Hæccine reddis
Domino, popule stulte et insipiens ?
Est-ce donc là ce que tu rends au
Seigneur, peuple fou et insensé ?
Deut. XXXII-6
Mes très chers frères,
I. C’est une loi de l’ordre moral que le
devoir de la reconnaissance est proportionné à l’importance des bienfaits
reçus, et que, conséquemment, le crime de l’ingratitude se mesure sur l’étendue
des largesses du bienfaiteur. Cela est vrai pour les individus, cela est vrai
pour les peuples. Et de même que chaque Israélite en particulier put faire son
profit des grandes paroles que nous allons reproduire, chacun de nous
également, mes bien aimés auditeurs, pourra se les approprier avec fruit.
Toutefois, le discours de Moïse visait directement la nation d’Israël, et je
confesse sans difficulté que l’enseignement qui va s’en déduire pour nous est,
avant tout, un enseignement public et national. De là cet exorde si solennel :
« Cieux, écoutez ce que je vais dire : que la terre entende les paroles de ma
bouche : Audite, cœli, quæ loquor, audiat terra verba oris mei ». «
Puisse ma doctrine tomber comme une pluie salutaire, et s’insinuer dans les
esprits comme une rosée bienfaisante » !
Ce cantique célèbre, qui fut comme le
chant du cygne et le testament du législateur des Hébreux, n’était pas
seulement l’histoire du passé ; c’était l’histoire anticipée et prophétique de
l’avenir. Moïse avait été témoin des miracles opérés par le Seigneur en faveur
de son peuple, et il avait vu de ses yeux les ingratitudes et les rébellions de
ce même peuple, et il avait assisté aux châtiments terribles que ses fautes lui
avaient attirés, ce qui n’empêchait pas que finalement il allait entrer dans la
terre promise.
En cela, le cantique de Moïse était de
l’histoire ; mais ce grand homme, avant de mourir, éclairé d’une lumière
divine, avait vu se dérouler devant lui le tableau complet des vicissitudes
futures de la nation sainte : les interventions miséricordieuses et
manifestement miséricordieuses d’en haut, les infidélités et les crimes d’en
bas, les abaissements et les défaites qui ne manqueraient jamais de suivre, puis
les relèvements et les délivrances qui succéderaient. Et comme tout ce qui
avait trait au premier Israël se rapportait à celui que saint Paul appelle l’autre
« Israël de Dieu » ; « comme rien n’arrivait aux Hébreux qu’en figures : Omnia
in figuris contingebant illis » , il
se trouve que le cantique final de Moïse est la prophétie explicite des
destinées du nouveau Testament comme de l’ancien. Et parce que la venue de Dieu
sur la terre, en la personne de son Fils Jésus, a été signalée par des prodiges
d’amour infiniment supérieurs à ceux dont son serviteur Moïse avait été l’instrument
et le ministre ; parce que la constitution de la grande société chrétienne a
été le suprême chef-d’œuvre de la providence et de la bonté divine ; le langage
que nous allons entendre et que nous allons méditer aura pour nous plus de
signification encore que quand il fut proféré au pied des montagnes d’Abarim et
de Nébo .
II. Par le fait, c’est aux fils de la
nouvelle alliance qu’il appartient de chanter : Rendez gloire à notre Dieu ; «
les œuvres de Dieu sont parfaites : Dei perfecta sunt opera » .
Jusqu’au jour où le Fils de Dieu est descendu parmi nous, jusqu’à celui où,
ayant envoyé son Esprit sur la terre, il en a renouvelé la face, l’œuvre divine
n’était qu’à l’état d’ébauche et de préparatif. C’est l’incarnation qui a donné
à tout l’ordre créé sa perfection suprême ; c’est la loi évangélique qui a
empreint à tous les degrés, sur toutes les parties de l’ordre social, un cachet
de justice jusque-là inconnu des nations : Dei perfecta sunt opera, et omnes
viæ ejus judicia. Dieu avait promis le règne de la justice : il a été
fidèle à sa promesse ; l’iniquité, qui faisait le fond du régime païen, a cédé
la place à ce qui est juste et droit : Deus fidelis, et absque ulla
iniquitate, justus et rectus.
