L'Exaltation
de la sainte Croix se célèbre avec solennité dans l'Église. L'an du Seigneur
six cent quinze, Dieu permit que son peuple fût frappé de la persécution des
païens; et Cosroës, roi des Perses, soumit à son empire impie tous les royaumes
de la terre. Venant à Jérusalem, il revint effrayé du sépulcre du Seigneur, et
il emporta la sainte Croix que sainte Hélène y avait laissée. Voulant être
adoré de tous comme un dieu, il fit construire une tour d'or et d'argent et de
pierres précieuses, et il y plaça les images du soleil, de la lune et des
étoiles. Par des conduits cachés, il amenait en haut de l'eau, qu'il faisait
ensuite retomber en pluie; et, dans un souterrain, il avait placé des chevaux
qui tournaient en traînant avec fracas des chariots, et en simulant le bruit du
tonnerre. Ayant laissé l'empire à son fils, il résida clans cette retraite, et
plaçant près de lui la Croix du Seigneur, il ordonna que tons lui donnassent le
titre de Dieu. Et, se tenant sur son trône comme le Père, Cosroës plaça à sa
droite, à la place du Fils, le bois de la Croix, et il mit un coq à sa gauche à
la place du Saint-Esprit, et il ordonna de l'appeler Père. Alors l'empereur
Héraclius réunit une puissante armée, et vint livrer bataille au fils de
Cosroës, près du fleuve du Danube. Les deux souverains convinrent de se mesurer
seuls, en combat singulier, sur un pont, et que celui qui resterait vainqueur
prendrait, sans qu'on lui résistât, le commandement de l'une et l'autre armée.
Il fut aussi réglé que si quelqu'un venait au secours de son prince, on lui
couperait aussitôt les bras et les jambes, et on le jetterait dans le Danube.
Héraclius s'offrit en entier à Dieu et se recommanda à la sainte Croix avec
toute la dévotion dont il était capable. Les deux champions en étant venus aux
mains, le Seigneur donna la victoire à Héraclius, et l'empereur soumit à son
commandement l'armée ennemie, et le peuple entier de Corsoës se convertit à la
foi chrétienne et reçut le saint baptême. Cosroës ignorait l'issue de la
guerre, car tous le haïssaient, mais personne n'osait lui annoncer cette
nouvelle. Héraclius vînt enfin jusqu'à lui, et le trouvant sur son trône d'or,
il lui dit : « Comme tu as rendu hommage, selon ta manière, au bois de la vraie
Croix, si tu reçois le baptême et la foi de Jésus- Christ, tu conserveras la
vie et tes Etats, en me remettant quelques otages. Mais si tu t'y refuses, je
te frapperai de mon glaive et je te couperai la tête. » Cosroës n'ayant pas
voulu accepter ces propositions, l'empereur le frappa aussitôt et lui coupa la
tête. Et comme il avait été roi, il ordonna de l'ensevelir. Héraclius fit
ensuite baptiser un fils de Cosroës, âgé de dix ans, qu'il trouva avec ce
monarque, et, le retirant lui-même des fonts sacrés, il lui remit le royaume de
son père, détruisant la tour dont nous avons parlé, il distribua l'argent à son
armée comme sa part du butin, et il réserva l'or et les pierres précieuses pour
réparer les églises que le tyran avait détruites. Prenant ensuite la sainte
Croix, il la reporta à Jérusalem. Lorsque, descendant du mont des Oliviers, il
voulut passer à cheval, et revêtu des ornements impériaux, sous la porte par
laquelle le Seigneur était entré pour se rendre au lieu de sa Passion., les
pierres de la porte tombèrent à la fois et formèrent une muraille qui ferma le
passage. Et, comme tous les assistants étaient frappés de surprise, un ange,
qui portait dans ses mains une croix, apparut sur la porte, en disant : «
Lorsque le Roi des cieux est entre par cette porte avant de souffrir, il
n'était pas revêtu du faste royal, mais il était monté sur un âne, et il a
laissé un exemple d'humilité à ses adorateurs. » Ayant dit cela, l'ange
disparut. Alors l'empereur, versant des larmes, ôta sa chaussure et se dépouilla
de ses vêtements jusqu’à la chemise, et prenant la Croix du Seigneur, il la
porta humblement sur ses épaules jusqu'à la porte. Aussitôt la dureté des
pierres céda au pouvoir céleste, et la porte, se relevant aussitôt, laissa le
passage libre. Et une odeur suave se fit sentir de nouveau, après avoir cessé
durant tout le temps que la sainte Croix avait été enlevée de Jérusalem pour
être portée en Perse. Et l'empereur s'écria, dans la ferveur de sa dévotion
pour la Croix : « O Croix plus splendide que tous les astres, chérie des
hommes, sainte à tous, qui seule a été digne de porter la rançon du monde !
