mardi 31 décembre 2019

Adjutor Rivard, juge/ Père Louis Lalande, S.J. - La bénédiction paternelle


La bénédiction paternelle

Beaucoup de nos vieilles coutumes, et des meilleurs sont en train de se perdre. Bientôt nul ne les pratiquera plus; déjà c’est à peine si on les connaît. Quelques chercheurs s’y intéressent encore ; avant qu’elles ne disparaissent tout à fait, ils les enregistrent comme on herborise, ils les décrivent, ils en font le recueil comme des choses curieuses.

Eh! Que m’importe ce folklore, froide sépulture des traditions mortes. Je n’y trouve qu’un faible et stérile souvenir de ce qui fut vivant. Les vieilles coutumes s’en vont et il ne suffit point d’en conserver la mémoire : il faudrait les garder elles-mêmes.

De ces coutumes qui se perdent, il en est de singulièrement précieuses qui tiennent à l’esprit même de notre race, qui sont comme une expression de notre conscience nationale, et qui emportent avec elles quelque chose de notre âme. Elles font vraiment partie du patrimoine idéal hérité de nos ancêtres. N’est-ce pas forfaire que de les laisser s’éteindre? Comment ne pas déplorer amèrement que de perdre par exemple la bonne, la salutaire, la saine coutume de la bénédiction paternelle? Jadis, personne n’eût voulu commencer l’année sans que des mains étendues du chef de famille ne fû descendue sur les enfants agenouillés la bénédiction d’en haut. Moment solennel! Le père apparaissait revêtu d’un caractère sacré, et c’est Dieu qui par sa voix bénissait. Quels fruits salutaires produisait la bénédiction du Jour de l’an : pardon de toutes les fautes, promesse de tous les dévouements, garanties de tous les respects! Le seul souvenir de cette scène auguste devrait arrêter plus d’un fils sur le bord des abîmes.

Les enfants qui n’osent plus demander la bénédiction de leurs pères et les pères qui ne bénissent plus leurs enfants, savent-ils bien ce dont ils se privent eux-mêmes, et leurs familles, et la société? Que deviendrons-nous et que restera-t-il du vrai génie de notre race quand la coutume sera toute perdue et que nul des nôtres ne pourra plus se réclamer d’une bénédiction de son père?

Quelle figure serait l’histoire d’un peuple chez qui la malédiction paternelle serait devenue de tradition? Et comment ce peuple dont chaque citoyen porterait ce fardeau très lourd saurait-il sa destinée?... Il n’est personne, même chez ceux qui ne savent pas la vraie source de l’autorité paternelle, qui ne craigne la malédiction d’un père. Comment donc la bénédiction paternelle n’importerait-elle pas au bonheur, non seulement des individus et des familles, mais encore de la société, de la nation.

Heureux les peuples qui gardent pieusement la coutume de la bénédiction paternelle! Ils ont les dons qui font les races fortes; car, de père en fils et de siècles en siècles, la bénédiction descend multipliée sur les têtes toujours plus nombreuses et, à chaque génération, plus riche de vertus.

Adjutor Rivard (juge)

h! La belle tradition! Lisez ce qu’en dit le père Louis Lalande, S.J. :

De bonne heure, le Jour de l’An au matin, les enfants de familles canadiennes-françaises s’agenouillent devant leur père, et le père les bénit. C’est une tradition que nos aïeux nous ont apportée de France. Elle s’est perpétuée chez nous, intimement liée au sentiment religieux. Elle est une des plus touchantes manifestations de la piété filiale dans nos foyers. L’Eglise en explique le sens surnaturel, l’encourage, la recommande, la conserve, comme elle fait pour toutes nos traditions les meilleures…

Rien par ailleurs, n’est plus simple que la bénédiction du jour de l’An. Le rituel renferme bien quelques formalités variant d’une paroisse ou d’une région à une autre. Mais l’essentiel, le fond, reste partout le même, d’une signification touchante et grande dans sa simplicité.

Au reste, c’est la maman qui interprète et qui enseigne aux petits comment il faut faire. Elle a d’abord commencé elle-même par faire à son mari ses souhaits du nouvel an. Elle et lui se sont levés plus tôt que de coutume ce matin-là; lui pour être prêt à bénir; elle, pour s’émouvoir et caresser ses chers petits quand ils seront bénis. Les plus grands sont venus les premiers ou bien séparément, chacun demandant sa bénédiction, ou bien à la suite de l’aîné qui la demande pour tous : « Papa, voulez-vous, s’il vous plaît, nous donner votre bénédiction? » Et le père levant ses deux mains sur la tête de ses enfants, prononce d’une voix qui s’efforce de n’être pas trop émue : « Ô mes enfants, que le bon Dieu daigne vous bénir comme je vous bénis moi-même. »

Quand les enfants sont encore tout jeunes, c’est la maman qui les conduit aux pieds de leur père, tenant elle-même le bébé dans ses bras. Et la scène devient d’autant plus émouvante que la sensibilité paternelle est plus atteinte par cet acte si grand, accompli par des êtres si petits.

En nul autre moment de l’année peut-être, cet homme ne sent son cœur paternel remué par un amour plus tendre et plus ardent pour ses chéris. Jamais sous son toit, il ne se sent plus près de Dieu qui bénit avec lui et par lui; nulle part, il n’agit en plus parfait accord et harmonie avec le Père qui est aux cieux.

Souvent la scène se renouvelle plusieurs fois le même jour : avant la grand’messe, le soir, ou même les jours suivants. C’est que le père est devenu grand-père. Ses fils et ses filles sont mariés : ils ont quitté la maison, comme les oiseaux quittent leur nid. Ils ont fondé à leur tour un foyer. Il faut qu’ils s’en soient allés bien loin, pour que le Jour de l’An ne les ramène pas à la vieille maison familiale. De grand matin ils ont eux-mêmes béni leurs petits; puis, en hâte, le cœur battant de joie, le visage rougi par les caresses du froid, ils reviennent au grand-papa, le prier, à leur tour, d’appeler le bonheur sur leur tête et sur celle de leurs bien-aimés. Et le vieillard, levant de nouveau ses mains sur ses fils, sur leurs enfants, et parfois sur les enfants de leurs enfants recommence : « Ô mes enfants, et mes petits-enfants, que le bon Dieu daigne vous bénir comme je vous bénis moi-même! » Ah! c’est à une année bien commencée!
-Louis Lalande, S.J.

mardi 24 décembre 2019

Cardinal Pie - Homélie pour le jour de Noël 1874


Hæccine reddis Domino, popule stulte et insipiens ?
Est-ce donc là ce que tu rends au Seigneur, peuple fou et insensé ?
Deut. XXXII-6

Mes très chers frères,

I. C’est une loi de l’ordre moral que le devoir de la reconnaissance est proportionné à l’importance des bienfaits reçus, et que, conséquemment, le crime de l’ingratitude se mesure sur l’étendue des largesses du bienfaiteur. Cela est vrai pour les individus, cela est vrai pour les peuples. Et de même que chaque Israélite en particulier put faire son profit des grandes paroles que nous allons reproduire, chacun de nous également, mes bien aimés auditeurs, pourra se les approprier avec fruit. Toutefois, le discours de Moïse visait directement la nation d’Israël, et je confesse sans difficulté que l’enseignement qui va s’en déduire pour nous est, avant tout, un enseignement public et national. De là cet exorde si solennel : « Cieux, écoutez ce que je vais dire : que la terre entende les paroles de ma bouche : Audite, cœli, quæ loquor, audiat terra verba oris mei ». « Puisse ma doctrine tomber comme une pluie salutaire, et s’insinuer dans les esprits comme une rosée bienfaisante » [1] !

Ce cantique célèbre, qui fut comme le chant du cygne et le testament du législateur des Hébreux, n’était pas seulement l’histoire du passé ; c’était l’histoire anticipée et prophétique de l’avenir. Moïse avait été témoin des miracles opérés par le Seigneur en faveur de son peuple, et il avait vu de ses yeux les ingratitudes et les rébellions de ce même peuple, et il avait assisté aux châtiments terribles que ses fautes lui avaient attirés, ce qui n’empêchait pas que finalement il allait entrer dans la terre promise.