Voilà bien, en réalité, ce que la
doctrine et la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ce que sa religion et son
Esprit ont apporté à la race humaine. Et comment l’humanité, si salutairement
affranchie par l’Evangile, comment les plus privilégiées des nations ont-elles
répondu à ces bienfaits ? « Ah ! ceux que Dieu avait adoptés pour « ses
fils ont cessé de l’être par leurs désordres et leurs souillures : génération
dépravée et pervertie : Peccaverunt et, et non filii ejus in sordibus :
generatio prava atque perversa . Et
ici éclate l’énergique interpellation de l’homme de Dieu : « Hæccine
reddis Domino, popule stulte et insipiens : Est-ce donc là ce que tu rends
au Seigneur, peuple fou et insensé ? »
N’accusez pas mon patriotisme, mes
Frères, s’il n’a pas souci de se montrer plus délicat que celui de Moïse envers
la nation dont il était l’instituteur et le chef. D’après les témoignages
les plus autorisés, la France, sous la loi nouvelle, a été l’héritière spéciale
des prérogatives de la nation sainte. Entre toutes les autres nations
chrétiennes, elle se glorifie du droit d’aînesse et se qualifie d’un superlatif
que l’histoire ne lui dispute pas. Or, les bénéfices entraînent les charges, et
à ce titre, les fautes de la France auront toujours un caractère particulier de
gravité. J’entrerai donc sans détour en jugement avec elle : c’est pourquoi je
reprends mon texte et je poursuis.
III. Hæccine reddis Domino, popule
stulte et insipiens : Est-ce donc là ce que tu rends à Dieu, peuple
fou et insensé ? N’est-ce pas lui qui est ton père et qui, t’ayant fait et t’ayant
créé, a entendu que tu lui appartinsses : Numquid non ipse est pater
tuus, qui possedit te, et fecit et creavit te ? Remonte le cours des
siècles et des générations ; interroge les origines et les traditions de ton
histoire, et tu reconnaîtras ceci : c’est qu’à l’heure où le Très Haut
préparait la grande société européenne, faisait la division des peuples,
assignait à chaque nation sa frontière, il a posé le cordeau et jeté son dévolu
sur le pays de France qu’il prenait pour son partage, et il a voulu que ce
peuple fût son peuple.
Il l’a trouvé sur une terre déserte et
longtemps ravagée, au milieu des forêts et des solitudes ; il s’est fait son
guide, son précepteur et son gardien, il l’a soigné comme la prunelle de son œil.
Semblable à l’aigle qui, provoquant ses petits à voler, voltige légèrement sur
eux, il a étendu ses ailes sur son peuple, et il l’a pris et porté sur ses
épaules, comme l’aigle se charge de ses aiglons. Aucune autre influence que l’influence
chrétienne n’a présidé à l’éducation et au développement de cette nation. L’hérésie,
qui souilla le berceau de plusieurs peuples voisins, n’infecta point les
origines de la France. « Jésus-Christ seul fut son initiateur, et il n’y avait
point avec lui de Dieu étranger : Dominus solus dux ejus fuit, et non erat
cum eo Deus alienus » .
À cette école de la pure vérité
chrétienne, et sous le souffle de ces tenants illustres de l’orthodoxie qui
s’appelèrent Irénée, Hilaire, Martin, Remy, et combien d’autres, on vit éclore
et se développer les institutions, les lois, les libertés, les mœurs, les
vertus, les gloires qui assurèrent au peuple franc la suprématie sur tous les
peuples. D’autant qu’aux avantages de l’ordre religieux et intellectuel, le
Seigneur ajouta, par surcroît, un sol riche et fertile, les fruits les plus
succulents, une industrie qui sut tirer le miel de la pierre et l’huile du
rocher, des pâturages qui donnèrent le beurre des troupeaux et le lait des
brebis, et, avec la chair grasse des bestiaux, la fleur du froment et la plus
exquise liqueur de la vigne : Et hircos cum medulla tritici et sanguinem uvæ
meracissimum .
