mardi 31 décembre 2019

Adjutor Rivard, juge/ Père Louis Lalande, S.J. - La bénédiction paternelle


La bénédiction paternelle

Beaucoup de nos vieilles coutumes, et des meilleurs sont en train de se perdre. Bientôt nul ne les pratiquera plus; déjà c’est à peine si on les connaît. Quelques chercheurs s’y intéressent encore ; avant qu’elles ne disparaissent tout à fait, ils les enregistrent comme on herborise, ils les décrivent, ils en font le recueil comme des choses curieuses.

Eh! Que m’importe ce folklore, froide sépulture des traditions mortes. Je n’y trouve qu’un faible et stérile souvenir de ce qui fut vivant. Les vieilles coutumes s’en vont et il ne suffit point d’en conserver la mémoire : il faudrait les garder elles-mêmes.

De ces coutumes qui se perdent, il en est de singulièrement précieuses qui tiennent à l’esprit même de notre race, qui sont comme une expression de notre conscience nationale, et qui emportent avec elles quelque chose de notre âme. Elles font vraiment partie du patrimoine idéal hérité de nos ancêtres. N’est-ce pas forfaire que de les laisser s’éteindre? Comment ne pas déplorer amèrement que de perdre par exemple la bonne, la salutaire, la saine coutume de la bénédiction paternelle? Jadis, personne n’eût voulu commencer l’année sans que des mains étendues du chef de famille ne fû descendue sur les enfants agenouillés la bénédiction d’en haut. Moment solennel! Le père apparaissait revêtu d’un caractère sacré, et c’est Dieu qui par sa voix bénissait. Quels fruits salutaires produisait la bénédiction du Jour de l’an : pardon de toutes les fautes, promesse de tous les dévouements, garanties de tous les respects! Le seul souvenir de cette scène auguste devrait arrêter plus d’un fils sur le bord des abîmes.

Les enfants qui n’osent plus demander la bénédiction de leurs pères et les pères qui ne bénissent plus leurs enfants, savent-ils bien ce dont ils se privent eux-mêmes, et leurs familles, et la société? Que deviendrons-nous et que restera-t-il du vrai génie de notre race quand la coutume sera toute perdue et que nul des nôtres ne pourra plus se réclamer d’une bénédiction de son père?

Quelle figure serait l’histoire d’un peuple chez qui la malédiction paternelle serait devenue de tradition? Et comment ce peuple dont chaque citoyen porterait ce fardeau très lourd saurait-il sa destinée?... Il n’est personne, même chez ceux qui ne savent pas la vraie source de l’autorité paternelle, qui ne craigne la malédiction d’un père. Comment donc la bénédiction paternelle n’importerait-elle pas au bonheur, non seulement des individus et des familles, mais encore de la société, de la nation.

Heureux les peuples qui gardent pieusement la coutume de la bénédiction paternelle! Ils ont les dons qui font les races fortes; car, de père en fils et de siècles en siècles, la bénédiction descend multipliée sur les têtes toujours plus nombreuses et, à chaque génération, plus riche de vertus.

Adjutor Rivard (juge)

h! La belle tradition! Lisez ce qu’en dit le père Louis Lalande, S.J. :

De bonne heure, le Jour de l’An au matin, les enfants de familles canadiennes-françaises s’agenouillent devant leur père, et le père les bénit. C’est une tradition que nos aïeux nous ont apportée de France. Elle s’est perpétuée chez nous, intimement liée au sentiment religieux. Elle est une des plus touchantes manifestations de la piété filiale dans nos foyers. L’Eglise en explique le sens surnaturel, l’encourage, la recommande, la conserve, comme elle fait pour toutes nos traditions les meilleures…

Rien par ailleurs, n’est plus simple que la bénédiction du jour de l’An. Le rituel renferme bien quelques formalités variant d’une paroisse ou d’une région à une autre. Mais l’essentiel, le fond, reste partout le même, d’une signification touchante et grande dans sa simplicité.

