Pour Vinhlong, je décidais de laisser une bonne partie de l'allocation annuelle du St-Siège aux paroisses pauvres afin qu'elles puissent s'acheter des rizières. Les curés emprunteraient une somme à l'évêché et la lui rendraient , petit à petit, jusqu'à extinction de la dette. De cette manière, quand je quittais Vinhlong, toutes les paroisses étaient "auto-sufficient".
Cela
suppose un assez long séjour de l'évêque dans un diocèse. J'ai pu faire quelque
chose pour Vinhlong, parce que j'y restais plus de 25 ans. Il est naturel qu'un
évêque ait des idées et les idées de son prédécesseur pouvaient ne pas être les
siennes. Le Bon Dieu m'a favorisé en m'oubliant à Vinhlong-de 1938 à 1960. Mes
deux successeurs ont trouvé un diocèse pourvu de tous les éléments essentiels pour
sa vie et même des moyens que ne possèdent pas les autres missions : chaque
paroisse pourvue des ressources indispensables.
L'évêque,
lui-même, avait de quoi faire de nouvelles fondations, car j'avais pu avoir, à
Saïgon même, un bon terrain sis sur l'artère la plus fréquentée de la capitale,
la rue appelée naguère : Chasseloup-Laubat, où j'ai pu édifier une maison de
passage pour nos prêtres devant rester quelque temps à Saïgon et une clinique,
appelée St-Pierre, qui fournit des ressources à notre mission. Dans cette
clinique, deux chambres sont réservées à l'évêque : sa chambre à coucher avec
un bureau pour travailler et une petite chapelle aménagée dans l'autre chambre.
Sur
la partie du terrain donnant sur rue, étaient des appartements construits par
des particuliers, selon un plan approuvé par l'évêque et dont la propriété
reviendrait à la mission de Vinhlong après 15 ans d'usage par ceux qui les ont
construits à leurs frais. Comment avais-je pu obtenir ce magnifique terrain, au
centre de Saïgon, d'une superficie de près d'un hectare ? C'est une histoire un
peu longue et un peu tragique.
Du
vivant de Mgr Dumortier, quand j'allais pour affaires à Saïgon, j'habitais son
évêché. Après quelque temps, j'ai vu que c'était peu pratique parce que
l'évêché de Saïgon n'avait qu'une chambrette pour les hôtes de passage.
Quelques fois, je ne savais où loger (puisque les prêtres ne logent pas dans
les hôtels). Il était donc nécessaire d'avoir un logis pour moi et pour mes
prêtres. A ce moment, l'évêque de Saïgon, successeur de Mgr Dumortier, était le
jeune Mgr Cassaigne. Je me présentais à lui et lui demandais de me vendre une
parcelle du domaine foncier appartenant à la Mission de Saïgon, en cette
capitale. Monseigneur m'a répondu que c'était chose difficile, ce domaine étant
occupé par des locataires chrétiens. Il faudrait les expulser ce qui serait mal
vu par le peuple.
Ayant
pris congé de l'évêque, je me rendis chez un Père que je connaissais, le curé
de l'importante paroisse de Cho-quan, et lui exposais mes difficultés. Le curé
me dit : " Peut-être y a-t-il un moyen de trouver un terrain en ville,
bien situé, mais c'est un vieux cimetière et il y a encore une douzaine de
tombes. Ce cimetière, qui date de plus de cent ans, est actuellement très au-dessous
de la surface de la ville et, durant les six mois de la saison des pluies, il
devient un petit lac plein de moustiques. Clôturé par un mur en dur pas très
élevé, il sert de latrines aux passants pressés par un besoin, car il n'y a pas
de latrines publiques à Saïgon. Mais si l'on arrive à combler ce terrain, à
transférer les tombes dans le nouveau cimetière, vous aurez un terrain
magnifique, au centre de la ville, bordé de rues dont le rue Chasseloup-Laubat
qui est très passante."
Je
me rendis à l'évêché et demandais à l'évêque de me céder ce cimetière. Mgr
Cassaigne se mit à rire et me dit : " Chargez-vous de déplacer les morts,
ce qui sera un gros problème. Comblez ce lac et je vous le donne gratis. Je
l'ai remercié vivement et prié de me faire un acte de cession gratuite, après
avoir examiné le lieu. Monseigneur répliqua : " Pas besoin d'y aller. Il
n'y a que les " macchabées ". Tapez-moi un acte de dossier, vous qui
êtes docteur en droit canon et je vous le signerai sur-le-champ".
Une
demi-heure après, nanti de l'acte de cession, scellé du sceau de Mgr Cassaigne,
je me suis présenté au Gouverneur de la Cochinchine, que je connaissais
parfaitement, et lui dis en plaisantant : " Monsieur le Gouverneur, depuis
ce matin, je suis doublement votre sujet, car je viens d'acquérir une propriété
à Saïgon même où vous avez votre résidence officielle. C'est le cimetière de
Choquan sur la rue Chasseloup-laubat.". Le gouverneur me dit : " Ca
fait bien mon affaire, parce que ce cimetière est devenu l'endroit le plus
malsain de notre capitale- W.C. public. Si vous êtes d'accord, je vais faire
déguerpir les morts. Vous vous chargerez de combler le terrain au niveau de la
ville. ". Je lui dis : " Pour déguerpir les tombes, je m'en
chargerai, mais l'ordre de les faire déguerpir aura été donné par vous, car les
vietnamiens sont très chatouilleux quand on touche à leurs ancêtres. ". Le
gouverneur fit afficher l'ordre d'enlever. L'évêque de Vinhlong fit ramasser
les cendres des morts non réclamés et les fit porter dans une petite chapelle,
dans le nouveau cimetière.
Donc,
diriez-vous : chose faite. L'évêché de Vinhlong est devenu propriétaire d'un
terrain déblayé complètement, valant des millions de piastres et de bâtiments
en dur, situés au centre de la capitale du Sud. Hélas, ce n'était pas fini. Ce
terrain est devenu un sujet de litige entre Mgr Cassaigne et Mgr Drapier, notre
Délégué apostolique et moi-même. La raison, en ce qui concerne Mgr de Saïgon :
" Vous êtes, m'a-t-il écrit, docteur en droit canon, vous savez donc bien
qu'un immeuble qui vaut des millions ne peut changer de propriétaire sans
autorisation du St-Siège. Or, l'ancien cimetière de Choquan vaut des millions.
