Du
grec κοινός, repas commun, Cæna en latin, dérive ce nom français de Cène, par
lequel on désigne, en Liturgie, le dernier repas que fit Notre-Seigneur avec
ses apôtres, la veille de sa passion. Les protestants ont donné fort improprement
ce nom à l’Eucharistie, car ce n’est point durant la Cène ou repas que
Jésus-Christ institua ce sacrement, mais après le repas. L’évangéliste saint
Luc s’exprime à cet égard d’une manière précise; il en est de même dans la
première Epître de saint Paul aux Corinthiens, chap. II. Bergier a fait cette
remarque. Néanmoins les autres évangélistes disent formellement que Jésus-Christ
prit le pain et la coupe, pendant le souper. Ceci du reste n’est pas d’une
haute importance. Il existait en Afrique, du temps de saint Augustin, qui en
parle, un usage qui était destiné à rappeler la Cène eucharistique. Le jour du
Jeudi saint on disait la Messe, le soir immédiatement après le souper. Le
Concile de Carthage réforma cette coutume. En France, le même usage a dû
exister, puisqu’un Concile de Mâcon le proscrivit. On appelait cela faire la
Cène dominicale.
Comme
il s’agit ici de l’institution du plus auguste des sacrements, nous croyons
devoir présenter quelques développements que nous puisons dans le Traité des
Fêtes, par Benoît XIV. Il est certain d’abord que les Hébreux ne s’asseyaient
pas sur des sièges, mais qu’ils se couchaient sur des lits, et que, s’appuyant
sur le coude, ils prenaient leurs repas. Notre-Seigneur et les apôtres durent
donc se conformer à cette coutume. On ne pourrait d’ailleurs expliquer le
véritable sens des paroles de saint Luc, lorsqu’il parle de la sainte femme qui
se tenait derrière Jésus-Christ, si le Sauveur eût été assis à table comme
nous. Ainsi donc, Notre-Seigneur étant couché sur le lit, avait la tête tournée
vers la table, et les pieds, que la sainte femme arrosait de ses larmes,
étaient étendus en dehors. Comment d’ailleurs saint Jean aurait-il pu reposer
sa tête sur la poitrine de Jésus-Christ, si celui-ci eût été assis. En cette
posture, il fut facile au disciple bien-aimé de se coucher ainsi, ce qui eût
été impossible si notre usage eût été habituel, en ce temps-là. Nos peintres
devraient donc ainsi représenter la Cène, et la vraisemblance ne serait pas
choquée, quand ils dépeignent saint Jean se reposant sur la poitrine du
Sauveur. Le même pape fait mention d’anciennes représentations de la Cène qui
corroborent, si cela était nécessaire, un sentiment fondé sur des connaissances
positives et rationnelles.
Avant
le repas, Jésus lava les pieds des apôtres ; pour cela il se dépouilla de son
vêtement et se ceignit d'un linge avec lequel il devait les essuyer. Celle
dernière circonstance prouve surtout la grande humilité de Jésus-Christ, car
c'était les esclaves seuls qui se ceignaient de la sorte. On raconte que certains
moines venus de Jérusalem au mont Cassin, y apportèrent une portion de ce linge
; pour éprouver si c'était bien réellement celui-là, ils le jetèrent au feu, et
après l'y avoir vu entièrement s'enflammer, ils écartèrent les charbons et le
linge fut trouvé dans son intégrité. Léon d'Ostie rapporte ce fait et Jean
Chifflet le confirme. Il y a diversité d'opinions sur le moment précis où Notre-Seigneur
lava les pieds des apôtres. Les uns prétendent que c'est après la Cène, se fondant
sur ces paroles : et Cæna facta. D'autres adhèrent au premier sentiment. Il faut
remarquer avec les interprètes, qu'il y eut en cette circonstance au moins deux
Cènes. La première est la Cène légale dans laquelle Jésus-Christ mangea
l'agneau pascal, la seconde est la Cène eucharistique. C’est entre ces deux
Cènes que Notre-Seigneur lava les pieds des apôtres, selon l’opinion la plus
commune ; c'était pour leur apprendre avec quelle pureté l'on doit approcher de
l'Eucharistie. La première Cène, qui n'était qu'une figure, n'avait pas besoin
d'être précédée de celte lotion allégorique.
Plusieurs
actions de Jésus-Christ doivent être considérées dans l'institution de l'Eucharistie.