En cela, le cantique de Moïse était de l’histoire ; mais ce grand homme, avant de mourir, éclairé d’une lumière divine, avait vu se dérouler devant lui le tableau complet des vicissitudes futures de la nation sainte : les interventions miséricordieuses et manifestement miséricordieuses d’en haut, les infidélités et les crimes d’en bas, les abaissements et les défaites qui ne manqueraient jamais de suivre, puis les relèvements et les délivrances qui succéderaient. Et comme tout ce qui avait trait au premier Israël se rapportait à celui que saint Paul appelle l’autre « Israël de Dieu » ; « comme rien n’arrivait aux Hébreux qu’en figures : Omnia in figuris contingebant illis » [2], il se trouve que le cantique final de Moïse est la prophétie explicite des destinées du nouveau Testament comme de l’ancien. Et parce que la venue de Dieu sur la terre, en la personne de son Fils Jésus, a été signalée par des prodiges d’amour infiniment supérieurs à ceux dont son serviteur Moïse avait été l’instrument et le ministre ; parce que la constitution de la grande société chrétienne a été le suprême chef-d’œuvre de la providence et de la bonté divine ; le langage que nous allons entendre et que nous allons méditer aura pour nous plus de signification encore que quand il fut proféré au pied des montagnes d’Abarim et de Nébo [3].

II. Par le fait, c’est aux fils de la nouvelle alliance qu’il appartient de chanter : Rendez gloire à notre Dieu ; « les œuvres de Dieu sont parfaites : Dei perfecta sunt opera » [4]. Jusqu’au jour où le Fils de Dieu est descendu parmi nous, jusqu’à celui où, ayant envoyé son Esprit sur la terre, il en a renouvelé la face, l’œuvre divine n’était qu’à l’état d’ébauche et de préparatif. C’est l’incarnation qui a donné à tout l’ordre créé sa perfection suprême ; c’est la loi évangélique qui a empreint à tous les degrés, sur toutes les parties de l’ordre social, un cachet de justice jusque-là inconnu des nations : Dei perfecta sunt opera, et omnes viæ ejus judicia. Dieu avait promis le règne de la justice : il a été fidèle à sa promesse ; l’iniquité, qui faisait le fond du régime païen, a cédé la place à ce qui est juste et droit : Deus fidelis, et absque ulla iniquitate, justus et rectus.

Voilà bien, en réalité, ce que la doctrine et la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ce que sa religion et son Esprit ont apporté à la race humaine. Et comment l’humanité, si salutairement affranchie par l’Evangile, comment les plus privilégiées des nations ont-elles répondu à ces bienfaits ? « Ah ! ceux que Dieu avait adoptés pour « ses fils ont cessé de l’être par leurs désordres et leurs souillures : génération dépravée et pervertie : Peccaverunt et, et non filii ejus in sordibus : generatio prava atque perversa [5]. Et ici éclate l’énergique interpellation de l’homme de Dieu : « Hæccine reddis Domino, popule stulte et insipiens : Est-ce donc là ce que tu rends au Seigneur, peuple fou et insensé ? »

N’accusez pas mon patriotisme, mes Frères, s’il n’a pas souci de se montrer plus délicat que celui de Moïse envers la nation dont il était l’instituteur et le chef. D’après les témoignages les plus autorisés, la France, sous la loi nouvelle, a été l’héritière spéciale des prérogatives de la nation sainte. Entre toutes les autres nations chrétiennes, elle se glorifie du droit d’aînesse et se qualifie d’un superlatif que l’histoire ne lui dispute pas. Or, les bénéfices entraînent les charges, et à ce titre, les fautes de la France auront toujours un caractère particulier de gravité. J’entrerai donc sans détour en jugement avec elle : c’est pourquoi je reprends mon texte et je poursuis.

III. Hæccine reddis Domino, popule stulte et insipiens : Est-ce donc là ce que tu rends à Dieu, peuple fou et insensé ? N’est-ce pas lui qui est ton père et qui, t’ayant fait et t’ayant créé, a entendu que tu lui appartinsses : Numquid non ipse est pater tuus, qui possedit te, et fecit et creavit te ? Remonte le cours des siècles et des générations ; interroge les origines et les traditions de ton histoire, et tu reconnaîtras ceci : c’est qu’à l’heure où le Très Haut préparait la grande société européenne, faisait la division des peuples, assignait à chaque nation sa frontière, il a posé le cordeau et jeté son dévolu sur le pays de France qu’il prenait pour son partage, et il a voulu que ce peuple fût son peuple.

Il l’a trouvé sur une terre déserte et longtemps ravagée, au milieu des forêts et des solitudes ; il s’est fait son guide, son précepteur et son gardien, il l’a soigné comme la prunelle de son œil. Semblable à l’aigle qui, provoquant ses petits à voler, voltige légèrement sur eux, il a étendu ses ailes sur son peuple, et il l’a pris et porté sur ses épaules, comme l’aigle se charge de ses aiglons. Aucune autre influence que l’influence chrétienne n’a présidé à l’éducation et au développement de cette nation. L’hérésie, qui souilla le berceau de plusieurs peuples voisins, n’infecta point les origines de la France. « Jésus-Christ seul fut son initiateur, et il n’y avait point avec lui de Dieu étranger : Dominus solus dux ejus fuit, et non erat cum eo Deus alienus » [6].

À cette école de la pure vérité chrétienne, et sous le souffle de ces tenants illustres de l’orthodoxie qui s’appelèrent Irénée, Hilaire, Martin, Remy, et combien d’autres, on vit éclore et se développer les institutions, les lois, les libertés, les mœurs, les vertus, les gloires qui assurèrent au peuple franc la suprématie sur tous les peuples. D’autant qu’aux avantages de l’ordre religieux et intellectuel, le Seigneur ajouta, par surcroît, un sol riche et fertile, les fruits les plus succulents, une industrie qui sut tirer le miel de la pierre et l’huile du rocher, des pâturages qui donnèrent le beurre des troupeaux et le lait des brebis, et, avec la chair grasse des bestiaux, la fleur du froment et la plus exquise liqueur de la vigne : Et hircos cum medulla tritici et sanguinem uvæ meracissimum [7]*.

Voilà le résumé rapide, le dénombrement incomplet des bienfaits spirituels et temporels du Seigneur envers ce peuple. Et maintenant, qu’allons-nous entendre ? Mes Frères, je n’aurai presque pas de commentaire à ajouter au texte sacré. Écoutez l’histoire de nos fautes et celle de nos châtiments.

IV. « Ce peuple, si particulièrement aimé de Dieu, s’étant engraissé de ses dons, est devenu récalcitrant contre son bienfaiteur : Incrassatus est dilectus, et recalcitravit. « Ecrasé sous le poids de la graisse et de l’embonpoint, il a dans son abondance, délaissé Dieu son auteur, et il s’est retiré de celui en qui était le principe même de sa prospérité et de son salut : Impinguatus, dilatatus, dereliquit Deum auctorem suum et recessit a Deo salutari suo » [8]. Et comme toute apostasie ne manque jamais de devenir une idolâtrie, on n’a abandonné l’autel de la vérité que pour sacrifier sur l’autel du mensonge. « Ils ont outragé Dieu en se mettant au service de dieux étrangers, de dieux inconnus : Provocaverunt Deum in deis alienis [9], divinités nouvelles que leurs pères n’avaient pas servies, et qui arrivaient du nouveau continent à travers l’océan : Novi recentesque venerunt, quos non coluerunt patres eorum [10].

Une divinité moderne et récente, une divinité étrangère et importée : ne voilà-t-il pas à ce culte tardif deux caractères grandement suspects ? N’importe, l’engouement devint si fort, il devint si général, qu’après bientôt un siècle écoulé, il dure encore, et cela non pas seulement chez les ennemis déclarés de Dieu, mais ce qui est plus blessant pour lui, chez un grand nombre de ceux qui ne toléreraient point d’être considérés comme apostats.

« Vidit Dominus et ad iracundiam concitatus est, quia provocaverunt filii et filiæ. Oui, le Seigneur a vu cela, et ce qui a excité son courroux, ce qui a enflammé sa colère, c’est que la provocation partait de ses propres fils et de ses propres filles ». Venue d’ailleurs, il eût été moins blessé ; mais c’était le peuple très chrétien, c’était la fille aînée de l’Eglise. « Vidit Dominus et ad iracundiam concitatus est : Le Seigneur a vu cela et il a dit : Je leur cacherai mon visage : Et ait : Abscondam faciem meam ab eis, et alors on verra bien comment cela finira pour eux, pour cette génération infidèle et pervertie. Infidèle, oui ; car mettre les faux dieux au même rang que l’unique Dieu véritable, décerner à l’erreur des droits égaux à ceux de la vérité, c’est l’infidélité ; et comme l’infidélité ne se tient jamais dans les régions abstraites de la théorie, mais descend inévitablement à des conséquences pratiques et morales, en définitive, cette génération est une génération pervertie. Encore une fois, nous verrons bien comment cela finira pour ces infidèles et ces pervers : Et considerabo novissima eorum : generatio enim perversa est, et in fideles filii [11].

