Le
R. P. Morineau m’a demandé, presque en dernière heure, de traiter ce sujet très
précis et très limité : les relations qui existent entre la virginité
perpétuelle de Marie et son Assomption corporelle.
Cette
perspective ne causa d’abord chez moi aucune sorte d’enthousiasme. Mes
fonctions actuelles ne me permettent plus guère les recherches purement
spéculatives. Je risque donc de paraître inférieur à ma tâche, et de décevoir
ceux qui sont en droit d’attendre une étude parfaitement documentée.
D’autre
part, j’étais bien persuadé que l’on ne tirerait jamais de ce rapprochement
qu’un argument de lointaine convenance en faveur de l’Assomption corporelle de
Marie.
J’avais
gardé surtout le souvenir de deux textes cités du reste dans mon Manuel (et
dans beaucoup d’autres livres).
Le
premier est de S. Thomas, dans son Explication de la Salutation Angélique :
«
Marie a été exempte de trois malédictions dont les hommes ont été l’objet à
cause du péché : 1°) de la malédiction propre à la femme : conception
entraînant la perte de la virginité, gestation pénible et enfantement
douloureux ; 2°) de la malédiction propre à l’homme : Tu mangeras ton pain à la
sueur de ton front ; 3°) de la malédiction commune aux hommes et aux femmes :
Tu es poussière, et tu retourneras en poussière... de cette troisième
malédiction, la Bienheureuse Vierge fut exempte, parce qu’elle fut élevée au
ciel avec son corps. »
Le
second texte, plus ancien d’un siècle, est du Pape Alexandre III dans l’Exposé
de la foi catholique qu’il envoya au sultan d’Iconium en 1169 :
«
Marie a conçu sans honte, enfanté sans douleur, et quitté cette terre sans
corruption, afin que, selon la parole de l’Ange, que dis-je ? selon la parole
de Dieu par le ministère de l’Ange, elle se manifestât pleine de grâce, et non
pas seulement à demi-pleine de grâce ».
Evidemment,
dans ces deux textes, une certaine comparaison est établie entre la Virginité
et l’Assomption. L’une et l’autre sont considérées comme postulées par la
plénitude de grâce de la T.-S. Vierge. Mais de là à établir entre elles une
relation qui voudrait être de la causalité, il y a un chemin énorme à
parcourir. Et je trouvais qu’en établissant cette argumentation, la conclusion
dépasserait largement les prémisses. Et dans notre séminaire de philosophie de
Chézelles, comme dans tous les autres séminaires du reste, on enseigne qu’un
tel procédé viole ouvertement les règles de la logique...
Mais
voilà qu’une recherche plus attentive dans cette « Situa Mariologorum » que
constitue le livre du P. Jugie sur l’Assomption, me fit voir que cette relation
de causalité entre l’un et l’autre privilège de notre Mère du ciel a bel et
bien été envisagée dans la Tradition. Les témoignages abondent. Contentons-nous
présentement de celui-ci, tiré de l’Eglise d’Arménie, par le truchement de
Grégoire de Tatev. Je le choisis entre tous, parce qu’il pose très nettement le
problème, dont nous cherchons la solution :
«
Si quelqu’un objecte le décret divin en vertu duquel personne ne doit
ressusciter ni recevoir en héritage l’honneur de la glorification (complète)
avant la résurrection générale, nous lui répondrons que c’est une loi aussi
qu’une Vierge ne puisse devenir Mère sans perdre le sceau de sa virginité. Le législateur
n’est pas lié par la loi qu’il a posée. »
De
ces paroles, il résulte tout d’abord que, parce que Dieu a fait l’un, il était
aussi capable de faire l’autre. Mais on ne force nullement le texte en disant
que parce qu’il a fait l’un, il s’engageait aussi à faire l’autre.