Il prit d'abord du pain, rendît grâces à son Père, rompit ce pain et le
distribua à ses apôtres en leur adressant les paroles « Prenez et mangez; ceci est
mon corps. » il prit la coupe, rendit pareillement grâces à son Père, la
présenta à ses apôtres en leur disant : « Buvez-en tous, car ceci est mon sang du
Nouveau Testament, qui sera répandu pour plusieurs en rémission des péchés. » On
demande si celte double consécration fut simultanée et s'il n'y eut pas un
intervalle pendant lequel Notre-Seigneur fit quelque autre chose. Benoit XIV
dit que selon le sentiment le plus généralement adopté, cette double consécration
ne fut point interrompue. Il n'adopte
donc pas l'opinion de ceux qui prétendent que d'abord il consacra le pain et
que ensuite, après le repas, il consacra le vin. L'institution du sacrement et
du sacrifice eucharistique devait donc avoir lieu en même temps. Jésus-Christ
consacra-t-il du pain azyme? Le savant pape dit qu'on n'en peut douter, car la
Cène eut lieu au premier jour des azymes, pendant lequel temps il était défendu
aux Juifs d'avoir en leur maison du pain fermenté. Néanmoins l'Eglise n'a
jamais défini que la Consécration n'était valide qu'avec du pain sans levain.
Les Grecs consacrent validement avec du pain levé, selon la déclaration du
Concile tenu, en 1439, à Florence, pour la réunion des deux Eglises.
Judas
reçut-il le corps et le sang de Jésus-Christ? Celle question a été l'objet
d'une grande controverse entre les théologiens et les interprètes des livres
saints. Les trois saints évangélistes Matthieu, Marc et Luc disent bien que
Notre-Seigneur mangea l'agneau pascal avec ses douze apôtres, mais il n'est pas
aussi clair que les douze assis tassent au second repas et encore moins à la Cène
eucharistique. Les uns pensent que Judas n'assista point à cette dernière, et qu'ayant
été signalé comme traître, il se retira. Les autres disent qu'il n'assista pas
jusqu'à la fin du second repas après lequel Jésus-Christ institua l'Eucharistie.
D'autres enfin disent que Judas reçut comme les autres apôtres le pain que son
Maître lui présenta, mais qu'en ce moment Jésus-Christ ôta la Consécration au
pain eucharistique donné au traître. Benoit XIV rejette toutes ces opinions, cl
prouve que Judas fil bien réellement la communion. Il s'appuie sur l'autorité
des anciens Pères de l'Eglise et de la très-majeure partie des théologiens.
L'Eglise semble d'ailleurs approuver exclusivement cette opinion lorsqu'elle
chante avec saint Thomas d'Aquin: Quem in sacræ mensa Cænæ, turbæ fratrum duodenæ,
datum non ambigitur. Si l'Eucharistie fut reçue par les douze apôtres, sans nul
doute Judas y participa.
II.
Aujourd'hui
le nom de Cène est donné au lavement des pieds que le pape, les évêques etc.,
et môme quelques rois ou princes souverains ont coutume de pratiquer le Jeudi saint.
Cet usage est d'une très-haute antiquité. Le Concile de Tolède, en 694, en fait
une prescription sévère aux évêques et condamne ceux qui la violeraient à être
privés de la communion pendant deux mois. Ceci prouve qu'il y avait eu du
relâchement dans l'observation de celte pieuse pratique ; or, comme on sait, le
relâchement ne s'introduit jamais qu'au bout de plusieurs siècles d'usage bien
suivi. A Rome ce cérémonial a été observé depuis les époques les plus reculées,
non point sans certaines variations ou modifications que la succession des
temps amène toujours. Il y a sur ce point une singularité qui mérite d'être
expliquée. En plusieurs Eglises, on lave les pieds à douze pauvres. A Rome,
selon les anciens ordres, le pape lavait les pieds à douze diacres, ou, à leur défaut,
à douze chapelains. Mais dans les Ordres plus récents, il est dit que le pape
doit laver les pieds de treize pauvres revêtus d'une tunique blanche. Depuis
longtemps, on est dans l'usage à Rome de laver les pieds de treize prêtres que
l'on prend de plusieurs nations. On demande la raison pour laquelle on ne s'est
point borné au nombre de douze, qui était celui des apôtres? Les sentiments sont
partagés à cet égard. On voit dans ce treizième l'apôtre saint Paul, qui,
quoiqu'il n'ait pas assisté à la Cène dominicale, puis qu'il n'était pas au
nombre des apôtres, a mérité qu'on lui consacrât ce souvenir. On veut y voir
Matthias qui remplaça Judas. On y voit le père de famille dont il est parlé
dans l'Evangile, et dans la maison duquel Jésus-Christ fit la Cène. Enfin on
prétend que c'est pour rappeler un prodige arrivé du temps de saint Grégoire,
et l'on dit qu'au moment où ce pape lavait les pieds de douze pauvres, il en
vit un treizième qui était un ange. Ce miracle est peint sur les murs de
l'église de saint Grégoire, à Rome, avec cette inscription :
Bissenos
hic Gregorius pascebat egentes
Angelus
el decimus terlius accubuit.
