mardi 15 septembre 2015

Légende de l'Exaltation de la sainte Croix - Jacques de Voragine

L'Exaltation de la sainte Croix se célèbre avec solennité dans l'Église. L'an du Seigneur six cent quinze, Dieu permit que son peuple fût frappé de la persécution des païens; et Cosroës, roi des Perses, soumit à son empire impie tous les royaumes de la terre. Venant à Jérusalem, il revint effrayé du sépulcre du Seigneur, et il emporta la sainte Croix que sainte Hélène y avait laissée. Voulant être adoré de tous comme un dieu, il fit construire une tour d'or et d'argent et de pierres précieuses, et il y plaça les images du soleil, de la lune et des étoiles. Par des conduits cachés, il amenait en haut de l'eau, qu'il faisait ensuite retomber en pluie; et, dans un souterrain, il avait placé des chevaux qui tournaient en traînant avec fracas des chariots, et en simulant le bruit du tonnerre. Ayant laissé l'empire à son fils, il résida clans cette retraite, et plaçant près de lui la Croix du Seigneur, il ordonna que tons lui donnassent le titre de Dieu. Et, se tenant sur son trône comme le Père, Cosroës plaça à sa droite, à la place du Fils, le bois de la Croix, et il mit un coq à sa gauche à la place du Saint-Esprit, et il ordonna de l'appeler Père. Alors l'empereur Héraclius réunit une puissante armée, et vint livrer bataille au fils de Cosroës, près du fleuve du Danube. Les deux souverains convinrent de se mesurer seuls, en combat singulier, sur un pont, et que celui qui resterait vainqueur prendrait, sans qu'on lui résistât, le commandement de l'une et l'autre armée. Il fut aussi réglé que si quelqu'un venait au secours de son prince, on lui couperait aussitôt les bras et les jambes, et on le jetterait dans le Danube. Héraclius s'offrit en entier à Dieu et se recommanda à la sainte Croix avec toute la dévotion dont il était capable. Les deux champions en étant venus aux mains, le Seigneur donna la victoire à Héraclius, et l'empereur soumit à son commandement l'armée ennemie, et le peuple entier de Corsoës se convertit à la foi chrétienne et reçut le saint baptême. Cosroës ignorait l'issue de la guerre, car tous le haïssaient, mais personne n'osait lui annoncer cette nouvelle. Héraclius vînt enfin jusqu'à lui, et le trouvant sur son trône d'or, il lui dit : « Comme tu as rendu hommage, selon ta manière, au bois de la vraie Croix, si tu reçois le baptême et la foi de Jésus- Christ, tu conserveras la vie et tes Etats, en me remettant quelques otages. Mais si tu t'y refuses, je te frapperai de mon glaive et je te couperai la tête. » Cosroës n'ayant pas voulu accepter ces propositions, l'empereur le frappa aussitôt et lui coupa la tête. Et comme il avait été roi, il ordonna de l'ensevelir. Héraclius fit ensuite baptiser un fils de Cosroës, âgé de dix ans, qu'il trouva avec ce monarque, et, le retirant lui-même des fonts sacrés, il lui remit le royaume de son père, détruisant la tour dont nous avons parlé, il distribua l'argent à son armée comme sa part du butin, et il réserva l'or et les pierres précieuses pour réparer les églises que le tyran avait détruites. Prenant ensuite la sainte Croix, il la reporta à Jérusalem. Lorsque, descendant du mont des Oliviers, il voulut passer à cheval, et revêtu des ornements impériaux, sous la porte par laquelle le Seigneur était entré pour se rendre au lieu de sa Passion., les pierres de la porte tombèrent à la fois et formèrent une muraille qui ferma le passage. Et, comme tous les assistants étaient frappés de surprise, un ange, qui portait dans ses mains une croix, apparut sur la porte, en disant : « Lorsque le Roi des cieux est entre par cette porte avant de souffrir, il n'était pas revêtu du faste royal, mais il était monté sur un âne, et il a laissé un exemple d'humilité à ses adorateurs. » Ayant dit cela, l'ange disparut. Alors l'empereur, versant des larmes, ôta sa chaussure et se dépouilla de ses vêtements jusqu’à la chemise, et prenant