Le
P. Jugie lui-même s’inscrit en faux contre cette conclusion.
«
Le fait, dit-il, que Dieu a sauvegardé la Virginité de sa Mère dans la
Conception et l’Enfantement, qu’il a auréolé sa Maternité de la Virginité,
suggère qu’il a préservé ce corps virginal de la putréfaction du tombeau. Le
premier miracle paraît annoncer le second. Le second, en tout cas, est tout à fait
convenable. On a peine à comprendre que Dieu ayant fait des merveilles pour
sauvegarder cette intégrité parfaite du corps de Marie, l’ait abandonné ensuite
au sort commun de toute chair. »
Mais,
remarquez-le, le Père Jugie ne parle que de l’incorruption dans le tombeau. Il
continue en effet:
«
Abstraction faite de la Maternité divine et du privilège de la Conception
Immaculée, la Virginité perpétuelle ne paraît postuler en toute convenance que
l’incorruption du corps de la Vierge en cas de mort, mais non la résurrection
corporelle immédiate. C’est en brouillant les notions, en faisant intervenir d’autres
privilèges, que certains théologiens essaient de tirer de la Virginité de Marie
une conclusion théologique proprement dite en faveur de l’Assomption glorieuse.
»
En
somme, la Virginité miraculeuse de Marie, Virginité dans la conception et dans
l’enfantement, cas absolument unique dans l’histoire du monde, ne postulerait
que le privilège accordé à Ste Claire de Montefalco, en Italie, dont le corps, après
six siècles et demi, est aussi frais que si elle venait d’expirer. C’est
vraiment peu.
Nous
convenons très bien que l’Assomption corporelle est postulée par le privilège
de l’Immaculée Conception, lequel est lui-même en dépendance de la Maternité
divine.
Mais,
en soi, l’Immaculée Conception réclamait plus que la résurrection et
l’assomption corporelle. Elle réclamait le privilège de l’immortalité,
puisqu’elle replaçait Marie dans l’état de justice originelle. Si la Vierge a
pu mourir, et si elle est morte effectivement, c’est en vertu d’un autre
principe, la corédemption. Marie a voulu être pour son Fils un aide semblable à
lui, autant que cela était possible à une pure créature. La Rédemption exigeait
les souffrances et la mort de l’Homme-Dieu ; la corédemption exigeait également
les souffrances (au pied de la Croix) et la mort de la Mère de Dieu. Le Christ n’était
pas obligé d’accepter une mission si pénible. Mais s’il voulait l’accomplir, il
devait verser le prix convenu. Marie, unie de volonté à son Fils, a choisi de
marcher d’emblée par les mêmes chemins.
On
comprend dès lors que les auteurs ecclésiastiques postérieurs au IVe
siècle, qui ont envisagé clairement ce dogme de l’Assomption de Marie, ne se
sont pas appuyés sur sa pureté originelle, du reste alors beaucoup moins en
évidence que sur sa prodigieuse Virginité.
Il
y a, en effet, une certaine similitude entre l’un et l’autre privilège.
La
Virginité a assuré à Marie une intégrité parfaite et une pureté inviolable dans
toutes les circonstances qui, normalement, sont fatales à la virginité (sans
être pour cela des péchés) : 1°) dans le mariage et une vie de ménage qui dura une
trentaine d’années ; 2°) dans la conception; 3°) dans l’enfantement. Même si
l’état d’innocence avait persisté, la virginité eût été incompatible avec le
mariage, avec la conception et avec l’enfantement.
La
Virginité parfaite de Marie dans ces trois circonstances la mettent donc à
part, dans une situation supérieure à celle qui aurait été normale, même dans
l’état de justice originelle. Elle demeure intacte là où, normalement, elle
aurait dû être détruite ; elle reste pure au milieu de la corruption.
Et
c’est en cela que la Virginité de Marie présage son Assomption. Par cet autre
privilège, Marie échappe à la loi de la corruption que, normalement, elle
aurait dû subir. Elle sort, vivante et glorieuse, du tombeau qui aurait dû
contenir ses restes jusqu’à la fin du monde.
L’exposé
de cette similitude nous amènera à découvrir d’autres relations encore, entre
les deux privilèges de Marie.
Supposant
donc établies les preuves du fait même de l’Assomption corporelle de Marie, et
même de cette Assomption précédée de la mort sans souffrances et de la
résurrection anticipée, je voudrais chercher avec vous quelles relations la Tradition
chrétienne a découvertes entre la Virginité de Marie et son Assomption
corporelle.
Commençons
par ce qui est implicite.
Nul
n’ignore l’importance primordiale que revêtait, aux premiers siècles de l’Eglise,
le dogme de la Virginité perpétuelle de Marie. On peut dire que c’est autour de
cette vérité et à partir de cette vérité que s’édifia peu à peu toute la doctrine,
et bientôt toute la théologie mariale, toute la mariologie. La preuve la plus
convaincante de la divinité du Christ était celle-ci : « Natus est ex Maria Virgine ».