Donc, ma dotation faite à vous est invalide. Je reprends le terrain.".
Pour
le Délégué Apostolique, qui était prié par Mgr Cassaigne de juger le litige
entre les deux évêques, la raison de son mécontentement contre moi était ceci :
A son injonction de lui envoyer mon dossier sur l'affaire du cimetière et mes
arguments contre la rétrocession à Mgr Cassaigne. J'ai dû, malgré mon respect
et ma gratitude envers celui qui m'avait sacré évêque, répondre : " Non
possumus ", car le Délégué n'a aucune juridiction sur les évêques et le
clergé ainsi que sur les fidèles qui se trouvent dans le pays dépendant de sa
Délégation. Il n'a que le devoir de référer au St-Siège l'état de sa
Délégation. De plus, ni lui ni moi-même n'avions le temps pour cet échange de
vues et encore moins pour lui développer les arguments en ma faveur.
Les
deux prélats durent donc en appeler à la S.C. de la Propagande. Ils étaient
sûrs de gagner leur cause. Mgr Cassaigne, durant la retraite annuelle pour le
clergé de Saïgon et Vinhlong réuni au Séminaire de Saïgon, en informe les
prêtres retraitants, leur assurant que l'évêque de Vinhlong serait battu à
plate couture. Hélas, la retraite se termina avant Noel et, dans les premiers
jours de l'Année nouvelle, comme cadeau du Nouvel An, les deux prélats reçurent
de Rome une lettre les informant que l'évêque de Vinhlong avait raison : ",
car si le cimetière a, actuellement, de la valeur, cette valeur est due à la
sagacité de Vinhlong par le déblaiement des tombes. Dans l'ancien état, il
n'avait aucune valeur pécuniaire".
Ceci
pour constater combien la connaissance du Droit canonique est utile, et même
indispensable, pour un évêque. Autrement, il peut violer ces lois au détriment
de ses sujets, à moins qu'il n'ait, près de lui, un prêtre ayant fait de
sérieuses études canoniques pour le conseiller. Mgr Cassaigne ne prit pas la
chose tragiquement : il avait voulu défendre les intérêts de Saïgon, il s'était
trompé. Nous restions amis comme avant. Pour Mgr Drapier, cet échec sera compté
dans le dossier de ses mécontentements contre moi.
Mgr
Drapier était un Dominicain, pieux, instruit; il avait été envoyé comme
missionnaire du côté de Mossoul, en Asie Mineure, c'était donc un missionnaire
capable. Là-bas, il avait été Père spirituel des Soeurs Dominicaines s'occupant
des orphelines de ces pays d'Orient où, de temps à autre, des haines
séculaires-politiques ou religieuses-se déchaînaient en massacres, d'où ces
orphelinats. Le Père Drapier vivait en curé missionnaire, non dans un couvent
comme ses frères en Religion, en Europe. Il avait donc cuisinier et domestique.
Son cuisinier était un orphelin libanais. Le Père Drapier le maria à une
orpheline des Soeurs et amena le couple avec lui quand il devint Délégué
Apostolique au Vietnam.
La
Délégation Apostolique se trouvait alors à Hué, encore capitale de l'Annam
(centre Vietnam). Il traitait ce couple, qu'il avait connu enfants, comme ses
propres enfants. Ainsi, quand il n'avait pas de convives, il prenait ses repas
avec ses deux enfants adoptifs. Eux logeaient au-dessus de la cuisine. Le mari
faisait les courses pour Monseigneur le Délégué qui lui avait fourni une auto.
Sa femme faisait le ménage de la Délégation et tenait l'immeuble bien propre.
Quand cette ménagère devint enceinte, afin qu'elle ait plus de confort,
Monseigneur lui permit de s'installer près de lui, dans le palais de la
Délégation, ce qui n'était pas conforme au Droit canonique qui interdisait la
cohabitation des prêtres avec les personnes du sexe, sauf le cas des parents
(mère, soeurs du prêtre).
Au
Vietnam, et peut-être en France et ailleurs, tout se sait. A Hué, alors, il y
avait pas mal de Français dans l'administration coloniale, ils ne se privaient
pas de plaisanter sur cette cohabitation. Ces rumeurs parvinrent aux oreilles
des Evêques apostoliques au Tonkin. Ces prélats, par l'expérience acquise de
longues aimées au Vietnam, crurent devoir en parler à leur confrère en
Religion. Je ne sais comment leur intervention fut reçue par Mgr Drapier. Ils
se tournèrent vers moi et m'adjurèrent d'intervenir. Ayant réfléchi longuement,
j'ai cru devoir en parler secrètement à Monseigneur, qui avait été mon
consécrateur, lui relatant les propos de ses compatriotes à Hué. En retour,
Monseigneur m'écrivit une lettre terrifiante dans laquelle il déclarait que
s'il voulait mal se conduire, il aurait pu le faire du temps de son service
militaire... Depuis cet éclat, Monseigneur n'avait plus d'amitié pour moi. Vint
l'affaire du cimetière et, enfin, l'affaire de Bâo-Dai.
L'affaire
de Bâo-Dai.
L'empereur
Bâo-Dai devenait de plus en plus impopulaire.
Je
ne sais pas pourquoi, Mgr Drapier se souvint de moi, me convoqua et me demanda
de prendre la cause de ce débauché Bâo-Dai. Voici les raisons de l'intervention
du Délégué Apostolique : St Thomas d’Aquin, la gloire de l'ordre dominicain,
aurait enseigné que la Monarchie était le gouvernement idéal pour le monde et
que lui, étant Dominicain, se devait d'aider Bâo-Dai. Qu'il ne pouvait le faire
publiquement, étant représentant religieux et non pas politique. Il avait jeté
son dévolu sur moi qui avais quelque influence dans les milieux vietnamiens,
surtout parmi les catholiques.
Je
lui répondis franchement : " Monseigneur, mon devoir comme citoyen est de
payer les impôts et d'observer les lois de l'empire. Quant à l'excellence de la
monarchie sur toute autre forme de gouvernement, il s'agit de distinguer quelle
sorte de monarchie : absolue ? constitutionnelle ? monarchie protégée par un
pays étranger ? Sur quelle catégorie de monarchie parlait St-Thomas d'Aquin ?
Comme évêque je ne peux faire de politique, quelque soient mes préférences. Les
Papes, suivant l'exemple des Apôtres, nous font un devoir de ne pas s'occuper
de politique.