la Croix du Seigneur, il la porta humblement sur ses épaules jusqu'à la porte. Aussitôt la dureté des pierres céda au pouvoir céleste, et la porte, se relevant aussitôt, laissa le passage libre. Et une odeur suave se fit sentir de nouveau, après avoir cessé durant tout le temps que la sainte Croix avait été enlevée de Jérusalem pour être portée en Perse. Et l'empereur s'écria, dans la ferveur de sa dévotion pour la Croix : « O Croix plus splendide que tous les astres, chérie des hommes, sainte à tous, qui seule a été digne de porter la rançon du monde ! Doux bois, doux clous, douce pointe, douce lance; Croix qui as porté un si doux poids, sauve cette foule qui se réunit aujourd’hui autour de toi pour te célébrer dans un concert de louanges, et qui se décore de ton étendard. » C'est ainsi que cette précieuse Croix est remise en sa place, et les anciens miracles se renouvellent. Plusieurs morts sont rendus à la vie, quatre paralytiques sont guéris, dix lépreux deviennent purs, quinze aveugles recouvrent la vue ; les démons sont chassés. Et l'empereur, réparant les églises et les comblant de ses dons, revint dans ses États. Des chroniques racontent différemment ces événements. Il y est dit que lorsque Cosroës dominait sur tous les royaumes, il prit Jérusalem, et le patriarche Zacharie ainsi que le bois de la Croix tombèrent en son pouvoir. Héraclius voulait faire la paix avec lui, et il jura qu'il ne conclurait jamais la paix avec les Romains jusqu'à ce que l'empereur eût renié Jésus-Christ et eût adoré le soleil. Alors Héraclius, plein de zèle, conduisit une armée contre lui, et il vainquit les Perses dans divers combats, et il força Cosroës à s'enfuir jusqu'à Tésifonte. Ensuite Cosroês, attaqué de la dysenterie, voulut faire couronner roi son fils Medasas. Et son fils aîné Siroïs, apprenant son intention, fit un traité avec Héraclius ; et, attaquant son père avec les nobles, il le jeta en prison. Et après l'avoir nourri du pain de la tribulation et de l'eau d'angoisse, il le fit tuer à coups de flèche. Ensuite il remit à Héraclius tous les détenus avec le patriarche et le bois de la Croix. L'empereur rapporta à Jérusalem ce bois précieux, et revint ensuite à Constantinople. C'est ce qui se lit dans beaucoup de chroniques. Et, parmi les païens, la Sybille s'exprima en ces termes au sujet de ce bois, ainsi qu'on le lit dans l'Histoire tripartite : « O bois trois fois heureux sur lequel Dieu a été étendu! » — Un juif étant entré dans l'église, de Sainte-Sophie, à Constantinople, y vit une image de Jésus-Christ. Et voyant qu'il était seul, il tira son épée, et s'approchant, il frappa à la gorge l'image de Notre-Seigneur, et aussitôt il jaillit de cette blessure du sang, et la figure et la tête du juif en furent inondées. Rempli d'effroi, il saisit l'image, la jeta dans un puits, et il prit la fuite. Un chrétien le rencontra et lui dit : « D'où viens- tu, juif? tu as tué un homme, » Et le juif répondit « C'est faux. » Le chrétien lui répliqua « En vérité, tu as commis un homicide, et tu es tout couvert de sang. » Le juif répondit : « Le Dieu des chrétiens est grand, et sa foi est démontrée en toutes choses. Je n'ai point frappé un homme mais l'image de Jésus-Christ, et aussitôt il a jailli du sang de sa poitrine. » Le juif mena ensuite le chrétien au puits et ils en retirèrent la sainte image. La blessure faite à la poitrine du Sauveur est encore apparente aujourd'hui, à ce que l'on rapporte, et le juif se convertit aussitôt à la foi. — Dans la ville de Bérich, en Syrie, un chrétien qui était logé dans une maison moyennant un payement annuel, avait attaché une image de Jésus-Christ en croix sur la muraille, à la tête de son lit, et il priait assidûment devant. A l'expiration de l'année, il loua une autre maison, et, par oubli, il laissa l'image dans celle qu'il venait de quitter. Un juif vint occuper cette maison, et un jour il invita à dîner un de ses coreligionnaires. Pendant