Au reste, c’est la maman qui interprète et qui enseigne aux petits comment il faut faire. Elle a d’abord commencé elle-même par faire à son mari ses souhaits du nouvel an. Elle et lui se sont levés plus tôt que de coutume ce matin-là; lui pour être prêt à bénir; elle, pour s’émouvoir et caresser ses chers petits quand ils seront bénis. Les plus grands sont venus les premiers ou bien séparément, chacun demandant sa bénédiction, ou bien à la suite de l’aîné qui la demande pour tous : « Papa, voulez-vous, s’il vous plaît, nous donner votre bénédiction? » Et le père levant ses deux mains sur la tête de ses enfants, prononce d’une voix qui s’efforce de n’être pas trop émue : « Ô mes enfants, que le bon Dieu daigne vous bénir comme je vous bénis moi-même. »

Quand les enfants sont encore tout jeunes, c’est la maman qui les conduit aux pieds de leur père, tenant elle-même le bébé dans ses bras. Et la scène devient d’autant plus émouvante que la sensibilité paternelle est plus atteinte par cet acte si grand, accompli par des êtres si petits.

En nul autre moment de l’année peut-être, cet homme ne sent son cœur paternel remué par un amour plus tendre et plus ardent pour ses chéris. Jamais sous son toit, il ne se sent plus près de Dieu qui bénit avec lui et par lui; nulle part, il n’agit en plus parfait accord et harmonie avec le Père qui est aux cieux.

Souvent la scène se renouvelle plusieurs fois le même jour : avant la grand’messe, le soir, ou même les jours suivants. C’est que le père est devenu grand-père. Ses fils et ses filles sont mariés : ils ont quitté la maison, comme les oiseaux quittent leur nid. Ils ont fondé à leur tour un foyer. Il faut qu’ils s’en soient allés bien loin, pour que le Jour de l’An ne les ramène pas à la vieille maison familiale. De grand matin ils ont eux-mêmes béni leurs petits; puis, en hâte, le cœur battant de joie, le visage rougi par les caresses du froid, ils reviennent au grand-papa, le prier, à leur tour, d’appeler le bonheur sur leur tête et sur celle de leurs bien-aimés. Et le vieillard, levant de nouveau ses mains sur ses fils, sur leurs enfants, et parfois sur les enfants de leurs enfants recommence : « Ô mes enfants, et mes petits-enfants, que le bon Dieu daigne vous bénir comme je vous bénis moi-même! » Ah! c’est à une année bien commencée!
-Louis Lalande, S.J.

mardi 24 décembre 2019

Cardinal Pie - Homélie pour le jour de Noël 1874


Hæccine reddis Domino, popule stulte et insipiens ?
Est-ce donc là ce que tu rends au Seigneur, peuple fou et insensé ?
Deut. XXXII-6

Mes très chers frères,

I. C’est une loi de l’ordre moral que le devoir de la reconnaissance est proportionné à l’importance des bienfaits reçus, et que, conséquemment, le crime de l’ingratitude se mesure sur l’étendue des largesses du bienfaiteur. Cela est vrai pour les individus, cela est vrai pour les peuples. Et de même que chaque Israélite en particulier put faire son profit des grandes paroles que nous allons reproduire, chacun de nous également, mes bien aimés auditeurs, pourra se les approprier avec fruit. Toutefois, le discours de Moïse visait directement la nation d’Israël, et je confesse sans difficulté que l’enseignement qui va s’en déduire pour nous est, avant tout, un enseignement public et national. De là cet exorde si solennel : « Cieux, écoutez ce que je vais dire : que la terre entende les paroles de ma bouche : Audite, cœli, quæ loquor, audiat terra verba oris mei ». « Puisse ma doctrine tomber comme une pluie salutaire, et s’insinuer dans les esprits comme une rosée bienfaisante » [1] !

