forme ses futurs évêques dans les universités catholiques à Rome, en France, aux Etats-Unis et ailleurs, comme la fameuse Salamanque en Espagne. Après une aimée d'épiscopat, j'envoyais deux jeunes prêtres de notre vicariat, les Pères Quang et Thiên, en Europe faire leurs études secondaires et universitaires.

Moi-même, ancien étudiant des Universités romaines et françaises, je suis arrivé à ce principe : ne pas envoyer des jeunes séminaristes en Europe, mais de jeunes prêtres doués d'intelligence, de bon jugement, de conduite sérieuse, ayant été initié quelques années à l'apostolat même. Un tout jeune séminariste catapulté dans le monde européen ou américain, matériellement si différent du Tiers-Monde auquel appartenait le Vietnam de mon temps, surtout pour ce qui concernait la civilisation matérielle; le luxe, l'aisance, le confort dans lesquels sera plongé l'Asiatique ou l'Africain en feront un désaxé, s'il rentre : (ou ne voudra plus rentrer, comme l'ont fait pas mal d'asiatiques et d'africains se cramponnant à l'Etranger pour ne pas manquer de ce confort occidental et n'avoir pas à se réadapter à la nourriture frugale, au climat tropical, à la bicyclette et à la paillote.)

Ce pauvre prêtre, refusant de rentrer au pays, rend inutiles les efforts du Saint-Siège et les espoirs de ses compatriotes. Certes, il ne faut pas jeter la pierre sur ces défections, mais il faut prendre des mesures pour minimiser les pertes. Je crois que la Sainte Congrégation de la Propagande, en fni de compte, a dû convenir de la suppression à Rome d'un séminaire pour séminaristes des pays de mission et de l'ouverture d'un Collège pour les jeunes prêtres des Missions qui préparaient leurs doctorats en fréquentant les diverses Facultés romaines. Ce principe s'est concrétisé en l'ouverture du Collège St-Pierre sur le Janicule qui a donné, déjà, un bon nombre d'évêques aux pays de mission. Mon neveu, l'archevêque-coadjuteur de Saigon, Mgr F.X. Nguyên-vân-thuAn, sorti de ce collège, est, actuellement, témoin du Christ dans les geôles communistes.

Les deux prêtres, envoyés par moi-même en Europe, sont actuellement évêques à Mytho (Mgr Joseph Thiên) et à Cantho (Mgr Quang). Car j'avais dû bâtir un petit séminaire, celui de la mission-mère à Saïgon ne pouvant plus recevoir tous mes petits séminaristes. Mais comment bâtir en ce moment-là ? Nous étions plongés dans la Deuxième Guerre Mondiale. Il n'y avait plus de moyens de recevoir des marchandises de France ou d'ailleurs, la flotte japonaise bloquant les mers chaudes. Or, la France, notre protectrice, n'avait pas introduit l'industrie en Indochine. Nous étions seulement producteurs de matières premières. Par exemple, l'exportateur français envoyait dans sa mère-patrie le caoutchouc des plantations de hévéas en Cochinchine. Cette gomme, travaillée en France, par exemple chez Michelin, nous était retournée comme pneus pour les autos (fabriquées en France) ou pour les bicyclettes, comme celle que j'avais acquise de la Manufacture de St-Etienne. Nous n'avions pas même une fabrique de clous. Notre calcaire servait pour faire nos routes, mais aucune usine ne le transformait en ciment. Nous avions du bois en quantité, mais pas de scieries. Tout ce bois devait être débité par des scieurs avec leurs longues scies, à la force de leurs bras.

Mais, de toute façon, il fallait un toit pour mes séminaristes, presque 200 inscrits. Je n'avais jamais bâti quoi que ce soit... Mais j'avais la chance d'avoir un vietnamien, père de trois prêtres et d'une religieuse, qui avait aidé son curé-celui de Vinhlong-à diverses constructions. Son curé, le Père Bang de Bêxtre, qui m'avait prêté son chauffeur comme moniteur de mon cuisinier, me l'indiqua.

