Extrait du « Discours pour la
solennité de la réception des reliques de saint Émilien, évêque de Nantes,
prononcé dans l’église cathédrale de Nantes, le 8 novembre 1859 »
Jésus-Christ est roi, N. T. C. F.; il est roi non seulement du ciel, mais encore de la terre, et il lui appartient d’exercer une véritable et suprême royauté sur les sociétés humaines : c’est un point incontestable de la doctrine chrétienne. Ce point, il est utile et nécessaire de le rappeler en ce siècle. On veut bien de Jésus-Christ rédempteur, de Jésus-Christ sauveur, de Jésus-Christ prêtre, c’est-à-dire sacrificateur et sanctificateur ; mais, de Jésus-Christ roi, on s’en épouvante ; on y soupçonne quelque empiétement, quelque usurpation de puissance, quelque confusion d’attributions et de compétence. Établissons donc rapidement cette doctrine, déterminons-en le sens et la portée, et comprenons quelques-uns des devoirs qu’elle nous impose dans le temps où nous vivons.
Jésus-Christ est roi ; il
n’est pas un des prophètes, pas un des évangélistes et des apôtres qui ne lui
assure sa qualité et ses attributions de roi. Jésus est encore au berceau, et
déjà les Mages cherchent le roi des Juifs : Ubi est qui natus est, rex
Judæorum [i]? Jésus est à la veille de
mourir : Pilate lui demande : Vous êtes donc roi : Ergo rex es tu [ii]? Vous l’avez dit, répond
Jésus. Et cette réponse est faite avec un tel accent d’autorité, que Pilate,
nonobstant toutes les représentations des Juifs, consacre la royauté de Jésus
par une écriture publique et une affiche solennelle[iii]. « Écrivez donc, s’écrie
Bossuet, écrivez, ô Pilate, les paroles que Dieu vous dicte et dont vous
n’entendez pas le mystère. Quoi que l’on puisse alléguer et représenter,
gardez-vous de changer ce qui est déjà écrit dans le ciel. Que vos ordres
soient irrévocables, parce qu’ils sont en exécution d’un arrêt immuable du Tout
Puissant. Que la royauté de Jésus-Christ soit promulguée en la langue
hébraïque, qui est la langue du peuple de Dieu, et en la langue grecque, qui
est la langue des doctes et des philosophes, et en la langue romaine, qui est
la langue de l’empire et du monde, la langue des conquérants et des politiques.
Approchez maintenant, ô Juifs, héritiers des promesses ; et vous, ô Grecs,
inventeurs des arts ; et vous, Romains, maîtres de la terre ; venez lire cet
admirable écriteau : fléchissez le genou devant votre Roi »[iv].
Elle date de loin, mes
Frères, et elle remonte haut cette universelle royauté du Sauveur. En tant que
Dieu, Jésus-Christ était roi de toute éternité ; par conséquent, en entrant
dans ce monde, il apportait avec lui déjà la royauté. Mais ce même
Jésus-Christ, en tant qu’homme, a conquis sa royauté à la sueur de son front,
au prix de tout son sang. « Le Christ, dit saint Paul, est mort et il est
ressuscité à cette fin d’acquérir l’empire sur les morts et sur les vivants :
In hoc Christus mortuus est et resurrexit, ut et mortuorum et vivorum dominetur
»[v]. Aussi le grand apôtre
fonde-t-il sur un même texte le mystère de la résurrection et le titre de
l’investiture royale du Christ : « Le Seigneur a ressuscité Jésus, ainsi qu’il
est écrit au psaume second : Vous êtes mon Fils ; je vous ai engendré
aujourd’hui »[vi].
Ce qui veut dire : De toute éternité, je vous avais engendré de mon propre sein
; dans la plénitude des temps, je vous ai engendré du sein de la Vierge votre
mère ; aujourd’hui je vous engendre en vous retirant du sépulcre, et c’est une
nouvelle naissance que vous tenez encore de moi. Premier-né d’entre les
vivants, j’ai voulu que vous fussiez aussi le premier-né d’entre les morts,
afin que vous teniez partout la première place : Primogenitus ex mortuis, ut
sit in omnibus ipse primatum tenens[vii]. Vous êtes donc mon Fils
; vous l’êtes à tous les titres puisque je vous ai triplement enfanté, de mon
sein, du sein de la Vierge, et du sein de la tombe. Or, à tous ces titres, je
veux que vous partagiez ma souveraineté, je veux que vous y participiez
désormais comme homme, de même que vous y avez éternellement participé comme
Dieu. « Demandez donc, et je vous donnerai les nations pour héritage, et
j’étendrai vos possessions jusqu’aux extrémités de la terre »[viii].