Aussi
les erreurs ne tardèdent pas à s’attaquer à cette clef de voûte de toute la
doctrine christologique et mariale. Mais elles provoquèrent les vigoureuses
réactions de S. Epiphane, de S. Ambroise et de S. Jérôme.
«
De ces discussions ressortait la Virginité intégrale de Marie. On maintenait
avec force, non seulement que Marie était Vierge et le resta dans sa Conception
de Jésus-Christ, et même dans son enfantement, mais qu’elle resta vierge plus tard
et n’eut pas d’autre enfant que Jésus... L’argument principal que l’on
invoquait contre les hérétiques était la nécessité de sauvegarder
l’incorruption totale de la Mère de Dieu... »
«
Si la dignité du Fils écarte toute corruption virginale en Marie, ne peut-on y
voir l’annonce de privilèges analogues concernant l’incorruption corporelle ?
Ce n’est pas encore la glorification proprement dite, mais nous sommes sur la
voie, et les anciens ont d’abord envisagé cela à l’égard de Marie.
(P.
F. Cayré, dans l’Année théologique 1948,
fasc. III et IV).
Ainsi,
le silence des trois premiers siècles au sujet de l’Assomption ne doit pas être
pris au tragique. Comme dit encore le P. Cayré : « Ce silence n’est pas celui
de la mort, mais celui des mystérieuses germinations, qui secrètement, préparent
la vie. Un labour prêt à être ensemencé et un labour ensemencé sont apparemment
identiques pendant un temps donné ; mais quelle différence au fond ! La suite
le prouve ! »
Les
affirmations quelque peu énigmatiques de S. Epiphane et du Prêtre Timothée[1]
seraient demeurées lettres mortes ; les récits fortement enjolivés des
apocryphes n’auraient pas trouvé grâce devant des écrivains ecclésiastiques d’une
orthodoxie ombrageuse, s’ils n’avaient pas été l’éclosion de cette foi
implicite en l’incorruption totale de Marie. Il a fallu plusieurs siècles pour
que cette foi prenne conscience d’elle-même. Est-ce vraiment le seul cas où une
telle lenteur s’est manifestée ? Et la Maternité divine ? Et l’immaculée
Conception ? Pour ne parler que des points de doctrine mariale...
Puisque
le dogme de la Virginité de Marie comporte trois aspects spéciaux, exprimés
dans la formule lapidaire de S. Augustin : « Virgo concepit, virgo peperit, virgo permansit » (Sermo 51, 28 ;
196, 1, etc.), nous aurons avantage nous-mêmes à rechercher quels rapports
existent entre la Virginité de Marie à chacun de ces points de vue et son
Assomption corporelle. Ainsi, nous serons mieux en mesure d’apprécier la force du
lien que la tradition a admis entre ces deux privilèges mariais. Car il est
curieux que les textes spécifient toujours la virginité à ce triple point de
vue, chaque fois qu’ils cherchent un fondement au dogme de l’Assomption.
1°) Virgo concepit
Dans
cette conception virginale, deux éléments ont un rapport très étroit avec
l’assomption corporelle : l’intégrité virginale,
miraculeusement conservée dans la conception elle-même, et l’absence des troubles de la concupiscence.
Evidemment,
il y a bien des raisons à la conception virginale. Dieu n’a pas été conduit
dans le choix de cette voie uniquement par une question d’esthétique. La
nécessité pour le Rédempteur d’échapper au « debitum peccati originalis », l’impossibilité d’une vraie paternité
selon la chair se terminant au Verbe Incarné prouvant mieux que tous les
sentiments, la nécessité de la Conception virginale. Sur ce point, Billot a
fait la lumière en réfutant Suarez, et j’ai été heureux de le suivre dans mon
Manuel de Mariologie dogmatique.
Il
n’en reste pas moins que Dieu a accompli un miracle pour préserver l’intégrité
de sa Mère, pour lui donner à la fois l’honneur de la Maternité et la gloire de
la Virginité. Il a voulu que son corps ne perdît aucun des charmes dont il avait
été surabondamment doté en recevant la vie, et l’un de ces charmes les plus
puissants, charme à la fois physique et moral, c’est celui de la virginité.