le repas, celui qui avait été invité, regardant autour de lui, vit l'image fixée sur le mur, et frémissant de colère contre celui qui l'avait invité, il lui fit de grandes menaces de ce qu'il osait garder chez lui l'image de Jésus-Christ de Nazareth. L'autre juif, qui n'avait pas encore vu l'image, affirmait, par tous les serments qu'il pouvait faire, qu'il ne savait de quelle image on lui parlait. Alors son convive feignit de s'apaiser, puis il prit congé, et il alla accuser auprès du chef de sa nation le juif chez lequel il avait trouvé l'image. Les juifs se réunirent et vinrent à sa maison, et ayant vu l'image, ils l'accablèrent d'outrages et ils le jetèrent à demi mort hors de la synagogue, et, foulant l'image aux pieds, ils renouvelèrent contre elle tous les mauvais traitements de la Passion du Seigneur. Lorsqu'ils lui percèrent le côté avec une lance, il en sortit aussitôt du sang et de l'eau, et un vase qu'on approcha en fut tout plein. Les juifs, frappés de stupeur, apportèrent ce sang à la synagogue, et tous les malades qui en furent frottés recouvrèrent aussitôt la santé. Alors les juifs allèrent raconter en détail tous ces miracles à l'évêque et ils reçurent tous le baptême, se convertissant à la foi de Jésus- Christ. L'évêque conserva ce sang dans des ampoules de verre et de cristal. Il fit aussi venir à lui ce chrétien, et il lui demanda qui avait fait une si belle image. Et le chrétien dit : « C'est Nicodème qui l'a faite, et en mourant, il l'a laissée à Gamaliel; Gamaliel à Zachée, Zachée à Jacques, Jacques à Simon. Elle est restée à Jérusalem jusqu'à la destruction de cette ville, et alors elle a été portée par les fidèles dans le royaume d'Agrippa, et de là clans ma patrie, et elle m'est venue de mes parents par droit d'héritage. Cela se passa en l'an du Seigneur sept cent cinquante. Alors tous les juifs changèrent leurs synagogues en églises. Et c'est alors que s'introduisit l'usage de consacrer les églises; précédemment, on ne consacrait que les autels. A cause de ces miracles, l'Église ordonna que le cinq des calendes de décembre il serait fait la mémoire de la Passion du Seigneur, ou, à ce qu'on lit ailleurs, le cinq des ides de novembre. Et l'on consacra à Rome l'église en l'honneur du Sauveur, où l'on conserve une ampoule de ce précieux sang, et l'on en célèbre encore la fête avec solennité. La vertu de la Croix se révéla aussi dans toute sa grandeur chez les infidèles. Car, ainsi que saint Grégoire le rapporte dans le troisième livre de ses Dialogues, André, évêque de Fondi, ayant permis à une religieuse d'habiter avec lui, le malin esprit commença à lui remettre sous les yeux la beauté de cette femme et à lui suggérer au lit des pensées impures. Un jour, un juif qui se rendait à Rome, voyant la nuit approcher, et ne trouvant pas d'endroit où il pût s'arrêter, entra dans un temple d'Apollon pour y rester jusqu'au matin. Et craignant le sacrilège, quoiqu'il n'eût point foi en la croix, il se munit du bois de la croix. En s'éveillant au milieu de la nuit, il vit une foule de malins esprits qui se tenaient dans l'attitude du respect devant un démon qui était au milieu d'eux, et il dit à chacun de rendre compte de ce qu'il avait fait de mal. Saint Grégoire a passé sous silence, pour motif de brièveté, le mode de cette discussion. Mais on peut imaginer ce qu'il fut, d'après un exemple semblable qu'on lit dans la Vie des Pères. Car quelqu'un étant entré dans un temple des idoles, y vit Satan qui était assis, et tous ses soldats l'entouraient. Et un des malins esprits survint et l'adora, et Satan lui dit : « D'où viens-tu? » Et il répondit « J'ai été en telle province, et là j'ai suscité de grands troubles et déchaîné des guerres furieuses, et j'ai fait verser beaucoup de sang, et je viens te l'annoncer. » Et Satan lui dit : « En combien de temps as-tu fait cela? » Il répondit : « En trente jours. » Et Satan répliqua : « Pourquoi as-tu mis