Cette
fois encore, Mgr Drapier fut mécontent de moi, mais ne pouvait démolir mon
raisonnement. J'étais devenu "un drôle de type" pour lui. Il le
montra clairement quand, interrogé par les évêques Mgr Lô-hun-Tu et Pham-ngoc-Chi
s'ils devaient lever des troupes pour combattre les communistes, Mgr Drapier
leur répondit : "Faites tout ce que vous voulez pourvu que vous n'écoutiez
jamais Mgr Ngô-dinh-Thuc". Ce propos fut répété à moi par Mgr Lê-lem-Tu
qui leva des troupes parmi ses ouailles de Phât-diem, aidé par Mgr
Pham-ngoc-Chi, évêque de Bui-chin. Ils furent battus à plate couture et durent
se réfugier au Sud-Vietnam. Les activités de Mgr le Délégué Apostolique Drapier
ne plurent pas au Vatican qui le rappela sèchement à Rome. Mgr Drapier en
conçut un grand mécontentement et rentra en France, directement, sans s'arrêter
à Rome pour rendre compte de ses activités diplomatiques et religieuses,
accompagné de ses deux enfants d'adoption (les orphelins du Moyen-Orient) et
mourut, les ayant à son chevet.
Quant
à Bâo-dai, il vit encore en France au crochet d'une de ses multiples
concubines.
Ayant
pourvu aux besoins spirituels et matériels de mon Vicariat apostolique, je
croyais pouvoir prendre un peu de repos. Je fus alerté par la S.C. de la
Propagande, en même temps que les autres évêques du Sud-Vietnam, du désir du
Souverain-Pontife de voir surgir au Vietnam une Université catholique dont une
des langues officielles serait le Français, afin de former, outre les
Vietnamiens, les Cambodgiens et les Laotiens, naguère protégés français.
Pour
répondre à l'appel du St-Siège, l'épiscopat du Sud-Vietnam (celui du Nord ne
pouvant participer à la réunion, étant sous régime communiste), composé d'une
majorité vietnamienne avec trois évêques français : celui de Quinhin, de Konhin
et un évêque dominicain réfugié du Nord, s'est réuni à Saïgon. Tout le monde
était ébahi; faire une université ? D'abord, avec quoi construire l'Université
? Faire appel aux chrétiens ? Or, la majorité des chrétiens originaires du Sud
est de condition modeste. Les chrétiens (presque un million) réfugiés du Nord
n'avaient emporté de là-bas que leur crucifix, une image de la T.S. Vierge et
un ballot de vêtements. C'était le Gouvernement de Ngô-dinh-Diem qui les aidait
à ne pas crever de faim et leur octroyait des allocations mensuelles jusqu'à ce
qu'ils réussissent à se suffire. Donc, demander à ces pauvres affamés des
millions pour faire une université ?
Supposions
que nous trouvions de quoi faire une Université, où trouver le personnel
enseignant? Humainement parlant, il fallait répondre : "Non possumus"
au St-Siège. Celui-ci, tout au plus, nous donnera quelques milliers de dollars
américains: une goutte d'eau pour arroser un désert et le faire fleurir. Comme
j'étais le doyen, tout le monde se tourna vers moi. Moi, l'évêque d'un vicariat
qui venait de naître et qui commençait seulement à vivre d'une façon normale...
Faire une université ? Je savais ce qu'était une Université, soit à Rome, soit
à Paris. C'était tenter le Bon Dieu, lui demander un miracle : ce serait une
vraie création, comme on le dit en Latin:
"
Ex nihilo sui et subjecti ". Cela veut dire : susciter du néant un nouvel
être. Mais le St-Siège le veut. Le St-Père, représentant Dieu, le veut. Les
Vietnamiens sont des gens qui croient en la puissance de Dieu et, toujours, ont
été ses enfants obéissants.
Le
pauvre Doyen répondit à l'assemblée : "Le St-Siège la veut, cette
Université, donc Dieu la veut. Qui, d'entre nous, devra la faire bâtir et
l'organiser et la faire vivre et croître ? Personne ne répondit à ma question.
A moi donc de répondre : "Mes chers collègues, je me jette à l'eau. Priez
le Bon Dieu que je ne me noie pas. J'ai besoin d'un miracle de première
classe!".
On
se sépare, mes collègues heureux d'être sortis sans perdre une plume, le
moindre duvet, tandis que le pauvre doyen reste, seul, à cogiter. D'abord
trouver l'argent! A force de prier, de faire prier, de demander des conseils un
peu partout, quelqu'un avança l'idée suivante : "Monseigneur, si vous
réussissiez à obtenir la permission d'exploiter une forêt qui se trouve à une
trentaine de kilomètres de Saïgon, une forêt avec des arbres séculaires, vous
trouveriez facilement des acheteurs : par exemple, les milliers de chinois qui
habitent Cholon, à deux pas de Saïgon. Ils ne demanderaient pas mieux que de
prendre tous les lots de bois que vous auriez fait couper pour les expédier au
marché mondial de Hong-Kong, car le monde entier a besoin de bois".
Mais
voici les difficultés! Obtenir du Gouvernement le droit d'exploitation,
moyennant redevances et surveillance du Service forestier, naturellement.
Secundo : faire une route d'une trentaine de kilomètres, de la forêt jusqu'à
Saïgon. Tertio : Trouver un bon contremaître qui se chargera de louer des bûcherons
assez courageux pour affronter les bêtes sauvages et surtout les communistes,
plus terribles que les fauves. Au Séminaire d'Anninh, j'avais appris cette
phrase : "Tentare, quid nocet ? Essayer pour voir, cela ne fait pas de
mal". Donc, je me mis à solliciter du Gouvernement de mon frère le permis
de coupe. Mon frère me dit : "Adresse-toi à mes ministres. Je ne puis te
donner ce que tu demandes, quoique je suis aussi pour la création d'une
nouvelle Université, car nous n'en avons qu'une seule, celle de Saïgon qui
vient de naître ". (Naguère, il n'y avait qu'une Université en Indochine
française, celle de Hanoï, et deux lycées, à Hanoï et à Saïgon, sans compter le
Collège secondaire de la Providence dont j'ai été le Proviseur à Hué).
Je
soumis ma requête au Conseil des Ministres. Le vice-président engagea ses
collègues à m'octroyer le permis de coupe, vu l'utilité d'une deuxième
Université au Sud-Vietnam. Naturellement, je devrai payer ce permis au
Gouvernement et me soumettre aux inspections des forestiers.