Mes Frères, la grande loi, la loi ordinaire de la Providence dans le gouvernement des peuples, c’est la loi du talion. Comme les nations font à Dieu, Dieu fait aux nations. Eh bien ! dit le Seigneur, « ils m’ont jeté le défi en me sacrifiant, moi Dieu, à celui qui n’était pas Dieu : Ipsi me provocaverunt in eo qui non erat Deus. Je relèverai le gant et je mettrai ce peuple aux pieds de celui qui n’était pas un peuple : Et ego provocabo eos in eo qui non erat populus ». La France était le premier entre les royaumes depuis douze ou treize siècles, quand ce royaume n’existait pas encore. On a proclamé le principe de la neutralité entre la vérité et l’erreur, entre le Dieu de l’éternité et le Dieu d’hier qui n’est pas Dieu. J’observerai la neutralité entre celui qui était un peuple ancien et celui qui est un peuple d’hier. « Je leur cacherai mon visage, et je considérerai la tournure finale du combat : Abscondam faciem meam ab eis, et considerabo novissima eorum ».

Mais, que dis-je ! comme leur neutralité, c’est pour moi l’outrage, la mienne, c’est pour eux la haine. J’amasserai sur leurs têtes tous les maux, et j’épuiserai contre eux toutes les flèches de mon carquois. Guerre étrangère et guerre civile, « le glaive dévastateur au dehors, l’épou­vante au dedans : Foris vastabit eos gladius et infra pavor [12]. « Et j’ai dit : Ou sont-ils : Et dixi : ubinam sunt ?

Les laissera-t-on au moins tranquilles dans leur impuissance et respectés dans leur malheur ? Et devorabunt eos aves morsu amarissimo : leurs vainqueurs, comme des oiseaux de proie, s’acharneront contre eux par des morsures très amères. Ils étaleront devant le monde entier les marques de leur mépris. Les entendez-vous s’apitoyer avec dédain sur la dissolution dans laquelle est tombé cet amas d’hommes qui fut la grande France, ces coups de langue ou de plume encore plus intolérables que les coups d’épée : Et devorabunt eos aves morsu amarissimo.

Ce n’est pas assez. Le dernier degré de l’outrage, c’est de dire à une rivale vaincue : il te resterait une ressource, une ressource qui te replacerait bientôt à ton premier rang ; et cette ressource, je te l’indiquerai à la face du monde, assurée que je suis que tu es incapable d’en profiter, et que, même devant mes provocations et mes défis, ta raison, incurablement pervertie, ton aveuglement, ton orgueil, ton asservissement à quelques ambitieux vulgaires ne te permettent plus d’embrasser le salut qui s’offre à toi ici-bas. Ainsi fait le démon dès ici-bas envers les victimes qu’il ne redoute pas de lui voir échapper : il les couvre de honte : Morsures, oui, morsures les plus cruelles et les plus envenimées, morsures vraiment infernales et sataniques : Dentes bestiarum dimittam in eos cum furore serpentium.

V. Heureusement, mes très chers Frères, nous allons l’apprendre de ce même cantique du libérateur d’Israël : l’aveuglement de nos triomphateurs rivalise, et par delà, avec l’aveuglement qu’ils nous reprochent. Le Seigneur disait tout à l’heure : en parlant de nous : « Où sont-ils maintenant ? Je veux effacer leur mémoire du souvenir des hommes : Dixi ubinam sunt ? cessare faciam ex hominibus memoriam corum » [13]. Et nous-mêmes, nous allions nous résigner peut-être à disparaître de la scène du monde plutôt que de traîner une existence nationale désormais abaissée et sans gloire.

« Mais, dit le Seigneur, j’ai différé à cause de l’orgueil de leurs ennemis, qui se glorifient de devoir à la puissance de leurs mains, et non à celle du Seigneur, les avantages merveilleux qu’ils ont obtenus. Peuple mal inspiré par ses succès, et chez qui le sens et la prudence ont disparu dans l’infatuation de la victoire : Gens absque consilio est et sine prudentia. S’ils ont eu si facilement raison cette fois de ceux qui les avaient tant de fois terrassés, n’est-ce pas parce que le Dieu de ceux-ci les a vendus et livrés en proie ? Nonne ideo quia Deus suus vendidit eos et Dominus conclusit eos ?

« La vengeance est moi, et je leur rendrai en son temps ce qui leur est dû ; au premier faux pas qu’ils feront, le jour de leur perte viendra, et les moments s’en avancent. Le Seigneur jugera son peuple, et après qu’il aura été réduit à néant, il aura pitié de ses serviteurs châtiés et humiliés. Je lèverai ma main au ciel, et je dirai : Je vis, moi, et vivrai éternellement : Vivo ego in æternum. Voyez maintenant que, seul, je suis Dieu, et qu’il n’y a pas d’autre Dieu que moi. C’est moi qui fais mourir, c’est moi qui fais vivre, c’est moi qui brûle et c’est moi qui guéris, et nul ne peut se soustraire à ma main.

« Nations, contemplez, admirez, louez ce peuple qui est le peuple du Seigneur, parce que le Seigneur vengera le sang de ses serviteurs, et de nouveau il sera favorable à son peuple » [14]. Ainsi soit-il.



[1] Deut. XXXII-1/2
[2] I Cor. X-11
[3] Deut. XXXII-49
[4] Ibid. 4
[5] Deut. XXXII-5
[6] Deut. XXXII-12
[7] Ibid. 14
[8] Deut. XXXII-15
[9] Ibid. 16
[10] Ibid. 17
[11] Deut. XXXII-20
[12] Deut. XXXII-25
[13] Deut. XXXII-26
[14] Deut. XXXII-35/43

dimanche 8 septembre 2019

Mgr Louis-François Laflèche - L'éducation de l'enfance


Monseigneur Louis-François Laflèche
lorsqu'il était un jeune prêtre.

L’EDUCATION DE L’ENFANCE. [1]

L’éducation des enfants par leurs parents n’est que l’application d’une des lois primordiales de la nature.

Il est étonnant qu’il se soit trouvé des hommes assez hardis pour contester au père et à la mère le droit imprescriptible qu’ils tiennent de la nature même, de donner l’éducation à l’enfant,- pour transférer ce droit à l’Etat et en faire l’un de ses attributs. C’est pourtant là une des lois primordiales de la nature. Les peuples infidèles, tombés dans les plus graves erreurs, n’ont jamais méconnu ce droit inaliénable que l’autorité paternelle tient de Dieu lui-même. Ils ont toujours reconnu et proclamé bien haut que le père est le seul souverain de l’enfant, et qu’il en est également le premier précepteur. Pourquoi faut-il donc que cette vérité de premier ordre ait été attaquée et niée par des hommes élevés dans le christianisme, qui la proclame encore bien plus clairement et bien plus haut?

Non-seulement cette loi importante régit les êtres raisonnables,  mais c’est une loi commune à tous les êtres qui jouissent du bienfait de la vie. L’animal privé de la raison, qui n’a d’autre guide que l’instinct, la connaît cette loi de l’éducation des êtres qui lui doivent la vie. Le végétal lui-même, n’ayant ni instinct ni sentiment, l’être que l’on trouve aux dernières limites de la vie, ne la méconnaît pas. Il sait, à sa manière, que les fleurs qui se sont épanouies sur ses rameaux, que les fruits qui en sont nés, doivent recevoir de lui, et de lui seul, la nourriture nécessaire à leur développement, les soins, la protection sans lesquels ils ne pourront arriver à une heureuse maturité. Aussi leur donnera-t-il, suivant leurs besoins, une sève abondante et salutaire qui les fera croître ; son feuillage épais les défendra contre la violence de la tempête,  les protégera contre la trop grande ardeur des rayons solaires. En  un mot, il en prendra soin, il les élèvera à sa manière, jusqu’à ce qu’enfin, arrivés à leur complet développement, ils puissent se suffire à eux-mêmes. Alors ils se détacheront sans efforts de la tige qui les a vus naître, pour aller, à leur tour, prendre racine dans le sol que la Providence leur aura préparé, produire un arbre semblable à celui qui leur a donné la vie, avec tous ses perfectionnements.

Que faudrait-il penser du jardinier qui voudrait se charger de nourrir lui-même les fruits différents qui croissent dans son parterre ; leur donner, sans le ministère des arbres qui les portent, la sève qui convient à chaque espèce? N’est-il pas évident qu’une semblable idée dénoterait chez lui une aberration de jugement plus que suffisante pour faire douter de l’état sanitaire de son cerveau, et démontrer à l’évidence qu’il n’a pas la première notion de sa mission et de son ministère, puisqu’il ignore cette grande loi de la nature qui prescrit au végétal de nourrir, de protéger le fruit auquel il a donné naissance, jusqu’à ce qu’il puisse se suffire à lui-même ? Le jardinier doit prendre soin des arbres, les grouper convenablement, leur procurer, autant qu’il le pourra, les substances que ces mêmes arbres pourront seuls élaborer et transformer en une sève vivifiante avec laquelle ils nourriront leurs fruits. Mais se charger lui-même d’élaborer cette sève, d’entrer en rapport immédiat avec leurs fruits, de la leur distribuer journellement et dans une juste mesure, c’est une folie qui n’est encore jamais passée par la tête d’aucun jardinier !