Je me jetai sur l'occasion, le fit venir. Après avoir convenu de son salaire, je me mis à la recherche d'un terrain. La chance me fit découvrir un grand terrain, à proximité de mon évêché, un peu marécageux, mais facile à combler avec les détritus de la ville de Vinhlong. Comme parmi ces détritus se trouvaient des semences de divers arbres fruitiers ou de cucurbitacées, mon séminaire eut un beau jardin où les légumes poussaient drus. Je donnai un pourboire aux charretiers que la ville engageait pour enlever les ordures ménagères. Les charretiers, au lieu de devoir sortir de la ville pour les épandre, s'en débarrassaient dans l'enclos du séminaire. Car, la première chose à faire fut la construction d'un enclos fait de briques (il y avait une fabrique à Vinhlong), avec du mortier composé de la chaux indigène, tirée des coquillages de mer qui sont à profusion en Cochinchine, et du bon sable pour éviter le chapardage. Des hangars en paillote abritaient les ouvriers, logeaient mon contremaître et emmagasinaient le bois pour les charpentiers parce qu'il fallait faire tous les meubles en bois : pupitres, bureaux, lits, planchers pour l'étage, toutes les charpentes, etc. Toutes les matinées, j'étais sur le chantier. J'y revenais le soir. Cela me distrayait de mes travaux intellectuels et des soucis lancinants d'un évêque encore en apprentissage et qui se trouvait devant des problèmes paraissant insolubles, par exemple : faire des clous. Avant la guerre, tout cela venait de France, vendu aux Vietnamiens par les "oncles", nom donné par les Vietnamiens aux Chinois qui se trouvent partout où il y a un marché. Doté d'une concubine vietnamienne, car, en principe, le chinois, généralement un Cantonais, laissait sa femme principale en Chine. En épousant (ou plutôt, en achetant) une Vietnamienne comme épouse, comme mère d'une ribambelle de métis, le chinois très pratique trouve une compagne de lit, une bonne cuisinière, une aide-vendeuse et une interprète s'il ne sait que baragouiner le vietnamien. Or, tous les stocks de métaux ou de ferronnerie étaient épuisés. Quelqu'un avança l'idée d'aller vers le rivage de la mer y ramasser les fils de fer que les pêcheurs emploient pour attacher leurs filets et qu'ils abandonnent après un long usage. Mes chrétiens m'envoyèrent alors ces bouts de fil et on les coupait et les limait pour en faire des pointes.

La construction du petit Séminaire achevée, je fis venir des Soeurs Amantes de la Croix de Caimon (Caimon, nom de la Chrétienté (paroisse) où se trouve le couvent de ces Soeurs). Elles devaient gérer la cuisine du séminaire.

Chez nous, il n'y a pas de problème pour remplir le petit Séminaire, car les chrétiens vietnamiens ont une profonde vénération pour le sacerdoce, ils aiment à offrir un ou deux, même trois garçons pour le Séminaire. Ils paient ce qu'ils peuvent pour l'entretien de leurs enfants. Nous les acceptons, car, même s'ils n'atteindront pas le but suprême : le sacerdoce, ils auront obtenu une discrète instruction secondaire-latin-français-et pourront, dans leur paroisse, être un aide précieux pour leur curé comme chef de l'Action catholique ou entrer dans l'administration civile et, là aussi, un catholique instruit pourrait faire l'apôtre de son milieu, aider le clergé quand il a affaire avec le Gouvernement. Donc, l'Eglise a tout à gagner en ouvrant largement les portes du Séminaire.

Les communistes en sont persuadés. C'est pourquoi ils fixent un numerus clausus pour l'entrée au Séminaire : pas plus de deux sujets par an, sujets dont ils sont sûrs d'être, au moins, pas encore contraires à leurs dogmes marxistes. Avec ce système, ils croient pouvoir asphyxier petit à petit le Catholicisme, mais nos Ancêtres, pendant plus de 200 ans, ont été privés de prêtres et le Catholicisme vietnamien a réussi à survivre et à s'étendre.