Et Jésus-Christ a
demandé, et son Père lui a donné, et toutes choses lui ont été livrées[ix]. Dieu l’a fait tête et
chef de toutes choses, dit saint Paul[x], et de toutes choses sans
exception : In eo enim quod omnia ei subjecit, nihil dimisit non subjectum[xi]. Son royaume assurément
n’est pas de ce monde, c’est-à-dire, ne provient pas de ce monde : Regnum meum
non est de hoc mundo ; non est ex hoc mundo[xii] ; et c’est parce qu’il
vient d’en haut, et non d’en bas : regnum meum non est hinc[xiii], qu’aucune main terrestre
ne pourra le lui arracher[xiv]. Entendez les derniers
mots qu’il adresse à ses apôtres avant de remonter au ciel : « Toute puissance
m’a été donnée au ciel et sur la terre. Allez donc, et enseignez toutes les
nations »[xv].
Remarquez, mes Frères, Jésus-Christ ne dit pas tous les hommes, tous les
individus, toutes les familles, mais toutes les nations. Il ne dit pas
seulement : Baptisez les enfants, catéchisez les adultes, mariez les époux,
administrez les mourants, donnez la sépulture religieuse aux morts. Sans doute,
la mission qu’il leur confère comprend tout cela, mais elle comprend plus que
cela : elle a un caractère public, un caractère social. Et, comme Dieu envoyait
les anciens prophètes vers les nations et vers leurs chefs pour leur reprocher
leurs apostasies et leurs crimes, ainsi le Christ envoie ses apôtres et son
sacerdoce vers les peuples, vers les empires, vers les souverains et les
législateurs, pour enseigner à tous sa doctrine et sa loi. Leur devoir, comme
celui de Paul, est de « porter le nom de Jésus-Christ devant les nations, et
les rois, et les fils d’Israël : Ut portet nomen meum coram gentibus, et
regibus, et fuis Israel »[xvi].
Mais je vois venir
l’objection triviale, et j’entends élever contre ma doctrine une accusation
aujourd’hui à la mode. La thèse que vous développez, me crie-t-on, c’est celle
de la théocratie toute pure. La réponse est facile, et je la formule ainsi : «
Non, Jésus-Christ n’est pas venu fonder la théocratie sur la terre, puisqu’au
contraire il est venu mettre fin au régime plus ou moins théocratique qui
faisait toujours le fond du mosaïsme, encore que ce régime eût été notablement
modifié par la substitution des rois aux anciens juges d’Israël ». Mais, pour
que cette réponse soit comprise de nos contradicteurs, il faut, avant tout, que
le mot même dont il s’agit soit défini : la polémique exploite trop souvent
avec succès, auprès des hommes de notre temps, des locutions dont le sens est
indéterminé.
Qu’est-ce donc que la
théocratie ? La théocratie, c’est le gouvernement temporel d’une société
humaine par une loi politique divinement révélée et par une autorité politique
surnaturellement constituée.
Or, cela étant, comme
Jésus-Christ n’a point imposé de code politique aux nations chrétiennes, et
comme il ne s’est pas chargé de désigner lui-même les juges et les rois des
peuples de la nouvelle alliance, il en résulte que le christianisme n’offre pas
trace de théocratie. L’Église, il est vrai, a des bénédictions puissantes, des
consécrations solennelles pour les princes chrétiens, pour les dynasties
chrétiennes qui veulent gouverner chrétiennement les peuples. Mais, nonobstant
cette consécration des pouvoirs humains par l’Église, je le répète, il n’y a
plus, depuis Jésus-Christ, de théocratie légitime sur la terre. Lors même que
l’autorité temporelle est exercée par un ministre de la religion, cette autorité
n’a rien de théocratique, puisqu’elle ne s’exerce pas en vertu du caractère
sacré, ni conformément à un code inspiré. Trêve donc, par égard pour la langue
française et pour les notions les plus élémentaires du droit, trêve à cette
accusation de théocratie qui se retournerait en accusation d’ignorance contre
ceux qui persisteraient à la répéter.