Ce cantique célèbre, qui fut comme le chant du cygne et le testament du législateur des Hébreux, n’était pas seulement l’histoire du passé ; c’était l’histoire anticipée et prophétique de l’avenir. Moïse avait été témoin des miracles opérés par le Seigneur en faveur de son peuple, et il avait vu de ses yeux les ingratitudes et les rébellions de ce même peuple, et il avait assisté aux châtiments terribles que ses fautes lui avaient attirés, ce qui n’empêchait pas que finalement il allait entrer dans la terre promise.

En cela, le cantique de Moïse était de l’histoire ; mais ce grand homme, avant de mourir, éclairé d’une lumière divine, avait vu se dérouler devant lui le tableau complet des vicissitudes futures de la nation sainte : les interventions miséricordieuses et manifestement miséricordieuses d’en haut, les infidélités et les crimes d’en bas, les abaissements et les défaites qui ne manqueraient jamais de suivre, puis les relèvements et les délivrances qui succéderaient. Et comme tout ce qui avait trait au premier Israël se rapportait à celui que saint Paul appelle l’autre « Israël de Dieu » ; « comme rien n’arrivait aux Hébreux qu’en figures : Omnia in figuris contingebant illis » [2], il se trouve que le cantique final de Moïse est la prophétie explicite des destinées du nouveau Testament comme de l’ancien. Et parce que la venue de Dieu sur la terre, en la personne de son Fils Jésus, a été signalée par des prodiges d’amour infiniment supérieurs à ceux dont son serviteur Moïse avait été l’instrument et le ministre ; parce que la constitution de la grande société chrétienne a été le suprême chef-d’œuvre de la providence et de la bonté divine ; le langage que nous allons entendre et que nous allons méditer aura pour nous plus de signification encore que quand il fut proféré au pied des montagnes d’Abarim et de Nébo [3].

II. Par le fait, c’est aux fils de la nouvelle alliance qu’il appartient de chanter : Rendez gloire à notre Dieu ; « les œuvres de Dieu sont parfaites : Dei perfecta sunt opera » [4]. Jusqu’au jour où le Fils de Dieu est descendu parmi nous, jusqu’à celui où, ayant envoyé son Esprit sur la terre, il en a renouvelé la face, l’œuvre divine n’était qu’à l’état d’ébauche et de préparatif. C’est l’incarnation qui a donné à tout l’ordre créé sa perfection suprême ; c’est la loi évangélique qui a empreint à tous les degrés, sur toutes les parties de l’ordre social, un cachet de justice jusque-là inconnu des nations : Dei perfecta sunt opera, et omnes viæ ejus judicia. Dieu avait promis le règne de la justice : il a été fidèle à sa promesse ; l’iniquité, qui faisait le fond du régime païen, a cédé la place à ce qui est juste et droit : Deus fidelis, et absque ulla iniquitate, justus et rectus.

Voilà bien, en réalité, ce que la doctrine et la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ce que sa religion et son Esprit ont apporté à la race humaine. Et comment l’humanité, si salutairement affranchie par l’Evangile, comment les plus privilégiées des nations ont-elles répondu à ces bienfaits ? « Ah ! ceux que Dieu avait adoptés pour « ses fils ont cessé de l’être par leurs désordres et leurs souillures : génération dépravée et pervertie : Peccaverunt et, et non filii ejus in sordibus : generatio prava atque perversa [5]. Et ici éclate l’énergique interpellation de l’homme de Dieu : « Hæccine reddis Domino, popule stulte et insipiens : Est-ce donc là ce que tu rends au Seigneur, peuple fou et insensé ? »

N’accusez pas mon patriotisme, mes Frères, s’il n’a pas souci de se montrer plus délicat que celui de Moïse envers la nation dont il était l’instituteur et le chef. D’après les témoignages les plus autorisés, la France, sous la loi nouvelle, a été l’héritière spéciale des prérogatives de la nation sainte. Entre toutes les autres nations chrétiennes, elle se glorifie du droit d’aînesse et se qualifie d’un superlatif que l’histoire ne lui dispute pas. Or, les bénéfices entraînent les charges, et à ce titre, les fautes de la France auront toujours un caractère particulier de gravité. J’entrerai donc sans détour en jugement avec elle : c’est pourquoi je reprends mon texte et je poursuis.