Doux bois, doux clous, douce pointe, douce lance; Croix qui as porté un si doux
poids, sauve cette foule qui se réunit aujourd’hui autour de toi pour te célébrer
dans un concert de louanges, et qui se décore de ton étendard. » C'est ainsi
que cette précieuse Croix est remise en sa place, et les anciens miracles se
renouvellent. Plusieurs morts sont rendus à la vie, quatre paralytiques sont
guéris, dix lépreux deviennent purs, quinze aveugles recouvrent la vue ; les
démons sont chassés. Et l'empereur, réparant les églises et les comblant de ses
dons, revint dans ses États. Des chroniques racontent différemment ces
événements. Il y est dit que lorsque Cosroës dominait sur tous les royaumes, il
prit Jérusalem, et le patriarche Zacharie ainsi que le bois de la Croix
tombèrent en son pouvoir. Héraclius voulait faire la paix avec lui, et il jura
qu'il ne conclurait jamais la paix avec les Romains jusqu'à ce que l'empereur
eût renié Jésus-Christ et eût adoré le soleil. Alors Héraclius, plein de zèle,
conduisit une armée contre lui, et il vainquit les Perses dans divers combats,
et il força Cosroës à s'enfuir jusqu'à Tésifonte. Ensuite Cosroês, attaqué de
la dysenterie, voulut faire couronner roi son fils Medasas. Et son fils aîné
Siroïs, apprenant son intention, fit un traité avec Héraclius ; et, attaquant
son père avec les nobles, il le jeta en prison. Et après l'avoir nourri du pain
de la tribulation et de l'eau d'angoisse, il le fit tuer à coups de flèche.
Ensuite il remit à Héraclius tous les détenus avec le patriarche et le bois de
la Croix. L'empereur rapporta à Jérusalem ce bois précieux, et revint ensuite à
Constantinople. C'est ce qui se lit dans beaucoup de chroniques. Et, parmi les
païens, la Sybille s'exprima en ces termes au sujet de ce bois, ainsi qu'on le
lit dans l'Histoire tripartite : « O bois trois fois heureux sur lequel Dieu a
été étendu! » — Un juif étant entré dans l'église, de Sainte-Sophie, à Constantinople,
y vit une image de Jésus-Christ. Et voyant qu'il était seul, il tira son épée,
et s'approchant, il frappa à la gorge l'image de Notre-Seigneur, et aussitôt il
jaillit de cette blessure du sang, et la figure et la tête du juif en furent
inondées. Rempli d'effroi, il saisit l'image, la jeta dans un puits, et il prit
la fuite. Un chrétien le rencontra et lui dit : « D'où viens- tu, juif? tu as
tué un homme, » Et le juif répondit « C'est faux. » Le chrétien lui répliqua «
En vérité, tu as commis un homicide, et tu es tout couvert de sang. » Le juif
répondit : « Le Dieu des chrétiens est grand, et sa foi est démontrée en toutes
choses. Je n'ai point frappé un homme mais l'image de Jésus-Christ, et aussitôt
il a jailli du sang de sa poitrine. » Le juif mena ensuite le chrétien au puits
et ils en retirèrent la sainte image. La blessure faite à la poitrine du
Sauveur est encore apparente aujourd'hui, à ce que l'on rapporte, et le juif se
convertit aussitôt à la foi. — Dans la ville de Bérich, en Syrie, un chrétien
qui était logé dans une maison moyennant un payement annuel, avait attaché une
image de Jésus-Christ en croix sur la muraille, à la tête de son lit, et il
priait assidûment devant. A l'expiration de l'année, il loua une autre maison,
et, par oubli, il laissa l'image dans celle qu'il venait de quitter. Un juif
vint occuper cette maison, et un jour il invita à dîner un de ses
coreligionnaires. Pendant le repas, celui qui avait été invité, regardant
autour de lui, vit l'image fixée sur le mur, et frémissant de colère contre
celui qui l'avait invité, il lui fit de grandes menaces de ce qu'il osait
garder chez lui l'image de Jésus-Christ de Nazareth. L'autre juif, qui n'avait
pas encore vu l'image, affirmait, par tous les serments qu'il pouvait faire, qu'il
ne savait de quelle image on lui parlait. Alors son convive feignit de
s'apaiser, puis il prit congé, et il alla accuser auprès du chef de sa nation
le juif chez lequel il avait trouvé l'image. Les juifs se réunirent et vinrent à
sa maison, et ayant vu l'image, ils l'accablèrent d'outrages et ils le jetèrent