Non ; la mission et le devoir du jardinier, c’est de protéger l’arbre, de l’arroser; la mission et le devoir de l’arbre, c’est de nourrir le fruit en lui donnant la forme et l’éclat convenables. Or, le jardinier c’est l’État, l’arbre c’est la famille, le fruit c’est l’enfant.

La même loi d’éducation régit le règne animal. L’être qui a donné la vie en donne aussi les développements. Non-seulement l’animal nourrit ses petits, mais il les élève en leur donnant, à sa manière, l’éducation qui leur convient. Le castor industrieux apprend à ses petits l’art de construire une loge, en les faisant travailler avec lui; l’animal carnassier enseignera aux siens toutes les ruses et les détours par lesquels ils réussiront à saisir leur proie. C’est même dans cet ordre d’idées que le prophète Ezéchiel prend la comparaison dont il se sert pour reprocher à Jérusalem la mauvaise éducation de ses rois : «  Pourquoi votre mère, qui est une lionne, s’est-elle reposée parmi les lions, et pourquoi a-t-elle nourri ses petits au milieu des lionceaux?

« Elle a produit un de ces lionceaux, et il est devenu lion: il s’est instruit à prendre la proie et à dévorer les hommes. » Et, un peu plus loin, il continue : «  Mais la mère, voyant qu’elle était sans force et que ses espérances étaient ruinées, prit un autre de ses lionceaux et l’établit pour être lion. Il marcha parmi les lions, il devint lion. Il apprit à faire des veuves et à déserter les villes. » L’aigle enhardit ses aiglons en les soutenant d’abord de ses puissantes ailes ; il s’efforce de leur apprendre comment ils doivent s’emparer de l’immensité des plaines de l’air, en s’élançant avec eux du haut des cimes escarpées où il a placé le nid dans lequel leurs yeux se sont, pour la première fois, ouverts aux rayons de l’astre du jour.

Ici encore, c’est l’être qui a donné la vie qui est chargé par la nature de la développer et de la perfectionner. Sa tâche n’est accomplie que quand il a formé à son image et à sa ressemblance l’être qui lui doit le jour. Toujours et partout, dans la classe des êtres privés de la raison, le père et la mère sont par instinct les instituteurs nécessaires de leurs petits.

LA LOI D’ÉDUCATION QU’ON OBSERVE DANS LES ÊTRES PRIVÉS DE LA RAISON
EST AUSSI CELLE QUI PRÉSIDE AU DÉVELOPPEMENT DE L’HOMME.

Dieu a-t-il donc soumis les développements et le perfectionnement de l’homme à une loi différente? Non ; c’est encore le même principe qui préside à la formation de l’être raisonnable. Ceux qui lui ont donné le jour n’ont, eux aussi, accompli la tâche providentielle qui leur a été imposée que quand ils lui ont procuré le perfectionnement physique, moral et intellectuel qui en fait un être réellement semblable à eux-mêmes. Ici ce n’est plus un instinct aveugle qui leur enseigne cette grande vérité ; c’est la noble faculté qui les met à la tête de la création ici-bas, c’est la raison, éclairée des lumières de la révélation, qui leur dit que l’homme ne vit pas seulement d’un pain matériel, mais qu’il lui faut encore le pain de la parole qui réveillera dans son âme la vie de l’intelligence et du  cœur. Or, cette vie intellectuelle et morale aussi bien que la vie physique, c’est au père et à la mère à la donner ; ce n’est même qu’à cette condition qu’ils ont réellement droit à l’honneur et aux privilèges attachés à la paternité.

« Si le père et la mère ont chacun dans la famille une fonction  propre, dit le R. P. Félix, la Providence a fait à tous deux une fonction commune, où l’autorité qui caractérise l’un, et ce dévouement qui caractérise l’autre, se rencontrent et s’unissent pour faire le grand œuvre de la famille, ’élever l’enfant;’ l’enfant, troisième personne de cette trinité humaine, procédant du père et de la mère,  pour compléter la société domestique et atteindre sa destinée. »

Le père, qui est la personnification la plus légitime et la plus parfaite de l’autorité, tient de Dieu lui-même les attributs essentiels à la paternité, dont le premier est la puissance d’enseigner et d’instruire ; c’est en lui un droit inviolable contre lequel aucune usurpation, quelque longue et puissante qu’elle puisse être, ne pourra jamais prescrire. Le père et la mère dans la famille sont les premiers maîtres de l’enfant : c’est sous le rayonnement de leur parole que se produira le premier mouvement de la vie intellectuelle de l’enfant. La parole maternelle d’abord fait briller aux yeux de cette âme, encore plongée dans le plus profond sommeil, une lumière aussi douce que celle de l’aurore qui dissipe au matin les ténèbres de la nuit. Puis la parole paternelle s’unissant à celle de la mère, semblable au soleil qui apparaît sur l’horizon, donne à l’âme de l’enfant la vérité qui l’éclaire, la nourrit et la développe. Et c’est ainsi qu’il reçoit la vie de l’intelligence.

Le second attribut de la paternité, c’est le droit de gouverner. La vérité qui éclaire déjà l’intelligence de l’enfant lui montre le bien, ce qu’il doit aimer et pratiquer ; mais en même temps se présente sur son chemin le mal qu’il doit haïr et repousser. Une voix qui retentit au fond de son âme lui dit qu’il peut choisir entre l’un et l’autre. Faible et sans expérience, que va-t-il faire ? Abandonné à lui-même, ses premiers pas dans la vie morale, comme dans la vie physique, seront accompagnés de chutes nombreuses, si la surveillance maternelle et l’autorité des commandements du père ne sont là pour le soutenir et le défendre contre les sollicitations et les premiers entraînements des mauvais penchants qui ne tardent pas à faire leur apparition. C’est sous cette surveillance et soutenu par cette autorité que l’enfant débute dans la vie morale ; il apprend peu à peu à faire l’application des principes éternels et immuables qui ont été gravés au fond de son âme, sur lesquels s'appuie son intelligence pour soutenir courageusement les luttes de la vie. En pliant sa volonté sous le joug de l’obéissance, il apprend peu à peu à se commander lui-même. Le commandement fait à l’enfant a donc le double avantage d’éclairer son intelligence, de fortifier son cœur par la crainte du châtiment qui en suivra la violation, et en même temps de développer l’énergie de la volonté par les efforts qu’il lui faut faire pour se soumettre.

Lorsque le père ne peut lui-même continuer, dans tous les détails, l’éducation de l’enfant, et qu’il lui faut avoir recours à un précepteur étranger pour lui venir en aide, non-seulement il conserve le droit imprescriptible de contrôler l’enseignement donné par ce délégué, mais il a le devoir, le plus grand devant Dieu, de le surveiller et de s’assurer qu’il est réellement digne de le remplacer auprès de l’être le plus cher à son cœur. Impuissant à instruire lui-même son enfant, il garde la faculté de lui choisir un maître.

LES DROITS DU PRÊTRE A CONCOURIR A L’ÉDUCATION DE L’ENFANT DÉCOULENT DU MÊME PRINCIPE.

Ce que nous venons de dire des droits et des devoirs du père selon la nature dans l’éducation à donner à l’enfance, s’applique également à la paternité dans l’ordre de la grâce. L’enfant régénéré a reçu au jour de son baptême une nouvelle vie ; il est devenu réellement, par l’effet de ce sacrement, l’enfant de Dieu et de l’Eglise. Le prêtre, qui est le ministre et le représentant visible de cette paternité d’un ordre supérieur, doit aussi concourir, de par le même droit divin, à l’éducation de l’enfant, dans tout ce qui se rattache de près ou de loin à la vie spirituelle et à son développement.

La religion, qui a présidé à la formation de la famille, doit aussi présider à l’éducation de l’enfant et la contrôler.

C’est ce que les livres saints nous enseignent en une multitude de passages; c’est ce que l’Eglise catholique a toujours recoin mandé et prescrit rigoureusement aux fidèles confiés à ses soins.  C’est même un des points les plus importants de la mission des pasteurs: «  Ite, docete: Allez, enseignez. »

Un fait bien remarquable dans nos livres saints nous montre d’une manière claire l’application de ce principe ; il est, en même temps, une figure frappante de l’Eglise dans ses rapports avec l’éducation de l’enfant chrétien : c’est la naissance et l’éducation du législateur des Hébreux avec toutes leurs circonstances merveilleuses.