III. Hæccine reddis Domino, popule stulte et insipiens : Est-ce donc là ce que tu rends à Dieu, peuple fou et insensé ? N’est-ce pas lui qui est ton père et qui, t’ayant fait et t’ayant créé, a entendu que tu lui appartinsses : Numquid non ipse est pater tuus, qui possedit te, et fecit et creavit te ? Remonte le cours des siècles et des générations ; interroge les origines et les traditions de ton histoire, et tu reconnaîtras ceci : c’est qu’à l’heure où le Très Haut préparait la grande société européenne, faisait la division des peuples, assignait à chaque nation sa frontière, il a posé le cordeau et jeté son dévolu sur le pays de France qu’il prenait pour son partage, et il a voulu que ce peuple fût son peuple.

Il l’a trouvé sur une terre déserte et longtemps ravagée, au milieu des forêts et des solitudes ; il s’est fait son guide, son précepteur et son gardien, il l’a soigné comme la prunelle de son œil. Semblable à l’aigle qui, provoquant ses petits à voler, voltige légèrement sur eux, il a étendu ses ailes sur son peuple, et il l’a pris et porté sur ses épaules, comme l’aigle se charge de ses aiglons. Aucune autre influence que l’influence chrétienne n’a présidé à l’éducation et au développement de cette nation. L’hérésie, qui souilla le berceau de plusieurs peuples voisins, n’infecta point les origines de la France. « Jésus-Christ seul fut son initiateur, et il n’y avait point avec lui de Dieu étranger : Dominus solus dux ejus fuit, et non erat cum eo Deus alienus » [6].

À cette école de la pure vérité chrétienne, et sous le souffle de ces tenants illustres de l’orthodoxie qui s’appelèrent Irénée, Hilaire, Martin, Remy, et combien d’autres, on vit éclore et se développer les institutions, les lois, les libertés, les mœurs, les vertus, les gloires qui assurèrent au peuple franc la suprématie sur tous les peuples. D’autant qu’aux avantages de l’ordre religieux et intellectuel, le Seigneur ajouta, par surcroît, un sol riche et fertile, les fruits les plus succulents, une industrie qui sut tirer le miel de la pierre et l’huile du rocher, des pâturages qui donnèrent le beurre des troupeaux et le lait des brebis, et, avec la chair grasse des bestiaux, la fleur du froment et la plus exquise liqueur de la vigne : Et hircos cum medulla tritici et sanguinem uvæ meracissimum [7]*.

Voilà le résumé rapide, le dénombrement incomplet des bienfaits spirituels et temporels du Seigneur envers ce peuple. Et maintenant, qu’allons-nous entendre ? Mes Frères, je n’aurai presque pas de commentaire à ajouter au texte sacré. Écoutez l’histoire de nos fautes et celle de nos châtiments.

IV. « Ce peuple, si particulièrement aimé de Dieu, s’étant engraissé de ses dons, est devenu récalcitrant contre son bienfaiteur : Incrassatus est dilectus, et recalcitravit. « Ecrasé sous le poids de la graisse et de l’embonpoint, il a dans son abondance, délaissé Dieu son auteur, et il s’est retiré de celui en qui était le principe même de sa prospérité et de son salut : Impinguatus, dilatatus, dereliquit Deum auctorem suum et recessit a Deo salutari suo » [8]. Et comme toute apostasie ne manque jamais de devenir une idolâtrie, on n’a abandonné l’autel de la vérité que pour sacrifier sur l’autel du mensonge. « Ils ont outragé Dieu en se mettant au service de dieux étrangers, de dieux inconnus : Provocaverunt Deum in deis alienis [9], divinités nouvelles que leurs pères n’avaient pas servies, et qui arrivaient du nouveau continent à travers l’océan : Novi recentesque venerunt, quos non coluerunt patres eorum [10].