Si
Dieu a tant eu à cœur de conserver ainsi l’intégrité corporelle de Marie jusque
dans ses moindres éléments, pourrait-on admettre qu’il soit insensible à la
totale destruction de ce même corps par la corruption du tombeau ? Nous avons entendu
tout à l’heure le Père Jugie réclamer au moins l’incorruption corporelle.
Avantage sans doute, mais combien petit ? Un cadavre, même bien conservé, est
toujours un cadavre. Il peut rappeler la personne aimée, mais il ne la remplacé
pas. Ce que Dieu aime en Marie, c’est un corps vivant, une virginité consciente,
choisie et protégée. Il était en son pouvoir de la reconstituer intégralement
après la courte période de mort corédemptrice. Qui pourra nier qu’il l’ait fait
?...
Ensuite,
une des grandes raisons qui ont attiré sur la nature humaine l’humiliation du
tombeau, c’est le plaisir que l’homme a cherché dans sa faute. Plaisir
tellement intense et désordonné, que même lorsque l’acte correspondant n’est pas
peccamineux, le plaisir trouble la raison et la domine brutalement.
Dans
sa conception virginale, Marie a été parfaitement à l’abri des troubles de la
chair. Ceux-ci n’avaient plus aucune raison d’être et ne pouvaient même pas
exister. Marie n’était-elle pas préservée de la concupiscence ? Alors, pourquoi
participer au châtiment quand on n’a nullement participé à la culpabilité ? Ce
petit aspect lui-même ne semble pas absent de l’ensemble des raisons qui
motivent l’Assomption corporelle. Et là, sachons distinguer entre la mort et la
corruption. La mort peut être méritoire et glorieuse, tout en étant conséquence
du péché. La corruption n’est jamais méritoire, puisqu’elle n’est pas subie par
un être humain. Elle est la honte de notre condition. Impossible donc
d’invoquer ici pour Marie le motif de la Corédemption.
2°) Virgo peperit
Certaines
raisons métaphysiques postulaient absolument la Virginité dans la conception du
Christ. Les mêmes raisons ne militent plus aussi impérieusement pour la
Virginité dans l’enfantement. Ici, Dieu semble avoir cédé davantage à des motifs
d’esthétique, de convenance, de libre choix. La conclusion du reste n’en sera
que plus directe en faveur de l’Assomption.
Le
P. Friethoff, O. P., dans son étude « De
doctrina Assumptionis corporalis B.M.V. rationibus theologicis illustrata »,
construit son argument de la façon suivante :
«
La malédiction portée par Dieu contre le genre humain au jour de sa colère
s’étend aussi aux douleurs dans l’enfantement : « Tu enfanteras dans la
douleur. » (Gen, III, 16).
«
Ces douleurs résultent de la façon dont l’enfant vient à la lumière (Somma
theologica, III, 35, 6). Or, le Christ est né clauso utero, car notre foi nous enseigne que Marie est vierge dans
l’enfantement. Il n’y avait donc plus aucune cause à la douleur dans cet
enfantement.
«
De cette vérité révélée, à savoir la Virginité de Marie dans l’enfantement,
nous arrivons par raisonnement à établir sa préservation de la douleur dans
l’enfantement. Et pourtant, cette préservation n’exige nullement la virginité,
car, si l’homme n’avait pas péché, Dieu aurait prévu un moyen pour empêcher la
douleur sans préserver la Virginité. Mais la virginité dans l’enfantement a
comme effet propre d’empêcher la douleur.
«
Ainsi Marie, de par sa virginité, a été préservée des douleurs de
l’enfantement. Nous concluons qu’elle a été également préservée de la
corruption du tombeau. Car il n’y a qu’une malédiction comme il n’y a qu’un
péché. Mais l’une, et l’autre ont de multiples effets. Si l’un des effets
manque, on peut conclure à l’absence de tous les autres, et à l’absence de la
malédiction elle-même. »
Le
R. P. Friethoff prétend ainsi démontrer scientifiquement le privilège de
l’Assomption. Pour comprendre cette prétention, il faut se rappeler la théorie
des effets formels. Une cause ne saurait exister sans être accompagnée de son
effet formel. Et la meilleure preuve que la cause existe ou n’existe pas, c’est
la présence ou l’absence de l’effet formel. Et l’argument peut se renverser. Là
où la cause est impossible, ou est simplement empêchée, l’effet ne saurait
exister.