Le contradicteur insiste,
et il me dit : Laissons la question de mots. Toujours est-il que, dans votre
doctrine, l’autorité temporelle ne peut pas secouer le joug de l’orthodoxie ;
elle reste forcément subordonnée aux principes de la religion révélée, ainsi
qu’à l’autorité doctrinale et morale de l’Église ; or, c’est là ce que nous
appelons le régime théocratique.
Nous appelons, au
contraire, régime laïque ou régime sécularisé, celui qui peut s’affranchir à
son gré de ces entraves, et qui ne relève que de lui-même.
L’aveu est précieux, M.
T. C. F. C’est-à-dire que la société moderne n’entend plus reconnaître pour ses
rois et pour ses princes que « ceux qui ont pris les armes et qui se sont
ligués contre Dieu et contre son Christ », que ceux qui ont dit hautement : «
Brisons leurs liens et jetons leur joug loin de nous »[xvii]. C’est-à-dire qu’il
faut supprimer la notion séculaire de l’État chrétien, de la loi chrétienne, du
prince chrétien, notion si magnifiquement posée dès les premiers âges du
christianisme, et spécialement par saint Augustin[xviii]. C’est-à-dire encore
que, sous prétexte d’échapper à la théocratie imaginaire de l’Église, il faut
acclamer une autre théocratie aussi absolue qu’elle est illégitime, la
théocratie de César chef et arbitre de la religion, oracle suprême de la
doctrine et du droit : théocratie renouvelée des païens, et plus ou moins
réalisée déjà dans le schisme et dans l’hérésie, en attendant qu’elle ait son
plein avènement dans le règne du peuple grand-prêtre et de l’État-Dieu, que
rêve la logique implacable du socialisme. C’est-à-dire, enfin, que la
philosophie sans foi et sans loi a passé désormais des spéculations dans
l’ordre pratique, qu’elle est constituée la reine du monde, et qu’elle a donné
le jour à la politique sans Dieu. La politique ainsi sécularisée, elle a un nom
dans l’Évangile : on l’y appelle : « le prince de ce monde[xix], le prince de ce siècle
»[xx], ou bien encore « la
puissance du mal, la puissance de la Bête » [xxi]; et cette puissance a
reçu un nom aussi dans les temps modernes, un nom formidable qui depuis
soixante-dix ans a retenti d’un pôle à l’autre : elle s’appelle la Révolution.
[i]
Matth. II-2
[ii]
Joann XVIII-37
[iii]
Joann XIX-19/22
[iv]
Bossuet, 1er discours pour la Circoncision. Édit. Lebel, T. XI p. 467
[v]
Rom. XIV-9
[vi]
Act. XIII-33
[vii]
Coloss. I-18
[viii]
Ps. II-8
[ix]
Luc X-22
[x]
Ephes. I-22 - Coloss. II-10
[xi]
Hebr. II-18
[xii]
Joann XVIII-36
[xiii]
Ibid.
[xiv]
Monuit Pilatum ipse Christus
Dominus regnum suum non esse ex hoc mundo, hoc est, minime ex hoc mundo, qui et
conditus est et interiturus, ortum habere ; nam eo modo dominantur imperatores,
reges, reipublicæ duces, omnesque ii qui, vel expetiti ac delecti ab hominibus,
presunt civitatibus atque provinciis, vel per vim et injuriam dominatum
occupaverunt. Catech. Concil. Trid., P. IV c. XI n° 15
[xv]
Matth. XXVIII-18/19
[xvi]
Act. IX-15
[xvii]
Ps. II-2/3
[xviii]
Aug. De civit. Dei, L. V, c. 21. - Epist. 185 ad Bonif., c. V n. 19.
« Quod enim dieunt... non petiisse a regibus terræ apostolos talia, non
considerant aliud fuisse tunc tempus, et omnia suis temporibus agi, etc... In
hoc ergo serviunt Domino reges, in quantum sunt rege, cum ea faciunt ad
serviendum illi, quæ non possunt facere nisi reges ».
[xix]
Joann XII-31 – XIV-30
[xx]
I Cor. II-6/8
[xxi]
Apoc. IX-10 – XIII-4
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