à demi mort hors de la synagogue, et, foulant l'image aux pieds, ils
renouvelèrent contre elle tous les mauvais traitements de la Passion du
Seigneur. Lorsqu'ils lui percèrent le côté avec une lance, il en sortit
aussitôt du sang et de l'eau, et un vase qu'on approcha en fut tout plein. Les
juifs, frappés de stupeur, apportèrent ce sang à la synagogue, et tous les
malades qui en furent frottés recouvrèrent aussitôt la santé. Alors les juifs
allèrent raconter en détail tous ces miracles à l'évêque et ils reçurent tous
le baptême, se convertissant à la foi de Jésus- Christ. L'évêque conserva ce
sang dans des ampoules de verre et de cristal. Il fit aussi venir à lui ce
chrétien, et il lui demanda qui avait fait une si belle image. Et le chrétien
dit : « C'est Nicodème qui l'a faite, et en mourant, il l'a laissée à Gamaliel;
Gamaliel à Zachée, Zachée à Jacques, Jacques à Simon. Elle est restée à
Jérusalem jusqu'à la destruction de cette ville, et alors elle a été portée par
les fidèles dans le royaume d'Agrippa, et de là clans ma patrie, et elle m'est
venue de mes parents par droit d'héritage. Cela se passa en l'an du Seigneur
sept cent cinquante. Alors tous les juifs changèrent leurs synagogues en
églises. Et c'est alors que s'introduisit l'usage de consacrer les églises;
précédemment, on ne consacrait que les autels. A cause de ces miracles,
l'Église ordonna que le cinq des calendes de décembre il serait fait la mémoire
de la Passion du Seigneur, ou, à ce qu'on lit ailleurs, le cinq des ides de
novembre. Et l'on consacra à Rome l'église en l'honneur du Sauveur, où l'on
conserve une ampoule de ce précieux sang, et l'on en célèbre encore la fête
avec solennité. La vertu de la Croix se révéla aussi dans toute sa grandeur
chez les infidèles. Car, ainsi que saint Grégoire le rapporte dans le troisième
livre de ses Dialogues, André, évêque
de Fondi, ayant permis à une religieuse d'habiter avec lui, le malin esprit
commença à lui remettre sous les yeux la beauté de cette femme et à lui
suggérer au lit des pensées impures. Un jour, un juif qui se rendait à Rome,
voyant la nuit approcher, et ne trouvant pas d'endroit où il pût s'arrêter,
entra dans un temple d'Apollon pour y rester jusqu'au matin. Et craignant le
sacrilège, quoiqu'il n'eût point foi en la croix, il se munit du bois de la
croix. En s'éveillant au milieu de la nuit, il vit une foule de malins esprits
qui se tenaient dans l'attitude du respect devant un démon qui était au milieu
d'eux, et il dit à chacun de rendre compte de ce qu'il avait fait de mal. Saint
Grégoire a passé sous silence, pour motif de brièveté, le mode de cette
discussion. Mais on peut imaginer ce qu'il fut, d'après un exemple semblable
qu'on lit dans la Vie des Pères. Car quelqu'un étant entré dans un temple des
idoles, y vit Satan qui était assis, et tous ses soldats l'entouraient. Et un
des malins esprits survint et l'adora, et Satan lui dit : « D'où viens-tu? » Et
il répondit « J'ai été en telle province, et là j'ai suscité de grands troubles
et déchaîné des guerres furieuses, et j'ai fait verser beaucoup de sang, et je
viens te l'annoncer. » Et Satan lui dit : « En combien de temps as-tu fait
cela? » Il répondit : « En trente jours. » Et Satan répliqua : « Pourquoi as-tu
mis tant de temps pour accomplir pareille chose ? » Et il dit aux assistants :
« Prenez-le et flagellez-le, et battez-le bien fort. » Et il .vint un second
démon qui adora Satan et qui dit : « Maître, j'ai été sur mer, et j'ai soulevé
de furieuses tempêtes, et, faisant sombrer beaucoup de navires, j'ai fait périr
beaucoup de monde. » Et Satan lui répondit : « En combien de temps as-tu fait
cela? » Le démon répondit : « En vingt jours..» Et Satan ordonna de le
flageller pareillement, disant : « Comment dans un pareil espace de temps as-tu
pu faire si peu de chose ? » Et il vint un troisième démon qui dit : « J'ai été
dans une certaine ville, et j'ai occasionné une grande querelle à des noces, et
j'ai fait couler beaucoup de sang et l'époux a été tué, et je suis venu t'apporter
cette nouvelle. » Et Satan lui dit : « Combien as-tu mis de temps à faire cela?