Qui ne reconnaîtrait dans ce petit enfant exposé à une mort certaine sur les eaux du grand fleuve de l’Egypte, en vertu d’une loi terrible qui le condamnait à la mort même avant sa naissance, qui ne reconnaîtrait le genre humain tout entier, héritier du péché originel, et sous le coup d’une sentence de mort encore plus terrible ? Cette noble princesse, qui se trouve à temps sur les bords du Nil pour sauver des eaux l’enfant qui doit y périr, n’est-elle pas une figure admirable de l’Eglise, qui se tient au bord du fleuve de la vie où passent les générations dans leur marche vers l’éternité, et qui en sauve un si grand nombre en les soustrayant à la condamnation portée contre eux, par la régénération baptismale, et l’adoption qui les rétablit dans tous leurs droits et privilèges d’enfants de Dieu ?

L’Eglise, ainsi devenue mère de l’enfant chrétien, fait venir, comme la fille de Pharaon, sa mère selon la nature, et lui dit: «  Reçois cet enfant, nourris-le pour moi, en lui apprenant à connaitre, aimer et servir son Dieu. » L’enfant devenu grand est de nouveau remis à l’Eglise pour en recevoir une éducation religieuse plus complète ; puis, comme Moïse, confié à des personnes que le prêtre et le père auront trouvées propres et convenables à leur venir en aide pour l’initier aux connaissances humaines dont il aura besoin dans le poste où la Providence l’appelle.

Ce n’est que quand cette grande œuvre de l’éducation aura été parachevée, que l’enfant, arrivé à la taille de l’homme parfait, cessera d'être le sujet de la famille où il a pris naissance. Après avoir reçu le complet développement de ses facultés physiques, intellectuelles et morales, par les soins et sous le contrôle de son père et de sa mère dirigés par le prêtre, il sera prêt à prendre le rang que la Providence lui a assigné d’avance dans la société.

Voilà bien ce que la raison et la foi, la loi naturelle et la loi divine enseignent et prescrivent sur les droits et les devoirs de la paternité dans l’éducation des enfants.

LE LIBÉRALISME TEND A S'APPROPRIER LE DROIT DES PARENTS DANS L’ÉDUCATION DE L’ENFANT.

Mais qu’en pense le libéralisme moderne ? Quelles sont ses doctrines sur un sujet si grave ? Au nom de la liberté et du progrès, le libéralisme n’hésite pas à déclarer l’incapacité générale des pères à élever leurs enfants et contrôler et surveiller leur instruction. Au nom de la liberté et du progrès, il n’hésite pas à proclamer que c’est là un des attributs de l’omnipotence de l’Etat II a l’étrange prétention de mieux entendre que ceux qui en ont reçu de Dieu lui-même la charge, l’art si difficile de bien former l’enfance. Les libéraux trouvent tout naturel que des hommes portés au pouvoir par un événement imprévu ou une ambition heureusement servie par les circonstances, se substituent aux pères et se chargent de donner, au nom de la liberté, un enseignement obligatoire. Ils trouvent parfaitement juste de taxer les pères pour fonder de somptueux établissements d’éducation, salarier grassement des professeurs émérites, auxquels leur conscience de père aussi bien que leur foi de chrétien leur défendent rigoureusement de confier leurs enfants. Au nom de la liberté, ils proclameront la langue officielle de l’Etat ; et ils forceront le père à payer un maître pour apprendre à son enfant la langue de ses oppresseurs, comme en Irlande, en Pologne et à la Nouvelle-Orléans Le libéralisme, lorsqu’il a ses coudées franches, ira même jusqu’à défendre, au nom de là nationalité, d’enseigner à l’enfant la langue maternelle.

Mieux que tout autre, il prétend connaître la vérité qu’il faut admettre et le Dieu qu’il faut adorer. Or, la vérité qu’il faut croire, qui ne la connaît ? c'est sa pensée, ce sont ses principes avant tout. Le Dieu qu’il faut adorer, c’est le Dieu des incrédules et, faut-il le dire? le Dieu des athées ; c’est-à-dire qu’il faut bannir de ses écoles tout enseignement religieux. Il a la modeste prétention de former des hommes vertueux, des citoyens honnêtes, sans aucune religion. Malheur aux pères qui ne penseront pas comme lui, lorsqu’il a le pouvoir en main. S’ils refusent de lui sacrifier leurs fils et leurs filles, il saura bien au moins empocher leur argent, et les mettre dans la triste nécessité de condamner leurs enfants à la flétrissure de l’incapacité littéraire et scientifique, et de leur fermer ainsi toute carrière libérale.

A la vérité, dans notre Canada encore si catholique, le libéralisme se trouve un peu plus à la gêne. Nos libéraux savent qu’il faut user de prudence et attendre des temps plus favorables. Ils se contentent de vanter, pour le quart-d’heure, les avantages et la supériorité des écoles communes, qui sont exclusivement sous le contrôle de l’Etat, dans lesquelles on impose aux pères les maîtres et les livres jugés orthodoxes de par la loi. On les entendra quelquefois dire que l’enseignement du catéchisme et de la religion  dans l’école est un temps précieux que l’on fait perdre aux enfants, qui ont tant d’autres choses utiles à apprendre; mais reculant devant le sentiment encore trop catholique des parents, ils font profession de ne point vouloir leur imposer de force leur système de prédilection.
Voilà ce que rêve le libéralisme, voilà la plus ardente de ses aspirations : arracher l’enseignement de l’enfant à l’autorité paternelle, le soustraire au contrôle de la religion, s’emparer absolument de son éducation par le despotisme de l’Etat, afin de le former à son image et à sa ressemblance. C’est peut-être le point le plus violemment et le plus habilement attaqué de notre temps, et la plus sanglante injure faite à l’autorité des parents.

L. Laflèche, Ptre
.



[1] Nous ne croyons pas pouvoir donner à nos lecteurs une meilleure idée du beau livre que M. le grand-vicaire Laflèche vient de publier, qu’en en reproduisant ici un des chapitres qui nous a été indiqué par l’auteur lui-même.
—Note de la Direction.

jeudi 15 août 2019

Père A. Plessis - La Virginité de Marie et son Assomption corporelle


Le R. P. Morineau m’a demandé, presque en dernière heure, de traiter ce sujet très précis et très limité : les relations qui existent entre la virginité perpétuelle de Marie et son Assomption corporelle.

Cette perspective ne causa d’abord chez moi aucune sorte d’enthousiasme. Mes fonctions actuelles ne me permettent plus guère les recherches purement spéculatives. Je risque donc de paraître inférieur à ma tâche, et de décevoir ceux qui sont en droit d’attendre une étude parfaitement documentée.

D’autre part, j’étais bien persuadé que l’on ne tirerait jamais de ce rapprochement qu’un argument de lointaine convenance en faveur de l’Assomption corporelle de Marie.

J’avais gardé surtout le souvenir de deux textes cités du reste dans mon Manuel (et dans beaucoup d’autres livres).

Le premier est de S. Thomas, dans son Explication de la Salutation Angélique :

« Marie a été exempte de trois malédictions dont les hommes ont été l’objet à cause du péché : 1°) de la malédiction propre à la femme : conception entraînant la perte de la virginité, gestation pénible et enfantement douloureux ; 2°) de la malédiction propre à l’homme : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front ; 3°) de la malédiction commune aux hommes et aux femmes : Tu es poussière, et tu retourneras en poussière... de cette troisième malédiction, la Bienheureuse Vierge fut exempte, parce qu’elle fut élevée au ciel avec son corps. »

Le second texte, plus ancien d’un siècle, est du Pape Alexandre III dans l’Exposé de la foi catholique qu’il envoya au sultan d’Iconium en 1169 :

« Marie a conçu sans honte, enfanté sans douleur, et quitté cette terre sans corruption, afin que, selon la parole de l’Ange, que dis-je ? selon la parole de Dieu par le ministère de l’Ange, elle se manifestât pleine de grâce, et non pas seulement à demi-pleine de grâce ».

Evidemment, dans ces deux textes, une certaine comparaison est établie entre la Virginité et l’Assomption. L’une et l’autre sont considérées comme postulées par la plénitude de grâce de la T.-S. Vierge. Mais de là à établir entre elles une relation qui voudrait être de la causalité, il y a un chemin énorme à parcourir. Et je trouvais qu’en établissant cette argumentation, la conclusion dépasserait largement les prémisses. Et dans notre séminaire de philosophie de Chézelles, comme dans tous les autres séminaires du reste, on enseigne qu’un tel procédé viole ouvertement les règles de la logique...