Une divinité moderne et récente, une divinité étrangère et importée : ne voilà-t-il pas à ce culte tardif deux caractères grandement suspects ? N’importe, l’engouement devint si fort, il devint si général, qu’après bientôt un siècle écoulé, il dure encore, et cela non pas seulement chez les ennemis déclarés de Dieu, mais ce qui est plus blessant pour lui, chez un grand nombre de ceux qui ne toléreraient point d’être considérés comme apostats.

« Vidit Dominus et ad iracundiam concitatus est, quia provocaverunt filii et filiæ. Oui, le Seigneur a vu cela, et ce qui a excité son courroux, ce qui a enflammé sa colère, c’est que la provocation partait de ses propres fils et de ses propres filles ». Venue d’ailleurs, il eût été moins blessé ; mais c’était le peuple très chrétien, c’était la fille aînée de l’Eglise. « Vidit Dominus et ad iracundiam concitatus est : Le Seigneur a vu cela et il a dit : Je leur cacherai mon visage : Et ait : Abscondam faciem meam ab eis, et alors on verra bien comment cela finira pour eux, pour cette génération infidèle et pervertie. Infidèle, oui ; car mettre les faux dieux au même rang que l’unique Dieu véritable, décerner à l’erreur des droits égaux à ceux de la vérité, c’est l’infidélité ; et comme l’infidélité ne se tient jamais dans les régions abstraites de la théorie, mais descend inévitablement à des conséquences pratiques et morales, en définitive, cette génération est une génération pervertie. Encore une fois, nous verrons bien comment cela finira pour ces infidèles et ces pervers : Et considerabo novissima eorum : generatio enim perversa est, et in fideles filii [11].

Mes Frères, la grande loi, la loi ordinaire de la Providence dans le gouvernement des peuples, c’est la loi du talion. Comme les nations font à Dieu, Dieu fait aux nations. Eh bien ! dit le Seigneur, « ils m’ont jeté le défi en me sacrifiant, moi Dieu, à celui qui n’était pas Dieu : Ipsi me provocaverunt in eo qui non erat Deus. Je relèverai le gant et je mettrai ce peuple aux pieds de celui qui n’était pas un peuple : Et ego provocabo eos in eo qui non erat populus ». La France était le premier entre les royaumes depuis douze ou treize siècles, quand ce royaume n’existait pas encore. On a proclamé le principe de la neutralité entre la vérité et l’erreur, entre le Dieu de l’éternité et le Dieu d’hier qui n’est pas Dieu. J’observerai la neutralité entre celui qui était un peuple ancien et celui qui est un peuple d’hier. « Je leur cacherai mon visage, et je considérerai la tournure finale du combat : Abscondam faciem meam ab eis, et considerabo novissima eorum ».

Mais, que dis-je ! comme leur neutralité, c’est pour moi l’outrage, la mienne, c’est pour eux la haine. J’amasserai sur leurs têtes tous les maux, et j’épuiserai contre eux toutes les flèches de mon carquois. Guerre étrangère et guerre civile, « le glaive dévastateur au dehors, l’épou­vante au dedans : Foris vastabit eos gladius et infra pavor [12]. « Et j’ai dit : Ou sont-ils : Et dixi : ubinam sunt ?