» Le démon répondit « J'ai mis vingt jours. » Et Satan lui répliqua : « Est-ce
qu'en un pareil espace de temps tu as fait si peu de chose ? » Et il ordonna
aussi que celui-ci fût rudement fouetté. Un quatrième vint et dit : « J'ai été
dans un désert, et je suis resté quarante ans auprès d'un moine, et je l'ai
enfin fait tomber dans le péché de la chair. » Lorsque Satan l'entendit, il se
leva de dessus son trône, et embrassant ce démon, il ôta sa couronne de dessus
son front et il la lui mit sur la tête, et il le fit asseoir près de lui,
disant « Tu as vraiment fait quelque chose de grand, et tu as plus travaillé
que tous les autres. » C'est donc ainsi ou dans ce genre qu'a pu être le débat
que saint Grégoire passe sous silence. Lorsque chacun des malins esprits eut
dit ce qu'il avait fait, il en vint un qui dit de quelle tentation charnelle il
avait agité l'évêque André au sujet de cette religieuse. Et il ajouta que la
veille, à l'heure clos vêpres, il avait amené l'évêque à donner à cette femme
un petit coup sur le dos en marque de caresse. Alors Satan l'engagea à
accomplir ce qu'il avait commencé, et il dit que l'auteur de la chute de
l'évêque mériterait la palme au-dessus de tous les autres. Et il ordonna
ensuite aux démons de voir quel était cet homme qui avait eu l'audace de se
coucher dans le temple. Le juif fut alors saisi d'épouvante; mais quand les
esprits envoyés vers lui virent qu'il était muni du signe de la croix, ils se
mirent à pousser de grands cris, et ils dirent: « C'est un vase vide, mais scellé.
» Et cette troupe de démons disparut aussitôt. Et le juif alla trouver
l'évêque, et il lui raconta tout ce qui était advenu. L'évêque, en l'entendant,
se mit à gémir, et il renvoya loin de sa maison toutes les femmes, et il
baptisa le juif. Saint Grégoire rapporte aussi, dans ses Dialogues, qu'une
religieuse étant entrée dans un jardin, vit une laitue et la trouva de son
goût, et, oubliant de la bénir en faisant dessus le signe de la croix, elle y
mordit avec avidité ; mais elle tomba aussitôt, le démon s'étant emparé d'elle.
Et un homme de Dieu étant venu vers elle, le démon commença à crier et à dire :
« C'est moi qui l'ai fait, c'est moi qui l'ai fait; j'étais assis sur cette
laitue, elle est venue, et elle m'a avalé. » Mais les prières du serviteur de
Dieu le forcèrent bientôt à se retirer. On lit dans l'Histoire ecclésiastique, que les gentils avaient peint, à
Alexandrie, les armes de Sérapis sur les murailles ; Théodose ordonna que l'on
détruisît ces marques et que l'on y substituât le signe de la croix : ce que
voyant, les gentils et les prêtres des idoles se firent baptiser, disant qu'ils
avaient appris, par une tradition très ancienne, que ce qu'ils vénéraient devait
subsister jusqu'à ce qu'il fût remplacé par le signe dans lequel est la vie. Et
ils avaient dans leur alphabet une lettre à laquelle ils donnaient le nom de
sacrée et qui signifiait la vie future, et qui avait la forme d'une croix.
Jacques de Voragine – La Légende
dorée, Tome II
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