Pour
diriger l'exploitation, la Providence suscita un homme très débrouillard;
ancien étudiant en France, il avait étudié le Droit et travaillait comme
greffier d'un tribunal. Il se présenta à moi et m'assurait qu'étant catholique,
il désirait collaborer à l'ouverture d'une Université catholique et ne
demanderait aucune rétribution ayant une fortune personnelle. Cet homme vit
encore, réfugié en France. Je ne veux pas dire son nom, car, d'une part, il m'a
très bien servi. Il savait trouver des bûcherons, traiter avec le service
forestier, affronter les bêtes sauvages qui pullulaient dans cette forêt de
plus d'un millier d'hectares, composer peut-être avec les guérilleros
communistes; il savait aussi se servir, sans doute. Enfin, réfugié en France,
il m'escroqua trois millions de francs, sous prétexte d'une bonne affaire :
aller en Extrême-Orient, acheter des chevelures de femmes pour les revendre à
une société américaine, car les femmes européennes et américaines auraient
besoin de postiches... Il me montra des lettres d'acheteurs éventuels, français
et américains. Je les soumis à des experts français : tous étaient d'accord que
le projet était intéressant, qu'on pouvait y aller sans crainte. Or, c'était un
coup de Jarnac. Cet homme prit les trois millions de francs d'alors et plongea
dans la Babylone qu'est Paris et j'ai su, plus tard, qu'il a employé cet argent
pour monter un restaurant vietnamien. Je lui souhaite bonne chance.
Son
aide m'avait permis de bâtir l'Université, de lui assurer des rentes annuelles
en achetant les meilleurs bâtiments de Saïgon, vendus à perte par les Français
qui fuyaient le Vietnam du Sud qui allait (selon l'opinion des étrangers)
tomber sous la coupe des communistes du Nord. J'avais l'intention de donner, à
celui-là, la librairie Portail, la meilleure de Saïgon, qui valait plusieurs
millions, comme récompense pour ses aimées d'activités au service de
l'Université. Nous sommes donc quittes : ces trois millions, qu'il m'a
escamotés, ne valaient pas l'ex-librairie Portail. J'effaçais son nom de mon
testament.
Je
m'attaquais bientôt à la deuxième difficulté : faire une route convenable de la
forêt à Saïgon. Problème facile des chrétiens du Sud, assez riches, me
prêtèrent de quoi acheter un bulldozer. En quelques mois, j'eus une bonne route
de trente kilomètres, m'appartenant, juste à temps pour écouler la première
expédition du beau bois de ma forêt.
De
temps à autre, le gérant de l'exploitation de ma forêt, qui était aussi un
grand chasseur devant le Seigneur son nom est Kham-quang-Lôc-m'envoyait le
butin de ses chasses à Vinhlong : quartiers de sanglier, bois de cerf. Nous
avions bien quelques difficultés avec les gardes forestiers habitués à faire
payer leurs expertises, mais c'est compris dans les comptes...
Ces
gardes étaient stimulés, secrètement, par le Ministre de l'Agriculture et des
Forêts, un paien qui détestait les catholiques, mais n'osait montrer trop son
anti-catholicisme de peur d'être démissionné par le Président, mon frère. Pour
moi, je faisais comme le singe qui bouche ses oreilles et ferme les yeux.
Pourquoi se gendarmer contre les coups d'épingle ? Pourvu que l'oeuvre du
Seigneur avance... Or, le Seigneur pousse puissamment le chariot. De la forêt
exploitée, j'ai ramassé assez d'argent pour bâtir une Université à l'américaine
et acheter les grands bâtiments à Saïgon (comme je l'ai mentionné plus haut)
mis en vente par les Français devant ce qu'ils considéraient comme imminente
une promenade militaire des hordes communistes du Nord de Hô-chi-minh vers le
Sud et qui balayeraient comme fétus de paille la République de mon frère. Donc,
sauve qui peut.
Ces
bâtiments, convertis en de vastes rez-de-chaussée, dont chaque mètre carré sera
loué, à prix d'or, aux vendeurs, surtout chinois, et dont les étages seront
convertis en appartements de luxe loués, en dollars US, aux officiers
américains qui commandaient les Forces U.S.A. en Indochine, rapportèrent
suffisamment pour l'entretien des bâtiments de l'Université, pour payer les
professeurs et les employés.
Ainsi,
l'Université de Dalat était, peut-être, l'unique au monde à être autosufficient
et à pourvoir de bourses les catholiques trop pauvres pour couvrir leurs frais
de nourriture et de scolarité. Au lieu de faire vivre, comme ailleurs,
l'Université par leurs aumônes, les catholiques étaient nourris, hébergés,
gratuitement, par l'Université.
Ou
situer cette Université ? Le Sud-Vietnam a un climat tropical, pénible pour le
travail physique et surtout intellectuel, durant les six mois de la saison
chaude, car, pratiquement, il n'y a que deux saisons, saison des pluies et
saison chaude. Saison des pluies, Octobre à Mars. Saison sèche, Avril à
Septembre. En Cochinchine, la saison sèche est tempérée par un violent, mais
bref orage dans l'après-midi. Pour pouvoir étudier commodément, il faudrait
climatiser tous les bâtiments, ce qu'on fait les Américains travaillant au
Sud-Vietnam, mais les Vietnamiens ne possèdent pas les dollars...
Heureusement,
au Sud-Vietnam, se trouve un plateau à quasi 1000 mètres d'altitude, découvert
par un français, le docteur Yersin, à 100 kilomètres à peu près de Saigon, que
l'on peut atteindre en moins d'une heure par avion ou une demi-journée de
camion par une route de montagne. Ce plateau, où poussent les pins, où le
climat est un printemps perpétuel, où les fleurs et les légumes des pays
tempérés poussent à foison, où des cascades déversent une eau limpide et
fraîche, où un petit lac offre de l'eau buvable et des poissons, se nomme
Dalat.
Là,
étudier serait un vrai plaisir et les sports se pratiqueraient facilement. Le
site fut donc choisi par votre humble serviteur comme siège de la future
université. A cette époque, le terrain ne coûtait pas trop cher et je
m'empressai d'en acheter des lots considérables en vue des futurs
agrandissements. Or, là où j'allais bâtir, se trouvaient déjà des bâtiments en
dur qui avaient servi d'école pour les enfants de troupe français. La France,
selon les accords, avait remis ces bâtiments au Gouvernement de mon frère le
Président. Celui-ci, prié par moi-même; au sujet de l'acquisition de ces
bâtiments, m'a suggéré de m'adresser à l'ambassadeur de France au Vietnam.