Au Tonkin, où depuis plus de 10 ans, ils ont appliqué cette méthode contre la formation des candidats au Sacerdoce, la Religion a survécu. Ces brimades ne font qu'augmenter l'hostilité de tous envers le système marxiste : chez les païens, à cause de toutes sortes de privations alimentaires et vestimentaires, à cause du bourrage de crâne, tous les soirs après une journée exténuante de travaux payée chichement, juste pour ne pas mourir de faim. La seule classe qui vit bien est celle des petits et grands dirigeants.

Faute de prêtres, nos catholiques, là où il n'existe plus de curés se mettent en marche dès le soir du samedi et font des kilomètres, à pied (ou en vélo pour ceux qui en possèdent) vers une paroisse où il y a une messe dominicale. Cet exode est une façon de prêcher la Religion, le long du parcours, aux païens.

De mon Petit-Séminaire de Vinhlong est sorti un jeune évêque, auxiliaire de l’Evêque de Vinhlong mon deuxième successeur, Mgr originaire d'une paroisse évangélisée il y a plus de 100 ans par des fils de Saint François d'Assise, celle de Cainhum, la plus ancienne paroisse de mon diocèse et, peut-être, une parmi les plus anciennes chrétientés de la Cochinchine. Son église possède une Ste Vierge costumée à la manière espagnole, c'est-à-dire que la statue change d'habit selon les fêtes.

Cainhum possède un couvent d'Amantes de la Croix, le deuxième du diocèse avec celui de Caimo, déjà nommé. L'auxiliaire actuel de l'Evêque de Vinhlong a deux tantes, soeurs de son père, religieuses de ce couvent.

Ici, j'ouvre une digression sur mon séjour à Cainhum. C'était après l'invasion des troupes japonaises en Indochine, suite à la Deuxième Guerre mondiale puis à l'insurrection communiste qui eut lieu quand les troupes du Japon durent se rendre aux Chinois de tchang-Kai-Chek (plus tard réfugié à Formose).

J'avais dû quitter mon siège de Vinhlong et me réfugier à Cainhum, car si j'étais resté à Vinhlong occupé par les troupes françaises, il m'aurait été impossible de visiter les autres paroisses de mon diocèse. Les Français n'occupaient que les villes situées sur les bords du Mêking : Vinhlong-Benite, tandis que l'arrière-pays était contrôlé par les communistes.

A ce moment, le grand séminaire de Saïgon s'est replié aussi sur Cainhum et occupait le couvent des religieux catéchistes. Moi, je pris logement à la cure de Cainhum, cure vide, car le curé s'était réfugié ailleurs et son vicaire s'était, aussi, échappé ailleurs. Les deux professeurs du grand Séminaire n'osaient pas sortir de leur logement. A la cure, je faisais le catéchisme aux enfants, l'instruction religieuse au couvent des nonnes et visitais les malades en leur portant la communion. La Messe était dite avant six heures du matin, quand règne encore l'obscurité. L'église était, déjà, à moitié remplie de fidèles et je m'étonnais de ce qu'elle n'était pas fréquentée davantage, car au Vietnam, quand régnait la paix, la Messe, les jours de semaine, était aussi fréquentée que celle du dimanche.

En voici la réponse : la pénurie d'étoffe (le coton). Chaque famille ne possédait pas assez de pantalons et d'habits pour tout le monde. Donc chacun allait à la Messe à son tour, avec le pantalon commun.

Il m'est arrivé, à cause de cette pénurie de pantalons, une drôle d'histoire. Une vieille chrétienne m'envoyait chercher par son petit-fils parce qu'elle était malade. Allant chez elle, je lui manifestais mon étonnement de ce que c'était la première fois depuis un mois que je faisais le curé. Or, elle n'était au lit que depuis à peine une dizaine de jours. Voici sa réponse : "Je n'avais pas de pantalon à moi. Le pantalon commun servait pour mes fils et mes petits-enfants". Je me suis dit : Tu es Martin, car ton patron de confirmation est St-Martin qui a donné la moitié de son manteau à un mendiant grelottant de froid. Fais donc un sacrifice, donne à la grand-mère ton deuxième pantalon, car tu en as deux.