Quelle
est la cause des douleurs dans l’enfantement, de la mort et de la corruption du
tombeau ? Le péché. Marie n’a pas péché. Elle n’a donc encouru ni les douleurs
dans l’enfantement, ni la mort, ni la corruption dans le tombeau. Si, pour des
raisons spéciales, elle a subi la mort, elle demeurait de plein droit exempte
de la corruption.
On
le voit, ici la virginité dans l’enfantement n’est pas invoquée comme cause de
l’Assomption, mais seulement comme preuve
manifestative.
Le
P. Jugie s’élève contre cette argumentation. Elle ne prouve, selon lui, que
l’immaculée Conception, et, encore une fois, n’aboutit qu’à écarter la
réduction du corps virginal en poussière. D’autre part, il considère
l’enfantement virginal comme privilège du Sauveur lui-même, plutôt que de sa
Sainte Mère. Cela semble un peu de la mauvaise humeur. Le privilège concerne
l’un et l’autre. De fait, les théologiens disent que, dans ce miracle, c’est
plutôt l’impénétrabilité du corps du Sauveur qui a cédé et a pu ainsi traverser
le corps dé Marie sans rien y déplacer. Mais il n’en résulte nullement que
Marie n’ait pas été intéressée, honorée et souverainement consacrée par ce
miracle : « Virginitatem non minuit sed
sacravit ».
Toute
la question est là ! Cette consécration elle-même n’entraîne-t-elle pas des
conséquences par delà le tombeau ?
Si
de telles conséquences ne sont peut-être pas démontrées scientifiquement, elles
sont du moins manifestées comme de souveraines convenances, et postulées par la
logique de l’action divine.
3°) Virgo pepmansit
On
admire à juste titre un exemple comme celui de S. Henri, gardant une virginité
parfaite dans son mariage avec Cunégonde, malgré toutes les facilités qu’une
cour royale est capable de fournir.
Et
on a raison d’admirer. La virginité sacerdotale et religieuse auprès de
celle-là n’est qu’un jeu d’enfant.
Marie
a conservé une virginité parfaite dans un mariage qui a duré une trentaine
d’années. Mais son exemple n’est pas admirable au même point de vue que celui
de S. Henri. Pour elle, la virginité était facile, normale même, en tout cas
pleinement sous le domaine de la volonté, parce que Marie était exempte,
parfaitement exempte de la concupiscence.
Et
alors, qui n’admirera cette maîtrise parfaite des facultés inférieures, cet
épanouissement total d’elle-même, cette sécurité au milieu de la corruption du
monde ? Cette fleur peut pousser partout, même dans les terrains les plus
défavorables. Ce qui ne signifie pas, du reste, qu’elle s’est exposée à tous les
dangers. Personne, plus que la Vierge, n’a mené une vie retirée, presque
cloîtrée.
Cet
aspect de sa virginité n’aurait-il aucun rapport avec l’Assomption corporelle ?
Ce n’est pas l’opinion de S. Grégoire de Nysse ( †394).
«
C’est, dit-il, de la génération que la corruption tire son origine, et ceux
qui, en gardant la virginité s’abstiennent d’engendrer, posent en eux-mêmes une
limite à la mort, l’empêchant d’aller plus loin. Frontières vivantes, séparant
l’empire de la vie et celui de la mort, ils arrêtent celle-ci dans sa course en
avant. Si donc la mort ne peut passer au-delà de la virginité, mais trouve en
elle son terme et sa destruction, il est clairement démontré que la virginité
triomphe de la mort.
«
De même que, pour parler de Marie, Mère de Dieu, la mort qui a régné depuis
Adam jusqu’à elle, — oui, jusqu’à elle, parce que d’elle aussi la mort s’est
approchée, — de même, dis-je, que la mort, après s’être heurtée contre le fruit
de sa virginité, a été écrasée et brisée, de même, en toute âme qui passe la
vie présente sur la nacelle de la virginité, la puissance de la mort sera
brisée en quelque sorte, et elle est détruite en ce sens qu’elle n’a plus
personne en qui enfoncer son aiguillon. » (De
Virginitate, cap. XII).