Voilà le résumé rapide, le
dénombrement incomplet des bienfaits spirituels et temporels du Seigneur envers
ce peuple. Et maintenant, qu’allons-nous entendre ? Mes Frères, je n’aurai
presque pas de commentaire à ajouter au texte sacré. Écoutez l’histoire de nos
fautes et celle de nos châtiments.
IV. « Ce peuple, si particulièrement aimé
de Dieu, s’étant engraissé de ses dons, est devenu récalcitrant contre son
bienfaiteur : Incrassatus est dilectus, et recalcitravit. « Ecrasé sous
le poids de la graisse et de l’embonpoint, il a dans son abondance, délaissé
Dieu son auteur, et il s’est retiré de celui en qui était le principe même de
sa prospérité et de son salut : Impinguatus, dilatatus, dereliquit Deum
auctorem suum et recessit a Deo salutari suo » . Et
comme toute apostasie ne manque jamais de devenir une idolâtrie, on n’a
abandonné l’autel de la vérité que pour sacrifier sur l’autel du mensonge. «
Ils ont outragé Dieu en se mettant au service de dieux étrangers, de dieux
inconnus : Provocaverunt Deum in deis alienis ,
divinités nouvelles que leurs pères n’avaient pas servies, et qui arrivaient du
nouveau continent à travers l’océan : Novi recentesque venerunt, quos
non coluerunt patres eorum .
Une divinité moderne et récente, une
divinité étrangère et importée : ne voilà-t-il pas à ce culte tardif deux caractères
grandement suspects ? N’importe, l’engouement devint si fort, il devint si
général, qu’après bientôt un siècle écoulé, il dure encore, et cela non pas
seulement chez les ennemis déclarés de Dieu, mais ce qui est plus blessant pour
lui, chez un grand nombre de ceux qui ne toléreraient point d’être considérés
comme apostats.
« Vidit Dominus et ad
iracundiam concitatus est, quia provocaverunt filii et filiæ. Oui, le
Seigneur a vu cela, et ce qui a excité son courroux, ce qui a enflammé sa
colère, c’est que la provocation partait de ses propres fils et de ses propres
filles ». Venue d’ailleurs, il eût été moins blessé ; mais c’était le
peuple très chrétien, c’était la fille aînée de l’Eglise. « Vidit
Dominus et ad iracundiam concitatus est : Le Seigneur a vu cela et il a dit
: Je leur cacherai mon visage : Et ait : Abscondam faciem meam ab eis,
et alors on verra bien comment cela finira pour eux, pour cette génération
infidèle et pervertie. Infidèle, oui ; car mettre les faux dieux au même rang
que l’unique Dieu véritable, décerner à l’erreur des droits égaux à ceux de la
vérité, c’est l’infidélité ; et comme l’infidélité ne se tient jamais dans les
régions abstraites de la théorie, mais descend inévitablement à des
conséquences pratiques et morales, en définitive, cette génération est une
génération pervertie. Encore une fois, nous verrons bien comment cela finira
pour ces infidèles et ces pervers : Et considerabo novissima eorum :
generatio enim perversa est, et in fideles filii .
Mes Frères, la grande loi, la loi
ordinaire de la Providence dans le gouvernement des peuples, c’est la loi du
talion. Comme les nations font à Dieu, Dieu fait aux nations. Eh
bien ! dit le Seigneur, « ils m’ont jeté le défi en me sacrifiant, moi
Dieu, à celui qui n’était pas Dieu : Ipsi me provocaverunt in eo qui non
erat Deus. Je relèverai le gant et je mettrai ce peuple aux pieds de celui
qui n’était pas un peuple : Et ego provocabo eos in eo qui non erat populus ».
La France était le premier entre les royaumes depuis douze ou treize siècles,
quand ce royaume n’existait pas encore. On a proclamé le principe de la
neutralité entre la vérité et l’erreur, entre le Dieu de l’éternité et le Dieu
d’hier qui n’est pas Dieu. J’observerai la neutralité entre celui qui était un
peuple ancien et celui qui est un peuple d’hier. « Je leur cacherai mon visage,
et je considérerai la tournure finale du combat : Abscondam faciem meam ab
eis, et considerabo novissima eorum ».