tant de temps pour accomplir pareille chose ? » Et il dit aux assistants : « Prenez-le et flagellez-le, et battez-le bien fort. » Et il .vint un second démon qui adora Satan et qui dit : « Maître, j'ai été sur mer, et j'ai soulevé de furieuses tempêtes, et, faisant sombrer beaucoup de navires, j'ai fait périr beaucoup de monde. » Et Satan lui répondit : « En combien de temps as-tu fait cela? » Le démon répondit : « En vingt jours..» Et Satan ordonna de le flageller pareillement, disant : « Comment dans un pareil espace de temps as-tu pu faire si peu de chose ? » Et il vint un troisième démon qui dit : « J'ai été dans une certaine ville, et j'ai occasionné une grande querelle à des noces, et j'ai fait couler beaucoup de sang et l'époux a été tué, et je suis venu t'apporter cette nouvelle. » Et Satan lui dit : « Combien as-tu mis de temps à faire cela? » Le démon répondit « J'ai mis vingt jours. » Et Satan lui répliqua : « Est-ce qu'en un pareil espace de temps tu as fait si peu de chose ? » Et il ordonna aussi que celui-ci fût rudement fouetté. Un quatrième vint et dit : « J'ai été dans un désert, et je suis resté quarante ans auprès d'un moine, et je l'ai enfin fait tomber dans le péché de la chair. » Lorsque Satan l'entendit, il se leva de dessus son trône, et embrassant ce démon, il ôta sa couronne de dessus son front et il la lui mit sur la tête, et il le fit asseoir près de lui, disant « Tu as vraiment fait quelque chose de grand, et tu as plus travaillé que tous les autres. » C'est donc ainsi ou dans ce genre qu'a pu être le débat que saint Grégoire passe sous silence. Lorsque chacun des malins esprits eut dit ce qu'il avait fait, il en vint un qui dit de quelle tentation charnelle il avait agité l'évêque André au sujet de cette religieuse. Et il ajouta que la veille, à l'heure clos vêpres, il avait amené l'évêque à donner à cette femme un petit coup sur le dos en marque de caresse. Alors Satan l'engagea à accomplir ce qu'il avait commencé, et il dit que l'auteur de la chute de l'évêque mériterait la palme au-dessus de tous les autres. Et il ordonna ensuite aux démons de voir quel était cet homme qui avait eu l'audace de se coucher dans le temple. Le juif fut alors saisi d'épouvante; mais quand les esprits envoyés vers lui virent qu'il était muni du signe de la croix, ils se mirent à pousser de grands cris, et ils dirent: « C'est un vase vide, mais scellé. » Et cette troupe de démons disparut aussitôt. Et le juif alla trouver l'évêque, et il lui raconta tout ce qui était advenu. L'évêque, en l'entendant, se mit à gémir, et il renvoya loin de sa maison toutes les femmes, et il baptisa le juif. Saint Grégoire rapporte aussi, dans ses Dialogues, qu'une religieuse étant entrée dans un jardin, vit une laitue et la trouva de son goût, et, oubliant de la bénir en faisant dessus le signe de la croix, elle y mordit avec avidité ; mais elle tomba aussitôt, le démon s'étant emparé d'elle. Et un homme de Dieu étant venu vers elle, le démon commença à crier et à dire : « C'est moi qui l'ai fait, c'est moi qui l'ai fait; j'étais assis sur cette laitue, elle est venue, et elle m'a avalé. » Mais les prières du serviteur de Dieu le forcèrent bientôt à se retirer. On lit dans l'Histoire ecclésiastique, que les gentils avaient peint, à Alexandrie, les armes de Sérapis sur les murailles ; Théodose ordonna que l'on détruisît ces marques et que l'on y substituât le signe de la croix : ce que voyant, les gentils et les prêtres des idoles se firent baptiser, disant qu'ils avaient appris, par une tradition très ancienne, que ce qu'ils vénéraient devait subsister jusqu'à ce qu'il fût remplacé par le signe dans lequel est la vie. Et ils avaient dans leur alphabet une lettre à laquelle ils donnaient le nom de sacrée et qui signifiait la vie future, et qui avait la forme d'une croix.


Jacques de Voragine – La Légende dorée, Tome II

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