En
dépit de l’affirmation de S. Grégoire de Nysse : « Il est clairement
démontré... », on ne voit pas très bien ce qui ressort de ses paroles. Les
Vierges triomphent de la mort en arrêtant et détruisant sa puissance, en
refusant de lui donner d’autres victimes. Cela n’aurait donc rien de miraculeux
et manifesterait même quelques sentiments manichéens. La matière étant mauvaise,
il faut à tout prix s’opposer à sa multiplication en refusant d’engendrer. Et
que viendrait faire ici la T.-S. Vierge ?
S.
Grégoire n’affirmerait-il pas plutôt que la virginité donne à celui qui la
pratique une victoire sur la mort et un droit de plus à la résurrection ? Et
quand cette vertu a été pratiquée au degré où la T.-S. Vierge Marie l’a
pratiquée, elle donne droit à la résurrection anticipée ; elle soustrait à la
corruption du tombeau.
Ces
vues rapides sur les rapports qui peuvent exister entre la virginité
perpétuelle de Marie et son Assomption corporelle nous mettent en état de
comprendre les témoignages que la Tradition nous a laissés à ce sujet.
Il
nous est agréable de les trouver d’abord dans les Sacramentaires, c’est-à-dire
dans ces vénérables livres liturgiques, jadis compris de tout le peuple
chrétien, et exprimant à ce titre, mieux que tous les autres, la foi de
l’Eglise universelle.
Le
Sacramentaire grégorien présentait cette préface pour la fête de l’Assomption :
«
...Et nos in tuis sanctis virginibus
exultantibus animis laudare, benedicere et prædicare, inter quas beata Dei
genitrix intemerata Virgo Maria, gloriosissima effulsit, cujus assumptionis diem
omni devotione praesenti sacrificio celebramus. »
C’est
déjà un beau rapprochement entre la Virginité et l’Assomption. Cependant, les
paroles sont encore très générales.
La
Messe de la Liturgie gallicane pour l’Assomption, dans le Missel dit « de Bobbio
» donne plus de précision.
Voici
ce qu’elle affirme dans l’oraison de l’Introit :
«
Generosae diei dominicæ Genitricis
inexplicabile sacramentum, tanto mugis præconabile qgantum inter homines Assumptione
Virginis singulare. Apud quam vitæ integritas obtinuit filium, et mors non
invenit par exemplum ; nec minus ingerens stuporem de transita, quam exultationem
ferens unico beata de partu ; non solum mirabilis pignore quod fide concepit...
fratres carissimi, deprecemur, ut ejus adjuti muniamur suffragio, quæ beata
Maria de partu clara, de merito felix prædicatur post transitum. »
Et
dans la préface :
« Die præ ceteris honorando quo… Virgo Dei
genitrix Maria de mundo migravit ad Christum, germine gloriosa, Assumptione
secura, paradisi dote prælata, nesciens damna de coitu, sumens vota de fructu ;
non subdita dolori per partum, speciosus thalamus, de quo decorus procedit
sponsus... Recte ab eo suscepta es in Assumptione feliciter, quem suscepisti conceptura
per fidem, ut quæ terræ non eras conscia, te non teneret rupes inclusa. »
Une
variante de la même préface, tirée d’un missel gallican du VIIIe
siècle, serre encore de plus près le rapport entre Virginité et Assomption en
disant :
«
Quæ nec de corruptione suscepit contagium, nec resolutionem pertulit in
sepulchro. »
De
même, un missel mozarabe du IXe siècle :
«
Nec immerito quidem ibidem debuit cum
filio gloriari cui divinitus intemerato virginitatis pudore meruit inviscerari.
»
Si,
de ces témoignages émanant des livres liturgiques, nous passons aux
affirmations des Pères de l’Eglise au temps où la foi en l’Assomption glorieuse
de Marie avait trouvé son expression définitive, nous remarquons encore de
nombreux rapprochements entre les deux grands privilèges de Marie.
Quelques
exemples simplement.
S.
André de Crète, mort en 740, écrivait :
«
Si le sein de la Vierge ignora toute lésion, la chair de la morte échappa à la
destruction. O prodige ! L’enfantement fut à l’abri de toute avarie, et la
tombe ne connut point la destruction, car celle-ci ne s’attaque pas aux choses
saintes. » (P. G. XCVII, 1081).
S.
Jean Damascène († 749) disait dans sa deuxième homélie « Sur la Dormition de la Vierge » (P. G. XCI, 713) :
«
Comment, celle qui dans son enfantement a passé au-dessus des lois de la
nature, cède-t-elle maintenant à ces mêmes lois, et comment son corps virginal
est-il soumis à la mort ?»