Mais voilà qu’une recherche plus attentive dans cette « Situa Mariologorum » que constitue le livre du P. Jugie sur l’Assomption, me fit voir que cette relation de causalité entre l’un et l’autre privilège de notre Mère du ciel a bel et bien été envisagée dans la Tradition. Les témoignages abondent. Contentons-nous présentement de celui-ci, tiré de l’Eglise d’Arménie, par le truchement de Grégoire de Tatev. Je le choisis entre tous, parce qu’il pose très nettement le problème, dont nous cherchons la solution :

« Si quelqu’un objecte le décret divin en vertu duquel personne ne doit ressusciter ni recevoir en héritage l’honneur de la glorification (complète) avant la résurrection générale, nous lui répondrons que c’est une loi aussi qu’une Vierge ne puisse devenir Mère sans perdre le sceau de sa virginité. Le législateur n’est pas lié par la loi qu’il a posée. »

De ces paroles, il résulte tout d’abord que, parce que Dieu a fait l’un, il était aussi capable de faire l’autre. Mais on ne force nullement le texte en disant que parce qu’il a fait l’un, il s’engageait aussi à faire l’autre.

Le P. Jugie lui-même s’inscrit en faux contre cette conclusion.

« Le fait, dit-il, que Dieu a sauvegardé la Virginité de sa Mère dans la Conception et l’Enfantement, qu’il a auréolé sa Maternité de la Virginité, suggère qu’il a préservé ce corps virginal de la putréfaction du tombeau. Le premier miracle paraît annoncer le second. Le second, en tout cas, est tout à fait convenable. On a peine à comprendre que Dieu ayant fait des merveilles pour sauvegarder cette intégrité parfaite du corps de Marie, l’ait abandonné ensuite au sort commun de toute chair. »

Mais, remarquez-le, le Père Jugie ne parle que de l’incorruption dans le tombeau. Il continue en effet: 

« Abstraction faite de la Maternité divine et du privilège de la Conception Immaculée, la Virginité perpétuelle ne paraît postuler en toute convenance que l’incorruption du corps de la Vierge en cas de mort, mais non la résurrection corporelle immédiate. C’est en brouillant les notions, en faisant intervenir d’autres privilèges, que certains théologiens essaient de tirer de la Virginité de Marie une conclusion théologique proprement dite en faveur de l’Assomption glorieuse. »

En somme, la Virginité miraculeuse de Marie, Virginité dans la conception et dans l’enfantement, cas absolument unique dans l’histoire du monde, ne postulerait que le privilège accordé à Ste Claire de Montefalco, en Italie, dont le corps, après six siècles et demi, est aussi frais que si elle venait d’expirer. C’est vraiment peu.

Nous convenons très bien que l’Assomption corporelle est postulée par le privilège de l’Immaculée Conception, lequel est lui-même en dépendance de la Maternité divine.

Mais, en soi, l’Immaculée Conception réclamait plus que la résurrection et l’assomption corporelle. Elle réclamait le privilège de l’immortalité, puisqu’elle replaçait Marie dans l’état de justice originelle. Si la Vierge a pu mourir, et si elle est morte effectivement, c’est en vertu d’un autre principe, la corédemption. Marie a voulu être pour son Fils un aide semblable à lui, autant que cela était possible à une pure créature. La Rédemption exigeait les souffrances et la mort de l’Homme-Dieu ; la corédemption exigeait également les souffrances (au pied de la Croix) et la mort de la Mère de Dieu. Le Christ n’était pas obligé d’accepter une mission si pénible. Mais s’il voulait l’accomplir, il devait verser le prix convenu. Marie, unie de volonté à son Fils, a choisi de marcher d’emblée par les mêmes chemins.
On comprend dès lors que les auteurs ecclésiastiques postérieurs au IVe siècle, qui ont envisagé clairement ce dogme de l’Assomption de Marie, ne se sont pas appuyés sur sa pureté originelle, du reste alors beaucoup moins en évidence que sur sa prodigieuse Virginité.

Il y a, en effet, une certaine similitude entre l’un et l’autre privilège.

La Virginité a assuré à Marie une intégrité parfaite et une pureté inviolable dans toutes les circonstances qui, normalement, sont fatales à la virginité (sans être pour cela des péchés) : 1°) dans le mariage et une vie de ménage qui dura une trentaine d’années ; 2°) dans la conception; 3°) dans l’enfantement. Même si l’état d’innocence avait persisté, la virginité eût été incompatible avec le mariage, avec la conception et avec l’enfantement.

La Virginité parfaite de Marie dans ces trois circonstances la mettent donc à part, dans une situation supérieure à celle qui aurait été normale, même dans l’état de justice originelle. Elle demeure intacte là où, normalement, elle aurait dû être détruite ; elle reste pure au milieu de la corruption.

Et c’est en cela que la Virginité de Marie présage son Assomption. Par cet autre privilège, Marie échappe à la loi de la corruption que, normalement, elle aurait dû subir. Elle sort, vivante et glorieuse, du tombeau qui aurait dû contenir ses restes jusqu’à la fin du monde.

L’exposé de cette similitude nous amènera à découvrir d’autres relations encore, entre les deux privilèges de Marie.

Supposant donc établies les preuves du fait même de l’Assomption corporelle de Marie, et même de cette Assomption précédée de la mort sans souffrances et de la résurrection anticipée, je voudrais chercher avec vous quelles relations la Tradition chrétienne a découvertes entre la Virginité de Marie et son Assomption corporelle.

Commençons par ce qui est implicite.

Nul n’ignore l’importance primordiale que revêtait, aux premiers siècles de l’Eglise, le dogme de la Virginité perpétuelle de Marie. On peut dire que c’est autour de cette vérité et à partir de cette vérité que s’édifia peu à peu toute la doctrine, et bientôt toute la théologie mariale, toute la mariologie. La preuve la plus convaincante de la divinité du Christ était celle-ci : « Natus est ex Maria Virgine ».
Aussi les erreurs ne tardèdent pas à s’attaquer à cette clef de voûte de toute la doctrine christologique et mariale. Mais elles provoquèrent les vigoureuses réactions de S. Epiphane, de S. Ambroise et de S. Jérôme.

« De ces discussions ressortait la Virginité intégrale de Marie. On maintenait avec force, non seulement que Marie était Vierge et le resta dans sa Conception de Jésus-Christ, et même dans son enfantement, mais qu’elle resta vierge plus tard et n’eut pas d’autre enfant que Jésus... L’argument principal que l’on invoquait contre les hérétiques était la nécessité de sauvegarder l’incorruption totale de la Mère de Dieu... »

« Si la dignité du Fils écarte toute corruption virginale en Marie, ne peut-on y voir l’annonce de privilèges analogues concernant l’incorruption corporelle ? Ce n’est pas encore la glorification proprement dite, mais nous sommes sur la voie, et les anciens ont d’abord envisagé cela à l’égard de Marie.

(P. F. Cayré, dans l’Année théologique 1948, fasc. III et IV).

Ainsi, le silence des trois premiers siècles au sujet de l’Assomption ne doit pas être pris au tragique. Comme dit encore le P. Cayré : « Ce silence n’est pas celui de la mort, mais celui des mystérieuses germinations, qui secrètement, préparent la vie. Un labour prêt à être ensemencé et un labour ensemencé sont apparemment identiques pendant un temps donné ; mais quelle différence au fond ! La suite le prouve ! »

Les affirmations quelque peu énigmatiques de S. Epiphane et du Prêtre Timothée[1] seraient demeurées lettres mortes ; les récits fortement enjolivés des apocryphes n’auraient pas trouvé grâce devant des écrivains ecclésiastiques d’une orthodoxie ombrageuse, s’ils n’avaient pas été l’éclosion de cette foi implicite en l’incorruption totale de Marie. Il a fallu plusieurs siècles pour que cette foi prenne conscience d’elle-même. Est-ce vraiment le seul cas où une telle lenteur s’est manifestée ? Et la Maternité divine ? Et l’immaculée Conception ? Pour ne parler que des points de doctrine mariale...

Puisque le dogme de la Virginité de Marie comporte trois aspects spéciaux, exprimés dans la formule lapidaire de S. Augustin : « Virgo concepit, virgo peperit, virgo permansit » (Sermo 51, 28 ; 196, 1, etc.), nous aurons avantage nous-mêmes à rechercher quels rapports existent entre la Virginité de Marie à chacun de ces points de vue et son Assomption corporelle. Ainsi, nous serons mieux en mesure d’apprécier la force du lien que la tradition a admis entre ces deux privilèges mariais. Car il est curieux que les textes spécifient toujours la virginité à ce triple point de vue, chaque fois qu’ils cherchent un fondement au dogme de l’Assomption.

1°) Virgo concepit

Dans cette conception virginale, deux éléments ont un rapport très étroit avec l’assomption corporelle : l’intégrité virginale, miraculeusement conservée dans la conception elle-même, et l’absence des troubles de la concupiscence.