La vieille guérit vite et je la vis à la messe du matin, fière d'être dans le pantalon ex-épiscopal. Mais, après quelques jours, la mémère disparut de la circulation. Au catéchisme, je m'enquête auprès des mioches sur l'absence de la grand-mère. Serait-elle de nouveau malade et au lit ? Son petit-fils, dans sa candeur : "Ma grand-mère a perdu son pantalon au jeu...". Car il faut avouer que les Vietnamiens sont de grands joueurs, pour occuper leurs loisirs, car, alors, ils n'avaient pas beaucoup de distractions. Quoi faire ? je n'ai plus qu'un pantalon... Alors le St-Esprit (je crois que c'est lui) me donna une fameuse inspiration : à l'église, dans la sacristie, il y a de l'étoffe, suffisamment pour donner des culottes courtes aux chrétiens et un peu plus longues aux chrétiennes de Cainhum!

Je demandais aux religieuses d'enlever la doublure des chasubles et des chapes (on remédiera à cela quand la France nous enverra des étoffes). On consacrera tous les drapeaux français (cachés à cause des communistes) à cette charité. Jésus n'a-t-il pas dit : "j'étais nu et vous m'avez habillé" ? "Mais, Monseigneur, ces drapeaux, ces doublures sont de différentes couleurs or, nous vietnamiens, nos pantalons sont de couleur noire pour les femmes et blanche pour les hommes". Je leur répliquais : "Tant pis, à la guerre comme à la guerre! Vous, soeurs, voudriez-vous sacrifier votre voile noir pour en confectionner des pantalons aux femmes et le voile blanc de vos novices pour les pantalons des mâles?".

Ce jugement, digne d'un Salomon, fut approuvé par toute la paroisse. Le drapeau français avec sa partie rouge fit le bonheur des petits garçons dans leurs pimpantes culottes rouges. La partie bleue servit pour les petites filles, le blanc pour les homines et les doublures noires pour les femmes. S'il en manquait, on colorait les parties restantes avec une teinture noire et tout le monde était content et la Messe du matin fréquentée par tout le monde.

Pendant mon séjour à Cainhum, j'ai fait une ordination, car j'avais un diacre appelé Quyên dont on avait remis l'ordination sacerdotale aux calendes, le soupçonnant d'être lépreux. Originaire de Saïgon, il est venu à moi comme le "Refugium peccatorum". C'était un brave type, un peu nerveux, mais de bonne conduite et comme j'avais besoin de prêtre, je l'ai fait examiner par des médecins vietnamiens qui pratiquaient la médecine ancestrale : décoction de diverses plantes. Ils m'ont assuré que le diacre Quyên ne présentait aucun signe de la lèpre. Je lui fis commencer une semaine de retraite et le dimanche qui suivit, à la Messe solennelle, Cainhum vit une ordination... avec un évêque ayant un roseau couvert de papier d'argent comme crosse et mitre de papier en tête. Ce prêtre, ordonné sous le régime communiste, vit encore et se porte bien.

Je lui donnais, quelques jours après la prêtrise, un ministère un peu exceptionnel, celui d'assister au dernier moment d'un type condamné à être fusillé par une troupe française qui faisait un raid à Cainhum et qui l'avait arrêté, lui connu pour avoir dénoncé des Vietnamiens francophiles et, de ce chef, tués les communistes. Le pauvre néoprêtre ne put refuser ce ministère. Il confessa le condamné (un ex religieux!), lui donna le viatique, mais ferma les yeux quand il entendit le chef du peloton crier : "Attention et feu!". C'était, pour lui aussi, un début de ministère. De Cainhum, je rayonnais dans tous les coins de mon diocèse, non pas par vaux et par monts, mais partout en barque, où l'on mange, où l'on dort, où les chrétiens rament jour et nuit par équipes sur ce réseau de rivières, filles du grand Mékong, qui sillonnent tout mon diocèse. Mes prêtres me recevaient au débarcadère. Mais cette absence de Vinhlong fit mauvaise impression auprès des Soeurs françaises qui me taxèrent de communiste...