La
réponse se trouve dans le mystère de la corédemption. La virginité de Marie la
soustrayait à la loi de la mort. Mais elle s’y est soumise pour ressembler à
son Fils.
Passe
pour la mort. Mais la corruption du tombeau ? Le saint y a songé (Ibid., col.
716) :
«
Ton âme n’est pas descendue aux enfers, et ta chair n’a pas connu la
corruption. Ton corps tout virginal et immaculé n’a pas été abandonné dans la
terre. Mais toi, la reine, la souveraine, la Mère de Dieu, la véritable
Théotokos, tu as été transférée dans les demeures royales des cieux. »
L’Abbé
Théognoste, mort après 871, disait mieux encore :
«
Il convenait pareillement que celle qui... par le message d’un ange, avait reçu
le privilège d’une conception sainte, et avait eu pareillement un enfantement
saint, obtint une dormition sainte. » (Patr. Orient. XVI, I, p. 457).
Avant
de quitter l’Orient, écoutons encore la voix de l’Eglise de Byzance. Jean le
Géomètre disait :
«
Restée Vierge dans l’enfantement, Marie échappe maintenant à la corruption dans
la mort. Tout comme son enfantement surpassa alors toute parole et le mode
habituel, de même maintenant elle défie le temps et la nature. »
Ne
terminons pas sans recueillir quelques témoignages de l’Eglise occidentale. Le
Pseudo-Augustin (P. L. XL, 1145-1145) dit[2] :
«
Marie n’a pas été soumise à toutes les pénalités auxquelles Eve a été
condamnée. Elle a eu une maternité virginale, un enfantement virginal et sans
douleur. Elle est restée toujours Vierge. Il y a donc des exceptions pour elle
et on ne peut assimiler en tout soit sort à celui d’Eve.
«
Si donc Jésus a voulu conserver l’intégrité virginale de sa Mère, pourquoi ne
voudrait-il pas la préserver de la puanteur de la corruption ?»
Enfin,
Pierre de Blois (mort après 1204) :
«Je
crois, dit-il, que celui qui, en naissant, conserva intact la Virginité de sa
Mère, garda aussi de toute corruption de la mortalité ce corps virginal dans
lequel la plénitude de la divinité daigna habiter en sa personne... Elle peut
en toute sûreté monter au ciel, celle qui mena sur la terre une vie angélique.
» (Sermo in Assumptione BJM.VJ.
Une
conclusion s’impose.
La
foi de l’Eglise dans l’Assomption corporelle de Marie ne semble pas
sérieusement contestable. Pour en revenir à la comparaison employée dans
l’Année théologique, entre un champ labouré, mais non ensemencé, et un champ
nouvellement ensemencé, il n’y a aucune différence. Seules les tiges en se développant
démontrent : 1°) que le champ était réellement ensemencé ; 2°) quelles graines
y ont été semées.
La
foi des premiers siècles n’était qu’implicite dans le mystère de l’Assomption.
Mais la foi des siècles suivants a montré tout ce qui était réellement contenu
dans le dépôt de la révélation : et dans ce dépôt, il y avait place pour le mystère
de l’Assomption.
De
plus, quand on a voulu savoir avec quel autre privilège marial l’Assomption
était en connexion, on n’a pas hésité à le relier au privilège de la Virginité
perpétuelle. Ce dogme fondamental en Mariologie, connu dès l’origine, et
accepté avec enthousiasme, plaçait la Vierge en si haute estime, qu’il prédisposait
les esprits à admettre toutes les plus glorieuses exceptions en sa faveur.
Ainsi,
dès que la question de l’Assomption s’est posée, on a vu d’emblée que ce
privilège était dans la logique de l’action divine, et postulé, au moins de
convenance, par la miraculeuse Virginité.
C’est,
je crois, ce que j’avais à vous prouver. Trop heureux si ces quelques
réflexions pouvaient aider un tant soit peu à la proclamation du dogme de
l’Assomption corporelle.
A.
PLESSIS, S. M. M.
[1] Si
Prêtre Timothé il y a. Cf, le rapport de Dom Capelle.
[2]
Avant le rapport du R.P. Barré, je croyais le pseudo-Augustin d’une plus
vulnérable antiquité.
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