Celui-ci, pressenti par moi, a émis le voeu que ces bâtiments fussent attribués
à une institution qui enseignerait la langue française, en souvenir de la
France. Le vœu de la France concordait avec celui du St-Siège qui nous avait
demandé d'ouvrir une institution universitaire dont la langue fût la langue
française commune aux Vietnamiens, aux Cambodgiens et aux Laotiens.
Je
reçus donc comme cadeau ces beaux bâtiments, ainsi que quelques petites villas
à l'entour qui avaient hébergé les instituteurs des enfants de troupe. Ces
bâtiments, avec quelques réparations, constituaient le berceau de l'Université.
J'achetais les terrains autour de ce noyau, soit plus de dix hectares pour
l'Université, sans compter d'autres centaines d'hectares pour les
agrandissements futurs.
Avec
un terrain spacieux, avec l'argent fourni par l'exploitation de la forêt, il
était naturel que j'adopte le concept américain pour édifier mon Université des
bâtiments séparés, tout au plus d'un seul étage, pour chaque matière
d'enseignement, une vaste pension pour loger les étudiants dans l'université
même, une belle chapelle avec un clocher surmonté d'une croix, édifiée sur une
éminence et, ainsi aperçue par tout Dalat; près de la chapelle, un terrain pour
le séminaire universitaire et ses professeurs, les Pères jésuites, qui
amèneront leurs clercs jusqu'à la licence en théologie, une maison pour les
religieuses envoyées par les diverses congrégations, une pension pour les
étudiantes, des kilomètres de routes sillonnant l'Université, un camp de
football et d'autres camps pour le handball, etc... le reste est tapissé d'un
gazon toujours vert, ombragé ça et là par des arbres majestueux. Le silence
régnant partout...
Qui
va s'occuper de bâtir cette petite cité ? J'eus encore la chance de trouver un
bâtisseur, un prêtre belge d'extraction allemande, diplômé ingénieur de
l'Université de Bruxelles où avait professé son père, un athée. Car mon futur
collaborateur n'avait pas connu le Bon Dieu jusqu'à 20 ans. A cet âge, le Bon
Dieu lui donna ainsi qu'à sa soeur la grâce de la conversion. Une conversion
chèrement payée, car son père, outré de voir son unique garçon passer au
catholicisme, jette ses effets par la fenêtre de son logis et le chasse de la
maison paternelle pour toujours. Le garçon se fit missionnaire dans la
Congrégation fondée par le célèbre Père Lebbe, celui qui, comme vicaire général
de Pékin, préconisa la remise des pouvoirs épiscopaux aux Chinois, fut expulsé
de sa congrégation et alla fonder une petite congrégation chinoise des
Petits-Frères et la Société missionnaire ayant pour but de se mettre au service
des évêques indigènes.
Mon
futur collaborateur, ordonné prêtre, fut envoyé à Phat-Diem, au service de Mgr
Lé-hun-Tu (le futur général en chef de l'année catholique dans la guerre contre
les communistes). Là, le prêtre-ingénieur installa l'électricité dans la petite
ville de Phat-dièm, enseigna les mathématiques aux séminaristes. Après la fuite
de son évêque vaincu par les Rouges, ce Père belge demanda mon hospitalité. Je
le nommais professeur au petit Séminaire où, malgré son ignorance de la langue
vietnamienne, il réussit à expliquer les théorèmes géométriques et algébriques
à ses étudiants.
Le
Père Willich (c'est son nom), comme adulte converti et vocation tardive, avait
un caractère très dur; il était difficile à vivre, mais il avait une sympathie
pour le Président, mon frère Diem, et pour moi. Il nous est resté toujours
fidèle dans les épreuves et dans ses propres épreuves, séquelles de son
caractère très entier. Ce fut donc lui qui bâtit les divers immeubles et la
chapelle de l'Université, fit réparer les petites villas autour de
l'Université. Il le fit avec économie. Il eut un peu de chagrin quand il apprit
qu'il n'était pas nommé recteur de l'Université. Je n'ai pas pu le faire, c'eût
été contraire à l'esprit du St-Siège et à l'esprit de sa Congrégation qui avait
été fondée par le saint Père Lebbe pour aider le clergé et non pas le dominer.
Les
bâtiments achevés, il prit congé de moi et contracta un engagement avec les
Américains venus au Vietnam pour l'installation de l'électricité, le forage des
puits et d'autres projets utiles à notre pays. Mon frère, le Président, lui
accorda une importante décoration, lui paya un voyage aller-retour pour se
rendre en Belgique voir sa soeur et se reposer. Après l'assassinat de mes
frères, il regagna l'Europe et est, actuellement, en France curé d'un petit
centre ouvrier.
Il
a toujours la nostalgie du Vietnam, mais ses démarches auprès des évêques qui
l'ont connu, comme Mgr Tham-ngoc-Chi lieutenant de Mgr Lé-hûn-Tû n'ont pas abouti.
Je n'ai rien pu faire pour lui, car les Américains obligèrent les Gouvernants
du Sud à me fermer la rentrée dans ma patrie, car j'étais considéré comme un
pacifiste, contre la guerre fratricide entre le Nord et le Sud. J'ai eu, quand
même, le plaisir de le rencontrer en Belgique où il me présenta à sa soeur,
épouse d'un grand industriel. J'ai passé quelques jours pour me reposer dans la
résidence d'été de cet industriel.
A
propos de la Congrégation pour l'aide au clergé indigène, crée par le Père
Lebbe, je crois qu'il me faut parler du Père Raymond de Jagher, un belge lui
aussi, mais d'un caractère diamétralement divers de celui du Père Willich. Il a
été très apprécié par mon frère le Président. Il avait été au service des
évêques chinois, fut emprisonné par les communistes de Mao-Tsé-Tung et écrivit
un beau livre sur ses cachots puis, relâché, il se mit au service du cardinal
Yupin à Formose. Dans l'entretemps, il vint à Saïgon où, avec l'aide de mon
frère, il ouvrit une école pour les chinois. Le Père de Jagher parle, écrit le
chinois comme sa langue maternelle. Il parle l'américain et, actuellement,
passe son temps à faire des conférences en faveur des catholiques chinois
sortis du pays et aussi pour l'aide aux Vietnamiens réfugiés en Amérique et
ailleurs. C'est un missionnaire fidèle à l'idéal du P. Lebbe.