Evidemment, il y a bien des raisons à la conception virginale. Dieu n’a pas été conduit dans le choix de cette voie uniquement par une question d’esthétique. La nécessité pour le Rédempteur d’échapper au « debitum peccati originalis », l’impossibilité d’une vraie paternité selon la chair se terminant au Verbe Incarné prouvant mieux que tous les sentiments, la nécessité de la Conception virginale. Sur ce point, Billot a fait la lumière en réfutant Suarez, et j’ai été heureux de le suivre dans mon Manuel de Mariologie dogmatique.

Il n’en reste pas moins que Dieu a accompli un miracle pour préserver l’intégrité de sa Mère, pour lui donner à la fois l’honneur de la Maternité et la gloire de la Virginité. Il a voulu que son corps ne perdît aucun des charmes dont il avait été surabondamment doté en recevant la vie, et l’un de ces charmes les plus puissants, charme à la fois physique et moral, c’est celui de la virginité.

Si Dieu a tant eu à cœur de conserver ainsi l’intégrité corporelle de Marie jusque dans ses moindres éléments, pourrait-on admettre qu’il soit insensible à la totale destruction de ce même corps par la corruption du tombeau ? Nous avons entendu tout à l’heure le Père Jugie réclamer au moins l’incorruption corporelle. Avantage sans doute, mais combien petit ? Un cadavre, même bien conservé, est toujours un cadavre. Il peut rappeler la personne aimée, mais il ne la remplacé pas. Ce que Dieu aime en Marie, c’est un corps vivant, une virginité consciente, choisie et protégée. Il était en son pouvoir de la reconstituer intégralement après la courte période de mort corédemptrice. Qui pourra nier qu’il l’ait fait ?...

Ensuite, une des grandes raisons qui ont attiré sur la nature humaine l’humiliation du tombeau, c’est le plaisir que l’homme a cherché dans sa faute. Plaisir tellement intense et désordonné, que même lorsque l’acte correspondant n’est pas peccamineux, le plaisir trouble la raison et la domine brutalement.

Dans sa conception virginale, Marie a été parfaitement à l’abri des troubles de la chair. Ceux-ci n’avaient plus aucune raison d’être et ne pouvaient même pas exister. Marie n’était-elle pas préservée de la concupiscence ? Alors, pourquoi participer au châtiment quand on n’a nullement participé à la culpabilité ? Ce petit aspect lui-même ne semble pas absent de l’ensemble des raisons qui motivent l’Assomption corporelle. Et là, sachons distinguer entre la mort et la corruption. La mort peut être méritoire et glorieuse, tout en étant conséquence du péché. La corruption n’est jamais méritoire, puisqu’elle n’est pas subie par un être humain. Elle est la honte de notre condition. Impossible donc d’invoquer ici pour Marie le motif de la Corédemption.

2°) Virgo peperit

Certaines raisons métaphysiques postulaient absolument la Virginité dans la conception du Christ. Les mêmes raisons ne militent plus aussi impérieusement pour la Virginité dans l’enfantement. Ici, Dieu semble avoir cédé davantage à des motifs d’esthétique, de convenance, de libre choix. La conclusion du reste n’en sera que plus directe en faveur de l’Assomption.

Le P. Friethoff, O. P., dans son étude « De doctrina Assumptionis corporalis B.M.V. rationibus theologicis illustrata », construit son argument de la façon suivante :

« La malédiction portée par Dieu contre le genre humain au jour de sa colère s’étend aussi aux douleurs dans l’enfantement : « Tu enfanteras dans la douleur. » (Gen, III, 16).

« Ces douleurs résultent de la façon dont l’enfant vient à la lumière (Somma theologica, III, 35, 6). Or, le Christ est né clauso utero, car notre foi nous enseigne que Marie est vierge dans l’enfantement. Il n’y avait donc plus aucune cause à la douleur dans cet enfantement.

« De cette vérité révélée, à savoir la Virginité de Marie dans l’enfantement, nous arrivons par raisonnement à établir sa préservation de la douleur dans l’enfantement. Et pourtant, cette préservation n’exige nullement la virginité, car, si l’homme n’avait pas péché, Dieu aurait prévu un moyen pour empêcher la douleur sans préserver la Virginité. Mais la virginité dans l’enfantement a comme effet propre d’empêcher la douleur.

« Ainsi Marie, de par sa virginité, a été préservée des douleurs de l’enfantement. Nous concluons qu’elle a été également préservée de la corruption du tombeau. Car il n’y a qu’une malédiction comme il n’y a qu’un péché. Mais l’une, et l’autre ont de multiples effets. Si l’un des effets manque, on peut conclure à l’absence de tous les autres, et à l’absence de la malédiction elle-même. »

Le R. P. Friethoff prétend ainsi démontrer scientifiquement le privilège de l’Assomption. Pour comprendre cette prétention, il faut se rappeler la théorie des effets formels. Une cause ne saurait exister sans être accompagnée de son effet formel. Et la meilleure preuve que la cause existe ou n’existe pas, c’est la présence ou l’absence de l’effet formel. Et l’argument peut se renverser. Là où la cause est impossible, ou est simplement empêchée, l’effet ne saurait exister.

Quelle est la cause des douleurs dans l’enfantement, de la mort et de la corruption du tombeau ? Le péché. Marie n’a pas péché. Elle n’a donc encouru ni les douleurs dans l’enfantement, ni la mort, ni la corruption dans le tombeau. Si, pour des raisons spéciales, elle a subi la mort, elle demeurait de plein droit exempte de la corruption.

On le voit, ici la virginité dans l’enfantement n’est pas invoquée comme cause de l’Assomption, mais seulement comme preuve manifestative.

Le P. Jugie s’élève contre cette argumentation. Elle ne prouve, selon lui, que l’immaculée Conception, et, encore une fois, n’aboutit qu’à écarter la réduction du corps virginal en poussière. D’autre part, il considère l’enfantement virginal comme privilège du Sauveur lui-même, plutôt que de sa Sainte Mère. Cela semble un peu de la mauvaise humeur. Le privilège concerne l’un et l’autre. De fait, les théologiens disent que, dans ce miracle, c’est plutôt l’impénétrabilité du corps du Sauveur qui a cédé et a pu ainsi traverser le corps dé Marie sans rien y déplacer. Mais il n’en résulte nullement que Marie n’ait pas été intéressée, honorée et souverainement consacrée par ce miracle : « Virginitatem non minuit sed sacravit ».

Toute la question est là ! Cette consécration elle-même n’entraîne-t-elle pas des conséquences par delà le tombeau ?

Si de telles conséquences ne sont peut-être pas démontrées scientifiquement, elles sont du moins manifestées comme de souveraines convenances, et postulées par la logique de l’action divine.

3°) Virgo pepmansit

On admire à juste titre un exemple comme celui de S. Henri, gardant une virginité parfaite dans son mariage avec Cunégonde, malgré toutes les facilités qu’une cour royale est capable de fournir.

Et on a raison d’admirer. La virginité sacerdotale et religieuse auprès de celle-là n’est qu’un jeu d’enfant.

Marie a conservé une virginité parfaite dans un mariage qui a duré une trentaine d’années. Mais son exemple n’est pas admirable au même point de vue que celui de S. Henri. Pour elle, la virginité était facile, normale même, en tout cas pleinement sous le domaine de la volonté, parce que Marie était exempte, parfaitement exempte de la concupiscence.

Et alors, qui n’admirera cette maîtrise parfaite des facultés inférieures, cet épanouissement total d’elle-même, cette sécurité au milieu de la corruption du monde ? Cette fleur peut pousser partout, même dans les terrains les plus défavorables. Ce qui ne signifie pas, du reste, qu’elle s’est exposée à tous les dangers. Personne, plus que la Vierge, n’a mené une vie retirée, presque cloîtrée.

Cet aspect de sa virginité n’aurait-il aucun rapport avec l’Assomption corporelle ? Ce n’est pas l’opinion de S. Grégoire de Nysse ( 394).

« C’est, dit-il, de la génération que la corruption tire son origine, et ceux qui, en gardant la virginité s’abstiennent d’engendrer, posent en eux-mêmes une limite à la mort, l’empêchant d’aller plus loin. Frontières vivantes, séparant l’empire de la vie et celui de la mort, ils arrêtent celle-ci dans sa course en avant. Si donc la mort ne peut passer au-delà de la virginité, mais trouve en elle son terme et sa destruction, il est clairement démontré que la virginité triomphe de la mort.