Quand la France réussit à pacifier la Cochinchine, en forçant les communistes à rentrer dans leurs repaires-ils n'avaient que des sabres et des bambous pointus en guise de piques et très peu de fusils-je rentrais à Vinhlong. Les pauvres soeurs ne voulurent pas aller à l'évêché me saluer. Mais, petit à petit, voyant que je ne leur gardais pas rancune et, surtout, constatant que ma façon d'agir avait sauvé la vie de leurs consoeurs qui travaillaient dans les campagnes tandis qu'elles-mêmes (une minorité) vivaient tranquillement à Vinhlong et à Bentre, car les communistes respectaient leurs consoeurs appartenant à mon diocèse tandis que celles dépendant du diocèse de Saïgon, dirigé par un évêque français, étaient reléguées, par les communistes, dans les forêts, souffrant mille morts à cause de la pénurie des vivres, des habitations, sans prêtre ni consolations...

En passant, j'ai parlé des Soeurs Amantes de la Croix, du couvent de Caimon, plus de 200 soeurs; celui de Cainhum une centaine. D'où venaient ces soeurs ? Depuis les premières conversions au christianisme faites par les missionnaires jésuites, un bon nombre de femmes, non seulement de condition ordinaire, mais quelques dames de la Cour impériale, se consacraient au Seigneur. Cette consacration était déjà pratiquée par les bonzesses. Quand apparurent les premiers vicaires apostoliques au Vietnam, dont Mgr de Lamothe-Lambert, du Séminaire des Missions Etrangères de Paris, celui-ci rassembla ces vierges en communauté et leur donna un règlement de vie. Mais, peut-être, sous-estimant la valeur de ces néophytes, il ne leur permit pas d'émettre les trois voeux de religion : pauvreté, chasteté et obéissance, quoique pratiquement, ces âmes pratiquaient la pauvreté matériellement plus rigoureuse que les moniales des vieilles chrétientés, la chasteté et l'obéissance envers leurs supérieures, ayant même un temps de noviciat.

Cette manière de vie dura trois siècles et ne cessa que peu avant le Vatican II. J'ai eu le privilège d'introduire ces vœux aux Amantes de la Croix de mon archidiocèse de Hué, après un sérieux noviciat sous la direction des Mères Augustines de Dalat. Certes, si elles restaient sans voeux, l'évêque pourrait leur confier toutes sortes de besognes, mais elles n'étaient strictement pas les épouses du Christ.

Le terrain acquis pour le Petit-Séminaire était suffisamment spacieux pour bâtir un hôpital à un étage et une maison pour le médecin. Ce médecin s'appelait le Docteur Lesage. Il avait servi dans les troupes françaises envoyées pour rétablir la domination française renversée par les Japonais. Lesage n'était pas catholique pratiquant, mais était très charitable. Au lieu de rentrer en France, il préféra rester au Vietnam où un médecin était une Providence pour les habitants. A Vinhlong, nous n'avions qu'une infirmerie. Lesage m'a contacté, j'étais très content de l'avoir. De là venait la construction de l'hôpital et de la maisonnette du docteur. Lesage ne faisait payer que ceux qui le pouvaient; pour les indigents, il les soignait gratis. Il se plaisait si bien au Vietnam, qu'il se fit naturaliser vietnamien. Pauvre docteur, il n'avait pas prévu le triomphe du communisme ni son arrestation et son envoi dans les camps de rééducation... Etant vietnamien, la France ne put le reconnaître comme sien et le libérer des griffes marxistes...