Maintenant,
il me fallait organiser les études de l'Université. Pour commencer, nous
allions ouvrir les Facultés de Lettres, puis les Facultés de Sciences, celles
qui ne demandent pas beaucoup d'appareils donc : philosophie, Histoire, Langue vietnamienne, française,
anglaise, mathématique, sans compter la Faculté de Théologie et de Philosophie
sous la direction des Pères Jésuites.
Les
professeurs étaient recrutés parmi les missionnaires ou religieux européens se
trouvant en Cochinchine; des professeurs de l'Université de Saïgon, pour la
plupart non catholiques, tenaient des chaires dans notre Université. En prenant
l'avion, ils pouvaient joindre Dalat en moins de trois quart dlieure. Après
leurs cours, ils se reposaient au frais dans le climat printanier et
l'atmosphère très agréable de Dalat, prenaient leur repas avec les Pères de l'Université
et rentraient à Saïgon après un week-end reposant. Ma forêt me permettait de
leur offrir un cachet rémunérateur. Comme je ne pouvais résider en permanence à
Dalat, je pris le titre de Chancelier de l'Université, entouré d'un conseil de
quelques évêques, dont Mgr Hiên, évêque de Dalat, mon ancien élève au Grand
Séminaire de Hué, et Mgr Piquet des M.E. de Paris, évêque de Nhahang. Je
nommais recteur de l'Université, le Père Thiên, que j'avais envoyé en France
prendre ses titres universitaires.
Donc,
la miséricorde du Seigneur m'a permis de réaliser ce projet qui avait été
considéré comme utopique quand le St-Siège nous l'avait proposé. Plus de 15
années ont passé depuis sa fondation. Je suis exilé en Europe. On a fêté ces 15
années d'existence par des fêtes grandioses qui virent les évêques du
Vietnam-Centre et Sud réunis avec des représentants du Gouvernement de Saïgon
(pas encore tombé dans les griffes des communistes), le St-Siège a envoyé un
message d'éloges, plusieurs discours ont été prononcés. On a seulement oublié
le fondateur de l'Université, car son nom ne plaisait pas au Vatican actuel.
Tout est bien qui finit bien. J'ai fait l'Université pour obéir au Vatican
d'alors. Dieu m'a aidé. A lui tout honneur et toute gloire dans les siècles des
siècles. Amen.
Après
le départ de Mgr Drapier, nous avons eu un Délégué Apostolique irlandais : Mgr
Dosley, ancien Procureur des Missionnaires Irlandais (et ensuite des
Australiens) de Saint-Columban. Il a été choisi et dut apprendre le Français
pour communiquer avec nos missionnaires, nos prêtres et nos Autorités. Mgr
Dosley est un saint homme (il vit encore), mais n'a jamais connu auparavant le
Vietnam qui, alors, était sous le régime français. Il ne réalisait pas la
menace des communistes de Ho-chi-Minh
Nous
avons eu des différends entre lui et moi. Il me traitait de défaitiste quand je
lui ai proposé de prendre des précautions pour minimiser les dommages si jamais
les communistes avaient le dessus. Par exemple : faire traduire tous les
manuels de philosophie et de théologie, employés dans nos séminaires, en
vietnamien; prévoir des caches pour le vin de Messe, car la vigne qui pousse au
Vietnam ne donne pas du raisin propre à faire du vin de Messe; ne pas publier
le nom des nouveaux prêtres; demander au St-Siège la faculté pour chaque Evêque
de nommer un ou deux successeurs, sans en demander l'autorisation au St-Siège,
en cas de rupture de communication avec le Vatican, etc... Mgr Dosley, se
confiant aux dires optimistes de Farinée française me taxait de pessimiste. Il
fut surpris par la vague des communistes à Hanoï et devint leur prisonnier
pendant des mois avec son secrétaire, un prêtre de Saint-Colomban, son
compatriote. Il ne fut relâché qu'à bout de forces physiques et morales et
emporté sur un brancard dans un avion pour rejoindre l'Europe. Après une longue
convalescence, en me rencontrant exilé à Rome, il m'a dit humblement : "
Monseigneur, vous avez eu raison sur toute la ligne ". Je n'étais ni
prophète ni devin, mais prévenir ne fait pas de mal, tandis que se laisser, par
négligence, prendre au piège est impardonnable. Actuellement, le St-Siège a dû
permettre aux évêques du Vietnam d'avoir un ou deux évêques auxiliaires dont un
coadjuteur de leur vivant.
Après
Mgr Dosley, nous avons eu d'autres Délégués Apostoliques tels Mgr Brini,
actuellement Secrétaire de la S.C. Orientale, Mgr Caprio, qui a pris la place
de Mgr Benelli créé Cardinal de Florence.
Mgr
Brini était délégué Apostolique quand le St-Siège a établi la hiérarchie au
Vietnam, car auparavant, les Evêques n'étaient que vicaires apostoliques. Mgr
Brini était donc chargé d'aller installer les Vicaires apostoliques devenus,
alors, ou archevêques (pour Saïgon, Hué et Hanoï) ou évêques pour les autres
diocèses. Mgr Brini est allé à Hué pour m'installer comme Archevêque puis, trop
fatigué par notre climat, il me délégua pour aller installer les Evêques
appartenant à la sphère d'influence de l'Archevêché métropolitain de Hué. C'est
pourquoi je dus aller à Quinhn, à Kontum et ailleurs pour y installer les titulaires.
Mgr Caprio était plus diplomate que Mgr Brini qui n'avait pas fait l'Académie
des Nobles ecclésiastiques où l'on formait les futurs diplomates du St-Siège
(là où fut formé Paul VI), tandis que Mgr Brini, une vocation tardive, se fit
prêtre après avoir conquis son Doctorat en Droit civil et entra au Russium,
séminaire pour les Russes catholiques. Il y a appris cette langue, ce qui lui
servit de marchepied pour être, actuellement, Secrétaire de la S.C. Orientale
et futur cardinal, si Dieu lui prête vie.