« De même que, pour parler de Marie, Mère de Dieu, la mort qui a régné depuis Adam jusqu’à elle, — oui, jusqu’à elle, parce que d’elle aussi la mort s’est approchée, — de même, dis-je, que la mort, après s’être heurtée contre le fruit de sa virginité, a été écrasée et brisée, de même, en toute âme qui passe la vie présente sur la nacelle de la virginité, la puissance de la mort sera brisée en quelque sorte, et elle est détruite en ce sens qu’elle n’a plus personne en qui enfoncer son aiguillon. » (De Virginitate, cap. XII).

En dépit de l’affirmation de S. Grégoire de Nysse : « Il est clairement démontré... », on ne voit pas très bien ce qui ressort de ses paroles. Les Vierges triomphent de la mort en arrêtant et détruisant sa puissance, en refusant de lui donner d’autres victimes. Cela n’aurait donc rien de miraculeux et manifesterait même quelques sentiments manichéens. La matière étant mauvaise, il faut à tout prix s’opposer à sa multiplication en refusant d’engendrer. Et que viendrait faire ici la T.-S. Vierge ?

S. Grégoire n’affirmerait-il pas plutôt que la virginité donne à celui qui la pratique une victoire sur la mort et un droit de plus à la résurrection ? Et quand cette vertu a été pratiquée au degré où la T.-S. Vierge Marie l’a pratiquée, elle donne droit à la résurrection anticipée ; elle soustrait à la corruption du tombeau.

Ces vues rapides sur les rapports qui peuvent exister entre la virginité perpétuelle de Marie et son Assomption corporelle nous mettent en état de comprendre les témoignages que la Tradition nous a laissés à ce sujet.

Il nous est agréable de les trouver d’abord dans les Sacramentaires, c’est-à-dire dans ces vénérables livres liturgiques, jadis compris de tout le peuple chrétien, et exprimant à ce titre, mieux que tous les autres, la foi de l’Eglise universelle.

Le Sacramentaire grégorien présentait cette préface pour la fête de l’Assomption :
« ...Et nos in tuis sanctis virginibus exultantibus animis laudare, benedicere et prædicare, inter quas beata Dei genitrix intemerata Virgo Maria, gloriosissima effulsit, cujus assumptionis diem omni devotione praesenti sacrificio celebramus. »

C’est déjà un beau rapprochement entre la Virginité et l’Assomption. Cependant, les paroles sont encore très générales.

La Messe de la Liturgie gallicane pour l’Assomption, dans le Missel dit « de Bobbio » donne plus de précision.

Voici ce qu’elle affirme dans l’oraison de l’Introit :
« Generosae diei dominicæ Genitricis inexplicabile sacramentum, tanto mugis præconabile qgantum inter homines Assumptione Virginis singulare. Apud quam vitæ integritas obtinuit filium, et mors non invenit par exemplum ; nec minus ingerens stuporem de transita, quam exultationem ferens unico beata de partu ; non solum mirabilis pignore quod fide concepit... fratres carissimi, deprecemur, ut ejus adjuti muniamur suffragio, quæ beata Maria de partu clara, de merito felix prædicatur post transitum. »

Et dans la préface :
« Die præ ceteris honorando quo… Virgo Dei genitrix Maria de mundo migravit ad Christum, germine gloriosa, Assumptione secura, paradisi dote prælata, nesciens damna de coitu, sumens vota de fructu ; non subdita dolori per partum, speciosus thalamus, de quo decorus procedit sponsus... Recte ab eo suscepta es in Assumptione feliciter, quem suscepisti conceptura per fidem, ut quæ terræ non eras conscia, te non teneret rupes inclusa. »

Une variante de la même préface, tirée d’un missel gallican du VIIIe siècle, serre encore de plus près le rapport entre Virginité et Assomption en disant :
« Quæ nec de corruptione suscepit contagium, nec resolutionem pertulit in sepulchro. »

De même, un missel mozarabe du IXe siècle :
« Nec immerito quidem ibidem debuit cum filio gloriari cui divinitus intemerato virginitatis pudore meruit inviscerari. »

Si, de ces témoignages émanant des livres liturgiques, nous passons aux affirmations des Pères de l’Eglise au temps où la foi en l’Assomption glorieuse de Marie avait trouvé son expression définitive, nous remarquons encore de nombreux rapprochements entre les deux grands privilèges de Marie.
Quelques exemples simplement.

S. André de Crète, mort en 740, écrivait :

« Si le sein de la Vierge ignora toute lésion, la chair de la morte échappa à la destruction. O prodige ! L’enfantement fut à l’abri de toute avarie, et la tombe ne connut point la destruction, car celle-ci ne s’attaque pas aux choses saintes. » (P. G. XCVII, 1081).

S. Jean Damascène († 749) disait dans sa deuxième homélie « Sur la Dormition de la Vierge » (P. G. XCI, 713) :

« Comment, celle qui dans son enfantement a passé au-dessus des lois de la nature, cède-t-elle maintenant à ces mêmes lois, et comment son corps virginal est-il soumis à la mort ?»

La réponse se trouve dans le mystère de la corédemption. La virginité de Marie la soustrayait à la loi de la mort. Mais elle s’y est soumise pour ressembler à son Fils.

Passe pour la mort. Mais la corruption du tombeau ? Le saint y a songé (Ibid., col. 716) :

« Ton âme n’est pas descendue aux enfers, et ta chair n’a pas connu la corruption. Ton corps tout virginal et immaculé n’a pas été abandonné dans la terre. Mais toi, la reine, la souveraine, la Mère de Dieu, la véritable Théotokos, tu as été transférée dans les demeures royales des cieux. »

L’Abbé Théognoste, mort après 871, disait mieux encore :

« Il convenait pareillement que celle qui... par le message d’un ange, avait reçu le privilège d’une conception sainte, et avait eu pareillement un enfantement saint, obtint une dormition sainte. » (Patr. Orient. XVI, I, p. 457).

Avant de quitter l’Orient, écoutons encore la voix de l’Eglise de Byzance. Jean le Géomètre disait :
« Restée Vierge dans l’enfantement, Marie échappe maintenant à la corruption dans la mort. Tout comme son enfantement surpassa alors toute parole et le mode habituel, de même maintenant elle défie le temps et la nature. »

Ne terminons pas sans recueillir quelques témoignages de l’Eglise occidentale. Le Pseudo-Augustin (P. L. XL, 1145-1145) dit[2] :

« Marie n’a pas été soumise à toutes les pénalités auxquelles Eve a été condamnée. Elle a eu une maternité virginale, un enfantement virginal et sans douleur. Elle est restée toujours Vierge. Il y a donc des exceptions pour elle et on ne peut assimiler en tout soit sort à celui d’Eve.

« Si donc Jésus a voulu conserver l’intégrité virginale de sa Mère, pourquoi ne voudrait-il pas la préserver de la puanteur de la corruption ?»

Enfin, Pierre de Blois (mort après 1204) :

«Je crois, dit-il, que celui qui, en naissant, conserva intact la Virginité de sa Mère, garda aussi de toute corruption de la mortalité ce corps virginal dans lequel la plénitude de la divinité daigna habiter en sa personne... Elle peut en toute sûreté monter au ciel, celle qui mena sur la terre une vie angélique. » (Sermo in Assumptione BJM.VJ.

Une conclusion s’impose.

La foi de l’Eglise dans l’Assomption corporelle de Marie ne semble pas sérieusement contestable. Pour en revenir à la comparaison employée dans l’Année théologique, entre un champ labouré, mais non ensemencé, et un champ nouvellement ensemencé, il n’y a aucune différence. Seules les tiges en se développant démontrent : 1°) que le champ était réellement ensemencé ; 2°) quelles graines y ont été semées.

La foi des premiers siècles n’était qu’implicite dans le mystère de l’Assomption. Mais la foi des siècles suivants a montré tout ce qui était réellement contenu dans le dépôt de la révélation : et dans ce dépôt, il y avait place pour le mystère de l’Assomption.

De plus, quand on a voulu savoir avec quel autre privilège marial l’Assomption était en connexion, on n’a pas hésité à le relier au privilège de la Virginité perpétuelle. Ce dogme fondamental en Mariologie, connu dès l’origine, et accepté avec enthousiasme, plaçait la Vierge en si haute estime, qu’il prédisposait les esprits à admettre toutes les plus glorieuses exceptions en sa faveur.

Ainsi, dès que la question de l’Assomption s’est posée, on a vu d’emblée que ce privilège était dans la logique de l’action divine, et postulé, au moins de convenance, par la miraculeuse Virginité.

C’est, je crois, ce que j’avais à vous prouver. Trop heureux si ces quelques réflexions pouvaient aider un tant soit peu à la proclamation du dogme de l’Assomption corporelle.

A. PLESSIS, S. M. M.


[1] Si Prêtre Timothé il y a. Cf, le rapport de Dom Capelle.
[2] Avant le rapport du R.P. Barré, je croyais le pseudo-Augustin d’une plus vulnérable antiquité.