Quand le séminaire St-Sulpice de Hanoï dût évacuer le Tonkin, tombé sous le joug communiste, pour se rendre avec plus de 50 grands séminaristes en Cochinchine, voyant leur embarras pour loger et continuer les cours, je leur offris cet hôpital comme séminaire provisoire me souvenant que j'avais été l'hôte de St-Sulpice à Paris quand je préparais ma licence à l'Institut Catholique et logeais à la Maison des prêtres, rue Cassette. Les Pères sulpiciens étaient très prudents. Quand ils purent aller, avec leurs séminaristes, à Saïgon où ils trouvèrent une installation, nos relations furent interrompues, car ils pensaient que des relations avec le frère du Président de la République seraient mal vues par les autorités du Vatican, sous Paul VI qui, berné par le franc-maçon Cabot-Lodge, était persuadé que notre famille persécutait les bonzes bouddhistes. Etrange erreur, car les bouddhistes vietnamiens ont déclaré, publiquement, que jamais un gouvernement n'avait subventionné leurs oeuvres comme le gouvernement Ngô-dinh-Diem. Le même franc-maçon n'était pas étranger à l'assassinat de mes trois frères : Diêm, Nhu et Cân.

Comme les élèves du Petit Séminaire allaient achever leurs huit années d'études secondaires : latine, française et vietnamienne, j'ai dû bâtir un grand séminaire pour Vinhlong. La providence m'aida. Je trouvais un terrain, qui était alors une rizière de plus de 3 hectares, aux portes de Vinhlong, sur la route principale qui conduit vers le bac de My-Thnân. Ce bac mène à l'autre rive où passe la grande route vers Mytho et Saïgon.

La première chose à faire était de combler le terrain sur une surface suffisante pour supporter des bâtiments en dur du grand séminaire. Pour cela, il fallait délimiter le périmètre des constructions, puis creuser des étangs sur une autre partie du terrain acheté, la terre de ces excavations servant de remblais et les étangs, ainsi créés servant de viviers pour l'élevage des poissons, ceux-ci nourris par les restes de la table des séminaristes et, surtout (j'ai quelque honte à le dire!) par les déchets humains dont ils sont très friands. Sur ces étangs furent donc construits les W.C. du séminaire...

Cet élevage est chose commune en Cochinchine. Du Cambodge arrivent des jonques contenant dans leurs flancs des alevins, si petits qu'il faut des filets comme des moustiquaires, aux interstices minuscules, pour attraper ces petits poissons. On achète le contenu de quelques jonques, on déverse dans les étangs ces alevins qui grandissent très vite; après deux ans, ils pèsent plusieurs kilos, surtout lorsqu'ils sont nourris avec les déchets humains. Avant de les vendre, on les fait jeûner pendant un mois et leur chair est excellente. Dans les écoles des paroisses, il y a toujours un étang à poissons et la vente de ces poissons aide à payer les enseignants. Du reste, pourquoi se scandaliser : nos plantes, nos salades vivent de déchets animaux, c'est-à-dire du fumier. Or, chez nous, on n'avait pas d'argent pour acquérir des engrais synthétiques et chimiques qui, souvent, produisent des légumes et des fruits sans saveur. L'Ecriture Sainte nous dit, le jour des Cendres : "Rappelle-toi, ô Homme, que tu es poussière et, en poussière, tu retourneras."

Ce séminaire aura un destin assez flatteur, car de grand séminaire de Vinhlong, il deviendra séminaire régional pour le Centre Cochinchine et, enfin, réquisitionné par les communistes.