Etant,
depuis plus de 40 ans, en relation avec un bon nombre de représentants du
St-Siège comme Délégués Apostoliques, parmi lesquels quelques-uns choisis parmi
les missionnaires et d'autres, diplomates de profession, ayant appris le métier
à l'Académie pontificale ecclésiastique, jadis Académie Pontificale des Nobles
Ecclésiastiques, fondée en 1701, je crois pouvoir faire cette observation :
Quel est le rôle de ces représentants du Saint-Siège ? Informer Rome de l'état
religieux dans le territoire de la Délégation. Pour remplir ce rôle, les
missionnaires de profession me semblent plus expérimentés que de jeunes
diplomates qui n'ont été en relation qu'avec les diocèses, déjà organisés,
d'Europe.
La
nationalité de ces Délégués, sortis de l'Académie pontificale, était surtout
italienne, il y a moins de dix ans : Italiens originaires du Sud pour la
plupart, là où la pauvreté est la condition normale du clergé. Pour y échapper,
il n'y a qu'une porte : celle de la carrière diplomatique où l'on est très vite
bombardé préfet et ensuite archevêque; on a le privilège de voir du monde, car
les diplomates changent de poste au moins tous les dix ans. Ils prennent leur
retraite comme Cardinaux et deviennent, souvent, Préfets des S.Congrégations
et, quelquefois, Souverains Pontifes. Donc, la diplomatie mène à tout. Mais
est-ce de cette façon que Jésus a formé ses Apôtres ? Je ne sais que répondre.
Ma petite expérience personnelle me dit qu'on pourrait faire mieux pour le bien
de l'Eglise.
Je
suis arrivé, maintenant, à un tournant de ma vie ecclésiastique. Après 22 ans
d'épiscopat, je suis transféré à l'Archevêché de Hué, comme métropolitain, lors
de la transformation de la hiérarchie du Vietnam, naguère Vicariats
apostoliques, en évêchés et archevêchés quoique toujours dépendants de la S. Congrégation
"de Propagande Fidé ", actuellement appelé aussi : S. Congrégation
pour "l'Evangélisation des peuples".
Pourquoi
à Hué, ma cité natale ? Or, d'ordinaire, l'Eglise évite de nommer un évêque au
gouvernement d'un diocèse dont sa famille est originaire. La raison est
évidente. Au Vietnam, les anciens empereurs évitaient aussi de nommer
gouverneurs d'une province ceux qui en étaient originaires, car on aurait pu
les soupçonner de favoriser leur famille. Or, à Hué, vivaient encore ma mère,
mes soeurs et mes frères. Mon ancien professeur, le cardinal Agapanian, Préfet
de la S.C. de la Propagande m'a révélé la raison de cette exception. "Mon
fils, m'a-t-il dit, tu aurais dû être l'archevêque de Saïgon, mais à Saïgon
règne ton frère, le Président Diem. En devenant archevêque de Saïgon, les
pouvoirs politiques et religieux auraient été tenus par les membres d'une même famille. Voilà
pourquoi on t'a nommé à Hué puisque Hanoi est aux mains des communistes ".
Ma
destinée semble être celle de relever les ruines, outre celle de créer de
toutes pièces, soit un évêché : celui de Vinhlong, soit une université : celle
de Dalat. Travail très dur, surtout lorsqu'on doit partir de zéro, mais il y a
un avantage : on est libre de faire ce qu'on veut. Tandis que relever les
ruines implique le soin de conserver ce qui pourrait encore servir. Or, à Hué,
vieil évêché, si je devais construire un petit séminaire tout neuf, l'ancien
séminaire d'Anninh étant dans la zone communiste, le Grand-séminaire de
Phu-xuan, vénérable immeuble datant quasi de 100 ans et contenant, jadis, tout
au plus une trentaine de clercs, devait être agrandi pour recevoir à la
chapelle, dans les salles de cours, au dortoir, plus d'une centaine de grands
séminaristes appartenant à Hué et aux évêchés dépendant de l'archevêché
métropole. Heureusement, le terrain ne manquait pas.
Le
diocèse de Hué, connu par le renom de son clergé, docte et pieux, était le plus
pauvre du Vietnam. La raison ? la persécution, qui a duré plus de 200 ans,
avait fait main basse sur toutes les propriétés du diocèse et des paroisses du
Vietnam. Quand la paix religieuse fut établie par la conquête française, le
gouvernement vietnamien dût octroyer aux Missions catholiques des indemnités
pour la destruction des églises et autres établissements catholiques. Les
Missions employèrent cet argent soit à l'achat de rizières, soit à la
construction d'églises. A cette époque-là, Hué avait un évêque venu de la
Cochinchine, Mgr Caspar, un alsacien des M.E.P. Or, en Cochinchine, la Mission
subsistait grâce aux rizières. Ce prélat voulut donc appliquer la même
politique qu'à Saïgon et fit l'acquisition de rizières avec les indemnités
affectées au diocèse de Hué. Or, la situation des rizières à Hué était tout à
fait différente de celle de la Cochinchine où il y avait de bonnes rizières et
à meilleur marché. Tandis qu'à Hué, il y a peu de rizières et surtout peu de
bonnes rizières. Les agents, employés par l’Evêque pour l'achat des rizières,
n'étaient pas tous honnêtes. Le résultat fut tragique : on acquit à prix
d'argent des hectares de sable ou des rizières sensées achetées alors que leurs
vrais propriétaires ne les avaient pas vendues, d'où querelles terribles quand
les gens de l'Evêché allaient labourer ces champs... Le désastre était
irréparable.
Je
me trouvais devant une situation impossible. Heureusement, mon frère, le
Président Diem, m'aidait généreusement et discrètement. Grâce à ses aumônes dont
Dieu seul connaissait le nombre, j'ai pu construire un petit séminaire moderne
à deux pas de l'évêché et agrandir mon Grand-séminaire, réparer la cathédrale
tombée en ruines, moderniser l'évêché pour y recevoir les prêtres de passage,
bâtir une maison pour les prêtres âgés.
Un
problème occupa mes réflexions : comment sortir le diocèse de Hué de sa
pauvreté. Comment, ainsi que j'avais réussi à le faire à Vinhlong, doter chaque
paroisse de quoi subvenir à ses besoins normaux ? Or, justement à cette époque,
le gouvernement de mon frère Diem émit une loi agraire instituant des prêts pour
le reboisement des terrains incultes appartenant à des communautés ou à des
villages.