«
Grégoire servait ici à manger à douze pauvres, lorsqu'un ange vint se mettre à
table et compta pour le treizième. »
Aujourd'hui,
comme très-anciennement, le pape sert à manger aux treize pauvres auxquels il a
lavé les pieds. Ce sont maintenant toujours des prêtres. On leur donne aussi
une pièce d'or el une pièce d'argent. Pendant la cérémonie du lavement des
pieds, la musique pontificale chante l'Antienne : Mandatum novum, qui fait donner
à toute la cérémonie le nom de mandat. Selon le Rite romain, on chante pendant
la cérémonie du lavement des pieds une longue série d'Antiennes dont
quelques-unes sont répétées et d'autres sont suivies, comme l'Introït, d'un
Verset de Psaume. A la fin, on récite le Pater accompagné de plusieurs Versets
et d'une Oraison. Le Rite parisien ne diffère du premier qu'en ce qu'il n'y a
point un aussi grand nombre d'Antiennes. Mais celle suppression considérable
imprime au Rite parisien une sécheresse qui ne devrait point se trouver dans un
cérémonial aussi touchant. Quant à l'ordre lui-même du cérémonial, il est
très-simple. Celui qui doit y présider est en aube, sur laquelle il met l'étole
et la chape de couleur violette. Le diacre et le sous-diacre sont en dalmatique
et tunique blanches, comme à la Messe. Le premier chante l'Evangile : Ante diem
festum Paschæ, selon le Rite ordinaire ; puis le célébrant ôte la chape, se
ceint d'un linge, et pendant que le sous-diacre prend le pied droit de chaque
pauvre, le célébrant lave ce pied, l'essuie et le baise. Le lavement des pieds
a lieu après le dépouillement des autels. Le Rite parisien, après cette
cérémonie , procède à la Bénédiction du pain et du vin qui sont distribués à
ceux qui ont été l'objet de la cérémonie. Pendant cette distribution, un
lecteur chante sur le ton des Leçons, le discours que le divin Sauveur adressa
à ses apôtres après le lavement des pieds. On le prend au vingtième verset du
chapitre XIII, selon saint Jean, et il se termine avec la fin du chapitre XIV.
C'est un souvenir de la Cène eucharistique, car c'est après ce discours que
Jésus-Christ institua le sacrement. Nous regrettons dans le Rite parisien
l'absence de l'Evangile : Ante diem où le même Apôtre retrace le lavement des pieds
par le divin Sauveur.
Cette
édifiante commémoration de l'humilité de celui qui a dit : Apprenez de moi que
je suis doux et humble de cœur, est pratiquée, avons-nous dit, par d'autres
personnes en dignité, à l'égard de douze pauvres. Au christianisme seul
appartiennent ces actes empreints d'un sentiment religieux d'égalité dont la
philosophie mondaine s'est contentée de préconiser la théorie.
III.
VARIÉTÉS.
Le
lavement des pieds se pratique chez les Grecs, mais avec des particularités qui
tiennent bien du génie de cette nation. C'est une véritable commémoration
dramatique du lavement fait par Notre-Seigneur. Judas y est représenté par un
prêtre à barbe rousse, parce qu'un préjugé populaire attribue à ce traître
disciple une barbe de cette couleur.
Chez
les Arméniens, le soir du même jour, l'évêque ou le premier dignitaire de
chaque église lave les pieds, d'abord aux prêtres, ensuite à tous les hommes
présents, en imprimant sur leurs pieds un signe de croix avec une huile qui a
été bénite à cet effet.
L'auteur
des Voyages liturgiques fait remarquer une singularité particulière à l'Eglise d'Angers
: c'est que de son temps le bourreau était chargé de maintenir le bon ordre pendant
que l'évêque procédait au lavement des pieds.
Le
roi de France faisait autrefois la Cène. Un sermon précédait la cérémonie. Un évêque
faisait ensuite l'absoute, et enfin le roi, environné des princes et des grands
officiers, lavait et baisait les pieds de douze pauvres, les servait à table et
leur faisait une aumône. La reine en faisait de même a l'égard de douze pauvres
filles.
Abbé Migne - Origine et raison de la liturgie catholique en forme de dictionnaire, p. 259-263
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