Racontant ma "sécession" à Cainhum, j'ai dit que le grand séminaire de Saïgon s'est replié là pour échapper à l'étau des communistes qui harcelaient la capitale du Sud. Les bâtiments qui abritèrent alors ce séminaire appartiennent à la communauté des Catéchistes, religieux ayant les trois voeux. Le fondateur de ce couvent, dont les membres servaient le diocèse de Saïgon et celui de Vinhlong, était un saint homme, le Père Boismery, des Missions Etrangères de Paris. Quand je l'ai rencontré, il était perclus de rhumatismes et ne voyait presque plus. Il allait bientôt mourir. Après lui, un vieux Père vietnamien devint supérieur du couvent, sans autre aptitude que celle de pouvoir célébrer la Messe tous les jours pour les novices, leur donner des instructions, car une fois profès, ces religieux vont partout où on les appelle pour catéchiser les néophytes. Or, ce père supérieur ne connaissait pas les caractéristiques de la vie monacale. Ainsi, par exemple, pour le voeu de pauvreté, les religieux, là où ils travaillent souvent, ont besoin de permissions pour acquérir certaines choses d'où exemptions contre la pauvreté. Ils devaient alors écrire au P. Supérieur, exposer les raisons pour lesquelles ils demandaient une dispense. Or, le service de la poste qui existe dans les villes était inexistant dans les campagnes et il fallait recourir aux occasions : des voyageurs se rendant à Cainhum, un très petit bourg. Le P. Supérieur imagina alors cette solution : les religieux qui rentraient à la maison-mère pendant le mois de Vacances d'été, recevraient, avant de repartir en mission, du P. Supérieur un lot, par exemple, une vingtaine de dispenses sur la pauvreté. Ainsi, quand, dans le cours de l'année, ce lot serait épuisé, le religieux demandera un autre lot.

Mais former des religieux, sans vivre leur vie, sans connaître les caractéristiques de la vie religieuse, était une gageure. Il fallait y remédier. Il fallait que ces religieux puissent diriger leurs novices, il fallait qu’un ou deux de ces religieux puissent être ordonnés prêtres pour assurer la Messe et confesser leurs confrères. Je me mis à l'œuvre. J'en choisis trois que la communauté, par vote secret, estimait les plus doués pour remplir le rôle de supérieur. Moi-même me fis leur professeur en théologie et ainsi j'ai pu ordonner le premier prêtre sorti de la communauté des Frères de Cainhum. Plus tard, de jeunes religieux ont été envoyés en France faire des études littéraires, scientifiques, philosophiques et théologiques pour assurer la survivance de cette Congrégation si nécessaire et si méritante. Le Saint-Siège a approuvé ma manière de faire.

Après avoir remédié aux déficiences dont le nouveau diocèse de Vinhlong me semblait souffrir, je portais mes regards vers le côté matériel. Oui, nous possédions des rizières, surtout dans l'Ile de Cô-chien et dans le delta de la province de Bentre. Certaines paroisses étaient nanties de bonnes rizières, mais la plupart ne possédaient rien. Or, il me paraissait devoir résoudre ce problème : que chaque paroisse soit "self-suffisant" pour ses besoins normaux, que le curé n'ait pas à recourir à l'évêque ou à aller mendier chez les chrétiens pour avoir de quoi payer les Soeurs dans les écoles. L'évêque ou la charité publique ne doivent intervenir que dans les cas extraordinaires par exemple : ouverture d'une nouvelle chrétienté, construction d'une école détruite par un typhon ou un incendie. Ce faisant, on n'oblige pas le prêtre à se faire mendiant.

Dans nos régions, il n'y a guère d'autres ressources régulières que le rendement des rizières. Donc, doter de rizières les paroisses pauvres. Où prendre l'argent pour en acheter ? Dans l'Ouest cochinchinois, il y a la ressource d'aller coloniser des étendues inexploitées, mais dans nos vieilles provinces de Vinhlong„ Bentre, Sadec, il n'existe plus de "no man's land".


Après avoir longuement réfléchi, je m'aperçus que nous avions une source de revenus : la dotation annuelle que la S.C. de la propagande attribue aux territoires' des Missions. Ainsi, mon évêché recevait par an 3 millions de piastres. Que font, ordinairement, les évêques de cette somme ? Ils la distribuent aux prêtres qui en ont besoin, sans compter ceux de l'évêché même, comme les séminaires ou bâtir sa cathédrale.

Partie 3

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