Or,
dans les provinces de Thûa-Thiâa (Hué) et de Quangtri qui constituent mon
archidiocèse, se trouvent des terrains sablonneux qui se vendent pour un prix
minime. J'ai donc introduit une requête demandant à l'Etat un prêt de plusieurs
millions de piastres pour reboiser ces terrains. Après dix ans, nous
rembourserions l'Etat de l'argent prêté avec intérêts. Je réunis mes prêtres et
leur exposai le projet : si une paroisse, ayant des terrains incultes à
proximité, désire un prêt pour cultiver ces terrains, le curé, avec
l'assentiment de sa paroisse, m'enverrait mie requête dans laquelle seraient
indiqués la superficie de ces terrains, le montant du prêt nécessaire, la nature
des arbres à planter. Après examen par le Conseil de l'évêché et mûre
délibération, le prêt serait remis au Curé et il commencerait le reboisement.
Et tous les ans, à l'époque de la retraite annuelle, il référera au Conseil
épiscopal de son travail. L'inspection des lieux et des résultats serait faite
par des doyens du district de l'intéressé.
La
plupart des curés présentèrent des requêtes selon ce schéma. Sur ces terrains
sablonneux, un seul arbre réussissait à vivre et à prospérer, une espèce de résineux
nommé "filao" par les Français. Il fournit un bois de construction
passable, mais c'est un très bon bois pour le chauffage. Il croît très vite et
a beaucoup de branches feuillues qui conviennent pour la cuisson du riz et des
aliments. Et plus on coupe les branches, plus vite jaillissent d'autres
branches... Donc, avec la vente de ce bois de chauffage, dans dix ans,
normalement la paroisse aurait payé le prêt avec les intérêts.
Remarquez
que le prêt n'était pas imposé, le curé restait libre de le demander ou non.
Dans ce cas, si un nouveau curé désirait cultiver un terrain négligé par son
prédécesseur, il pouvait introduire une requête auprès du Conseil épiscopal
pour obtenir un prêt de reboisement. Cependant, pour plus de sécurité, j'ai
imposé au doyenné une responsabilité collective pour la plantation, pour la
paiement du prêt, pour l'exploitation de la plantation.
Comme
il restait un gros reliquat sur le prêt octroyé par l'Etat, avec ce reliquat
j'ai acheté un terrain marécageux, donc peu cher, en face de mon évêché et fait
construire un grand bâtiment avec chambres à loyer pour les fonctionnaires de
l'Etat en service à Hué... et une grande plantation de cocotiers et de filaos à
Longcô, pour les besoins de l'évêché.
Grâce
à Dieu, ce projet semblait très prometteur. Tout le monde se mit à l'oeuvre et
pendant les quelques années passées à Hué, la plupart des paroisses ont réussi
à mettre de côté l'argent provenant de la vente des branches de filaos coupées
chaque année tandis que le bâtiment édifié sur le marécage, en face de ma
maison épiscopale, et louée entièrement, assurait des revenus stables et assez
intéressants à l'évêché.
Hélas,
le sort de Hué est de rester pauvre, car les vietcongs (communistes)
s'infiltraient partout dans mon diocèse distant d'une cinquantaine de
kilomètres de la frontière communiste et les guérilleros communistes
harcelaient nos deux provinces, interdisant à nos prêtres de rembourser le prêt
au gouvernement de Saïgon. Cette situation fit naître une accusation
inimaginable de l'Evêque Diên, que le Saint-Siège avait nommé mon remplaçant au
siège de Hué quand j'étais confiné en Europe. Il m'a accusé, alors, d'avoir mis
dans ma poche les millions prêtés par Saïgon pour le reboisement. La S.C. de la
Propagande m'écrivit une lettre relatant cette accusation infâme au moment où
je rentrais à Rome après avoir enseveli ma nièce, fille aînée de mon frère Nhu,
écrasée près de Paris par deux camions conduits par des chauffeurs américains.
J'ai
aussitôt répondu à la S. Congrégation qu'elle fasse savoir à mon accusateur,
primo : Que l'évêque Diên, qui habite dans l'évêché construit avec mon argent
propre, demande au Père Procureur de la Mission, qui habite l'évêché, de lui
remettre les documents concernant les prêts accordés aux paroisses pour le
reboisement. Secondo: Que l'évêque Diên aille voir la grande plantation de
cocotiers, de filaos du côté de Langeô. Tertio : L'évêque Diên n'a-t-il pas
perçu le loyer du bâtiment construit par moi-même, en face de la maison qu'il
habite ? Enfin, que je me réservais le droit de le citer devant le Tribunal de
la Rote pour calomnie
De
plus, comme les communications postales entre l'Europe et le Sud-Vietnam
existaient encore, j'ai écrit à mes prêtres de Hué, leur reprochant de n'avoir
pas informé mon auxiliaire du projet de reboisement. Or, ces prêtres me
répondirent qu'ils avaient, durant le retraite annuelle, dit à Mgr Diên la
vérité sur le prêt gouvernemental : que l'archevêque Thuc n'avait jamais vu cet
argent gardé à la Procure. Mgr Diên m'avait donc accusé de vol, tout en sachant
que c'était une calomnie. Effrayé de ma menace de porter cet affaire devant les
Tribunaux romains, Mgr Diên m'a, alors, demandé pardon. Voilà la sincérité de
cet excellent ami de Paul VI, le pape qui m'a forcé à démission avant le terme
légal pour que Mgr Diên soit nommé archevêque de Hué et puisse mettre en
pratique sa politique de la main tendue aux communistes afin de saper le
gouvernement de Saïgon. Et Mgr Diên se servit des millions m'appartenant en
propre, sans m'en demander la permission...
J'ai
modernisé le bâtiment qui servait de procure à la Mission de Hué, en y
installant douches et W.C. dans chaque chambre, et construit des chambres pour accueillir
les prêtres malades ou rets cités afin qu'ils puissent jouir des visites de
leurs confrères se rendant chez le Procureur ou l'Evêque. Et un bâtiment pour
servir de bureau à l'Action Catholique, avec une chambre pour le prêtre chargé
de cette action.
Je
pensais alors à construire une nouvelle cathédrale, car l'ancienne, édifiée plus
de 25 ans auparavant par l'ancien curé devenu ensuite vicaire apostolique de
Hué, tombait en ruines. Le toit et les charpentes, attaquées par les fourmis
blanches (termites) risquaient de s'écrouler au premier typhon.
La
nouvelle cathédrale, dont le plan était fait par un Vietnamien non catholique,
lauréat de l'Ecole française de Rome, était d'un modernisme mitigé. En béton
armé, donc résistant aux typhons et aux termites, elle offrirait un lieu décent
pour les cérémonies religieuses et assez amples pour plus de 6000 personnes.
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