Les laissera-t-on au moins tranquilles dans leur impuissance et respectés dans leur malheur ? Et devorabunt eos aves morsu amarissimo : leurs vainqueurs, comme des oiseaux de proie, s’acharneront contre eux par des morsures très amères. Ils étaleront devant le monde entier les marques de leur mépris. Les entendez-vous s’apitoyer avec dédain sur la dissolution dans laquelle est tombé cet amas d’hommes qui fut la grande France, ces coups de langue ou de plume encore plus intolérables que les coups d’épée : Et devorabunt eos aves morsu amarissimo.

Ce n’est pas assez. Le dernier degré de l’outrage, c’est de dire à une rivale vaincue : il te resterait une ressource, une ressource qui te replacerait bientôt à ton premier rang ; et cette ressource, je te l’indiquerai à la face du monde, assurée que je suis que tu es incapable d’en profiter, et que, même devant mes provocations et mes défis, ta raison, incurablement pervertie, ton aveuglement, ton orgueil, ton asservissement à quelques ambitieux vulgaires ne te permettent plus d’embrasser le salut qui s’offre à toi ici-bas. Ainsi fait le démon dès ici-bas envers les victimes qu’il ne redoute pas de lui voir échapper : il les couvre de honte : Morsures, oui, morsures les plus cruelles et les plus envenimées, morsures vraiment infernales et sataniques : Dentes bestiarum dimittam in eos cum furore serpentium.

V. Heureusement, mes très chers Frères, nous allons l’apprendre de ce même cantique du libérateur d’Israël : l’aveuglement de nos triomphateurs rivalise, et par delà, avec l’aveuglement qu’ils nous reprochent. Le Seigneur disait tout à l’heure : en parlant de nous : « Où sont-ils maintenant ? Je veux effacer leur mémoire du souvenir des hommes : Dixi ubinam sunt ? cessare faciam ex hominibus memoriam corum » [13]. Et nous-mêmes, nous allions nous résigner peut-être à disparaître de la scène du monde plutôt que de traîner une existence nationale désormais abaissée et sans gloire.

« Mais, dit le Seigneur, j’ai différé à cause de l’orgueil de leurs ennemis, qui se glorifient de devoir à la puissance de leurs mains, et non à celle du Seigneur, les avantages merveilleux qu’ils ont obtenus. Peuple mal inspiré par ses succès, et chez qui le sens et la prudence ont disparu dans l’infatuation de la victoire : Gens absque consilio est et sine prudentia. S’ils ont eu si facilement raison cette fois de ceux qui les avaient tant de fois terrassés, n’est-ce pas parce que le Dieu de ceux-ci les a vendus et livrés en proie ? Nonne ideo quia Deus suus vendidit eos et Dominus conclusit eos ?

« La vengeance est moi, et je leur rendrai en son temps ce qui leur est dû ; au premier faux pas qu’ils feront, le jour de leur perte viendra, et les moments s’en avancent. Le Seigneur jugera son peuple, et après qu’il aura été réduit à néant, il aura pitié de ses serviteurs châtiés et humiliés. Je lèverai ma main au ciel, et je dirai : Je vis, moi, et vivrai éternellement : Vivo ego in æternum. Voyez maintenant que, seul, je suis Dieu, et qu’il n’y a pas d’autre Dieu que moi. C’est moi qui fais mourir, c’est moi qui fais vivre, c’est moi qui brûle et c’est moi qui guéris, et nul ne peut se soustraire à ma main.

« Nations, contemplez, admirez, louez ce peuple qui est le peuple du Seigneur, parce que le Seigneur vengera le sang de ses serviteurs, et de nouveau il sera favorable à son peuple » [14]. Ainsi soit-il.



[1] Deut. XXXII-1/2
[2] I Cor. X-11
[3] Deut. XXXII-49
[4] Ibid. 4
[5] Deut. XXXII-5
[6] Deut. XXXII-12
[7] Ibid. 14
[8] Deut. XXXII-15
[9] Ibid. 16
[10] Ibid. 17
[11] Deut. XXXII-20
[12] Deut. XXXII-25
[13] Deut. XXXII-26
[14] Deut. XXXII-35/43