Mais, que dis-je ! comme leur
neutralité, c’est pour moi l’outrage, la mienne, c’est pour eux la haine. J’amasserai
sur leurs têtes tous les maux, et j’épuiserai contre eux toutes les flèches de
mon carquois. Guerre étrangère et guerre civile, « le glaive dévastateur au
dehors, l’épouvante au dedans : Foris vastabit eos gladius et infra pavor
. «
Et j’ai dit : Ou sont-ils : Et dixi : ubinam sunt ?
Les laissera-t-on au moins tranquilles
dans leur impuissance et respectés dans leur malheur ? Et devorabunt eos
aves morsu amarissimo : leurs vainqueurs, comme des oiseaux de proie, s’acharneront
contre eux par des morsures très amères. Ils étaleront devant le monde entier
les marques de leur mépris. Les entendez-vous s’apitoyer avec dédain sur la
dissolution dans laquelle est tombé cet amas d’hommes qui fut la grande France,
ces coups de langue ou de plume encore plus intolérables que les coups d’épée :
Et devorabunt eos aves morsu amarissimo.
Ce n’est pas assez. Le dernier degré
de l’outrage, c’est de dire à une rivale vaincue : il te resterait une
ressource, une ressource qui te replacerait bientôt à ton premier rang ; et
cette ressource, je te l’indiquerai à la face du monde, assurée que je suis que
tu es incapable d’en profiter, et que, même devant mes provocations et mes
défis, ta raison, incurablement pervertie, ton aveuglement, ton orgueil, ton
asservissement à quelques ambitieux vulgaires ne te permettent plus d’embrasser
le salut qui s’offre à toi ici-bas. Ainsi fait le démon dès ici-bas envers les
victimes qu’il ne redoute pas de lui voir échapper : il les couvre de honte :
Morsures, oui, morsures les plus cruelles et les plus envenimées, morsures vraiment
infernales et sataniques : Dentes bestiarum dimittam in eos cum
furore serpentium.
V. Heureusement, mes très chers Frères,
nous allons l’apprendre de ce même cantique du libérateur d’Israël : l’aveuglement
de nos triomphateurs rivalise, et par delà, avec l’aveuglement qu’ils nous
reprochent. Le Seigneur disait tout à l’heure : en parlant de nous : « Où
sont-ils maintenant ? Je veux effacer leur mémoire du souvenir des hommes : Dixi
ubinam sunt ? cessare faciam ex hominibus memoriam corum » .
Et nous-mêmes, nous allions nous résigner peut-être à disparaître de la scène
du monde plutôt que de traîner une existence nationale désormais abaissée et
sans gloire.
« Mais, dit le Seigneur, j’ai différé
à cause de l’orgueil de leurs ennemis, qui se glorifient de devoir à la puissance
de leurs mains, et non à celle du Seigneur, les avantages merveilleux qu’ils
ont obtenus. Peuple mal inspiré par ses succès, et chez qui le sens et la
prudence ont disparu dans l’infatuation de la victoire : Gens absque
consilio est et sine prudentia. S’ils ont eu si facilement raison cette
fois de ceux qui les avaient tant de fois terrassés, n’est-ce pas parce que le
Dieu de ceux-ci les a vendus et livrés en proie ? Nonne ideo quia Deus suus
vendidit eos et Dominus conclusit eos ?
« La vengeance est moi, et je leur
rendrai en son temps ce qui leur est dû ; au premier faux pas qu’ils feront, le
jour de leur perte viendra, et les moments s’en avancent. Le Seigneur jugera
son peuple, et après qu’il aura été réduit à néant, il aura pitié de ses
serviteurs châtiés et humiliés. Je lèverai ma main au ciel, et je dirai : Je
vis, moi, et vivrai éternellement : Vivo ego in æternum. Voyez
maintenant que, seul, je suis Dieu, et qu’il n’y a pas d’autre Dieu que moi. C’est
moi qui fais mourir, c’est moi qui fais vivre, c’est moi qui brûle et c’est moi
qui guéris, et nul ne peut se soustraire à ma main.
« Nations, contemplez, admirez, louez
ce peuple qui est le peuple du Seigneur, parce que le Seigneur vengera le sang
de ses serviteurs, et de nouveau il sera favorable à son peuple » .
Ainsi soit-il.