Saint Thomas d'Aquin est le docteur angélique de la sainte Église catholique, il est le docteur des docteurs. La lecture de saint Thomas est d'une importance capitale pour la compréhension de la doctrine contre les erreurs théologiques. Il est la référence.
À force de lire à gauche et à droite que saint Thomas a nié l'Immaculée Conception de la Sainte Vierge et que beaucoup ont pu croire que cela était vrai. Une note de bas de page sauve l'honneur de saint Thomas et de l'Immaculée Conception.
Référence : Somme théologique de S. Thomas d'Aquin traduite en français et annote par F. Lachat, Quatrième édition, Tome sixième, 1880, p.133 à 143.
Le vicaire de Jésus-Christ a fait entendre au monde, du
haut de la chaire suprême, ces immortelles paroles : «Par l’autorité de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, des apôtres Pierre et Paul et de la Nôtre, Nous
déclarons, Nous prononçons et définissons que la doctrine qui tient que la
bienheureuse vierge Marie, dans le premier instant de sa conception, a été, par
une grâce et un privilège spécial accordé par le Dieu tout-puissant en vue des
mérites de Jésus-Christ sauveur du genre humain, préservée et exempte de toute
tâche du péché originel, est révélée de Dieu et que par conséquent elle doit
être crue fermement et inviolablement par tous les fidèles. » (Lett. Apost. De Pie IX définissant l’Imm.
Concept.) Après cette infaillible décision, qu’importe à la foi le
sentiment particulier des docteurs? « Rome a parlé : la cause est finie. »
comme saint Augustin le disoit de son temps. Cependant pour l’honneur de la
sainteté, de la tradition chrétienne et de la théologie catholique, nous
voulons prouver que celui dont la Mère du saint amour avoit ceint les reins n’a
pas trahi le devoir de la reconnoissance avec les intérêts de la vérité, en
flétrissant la pureté de sa céleste Protectrice.
1° Saint Thomas, In
Sentent. I, dist. XLIV, art. 3,
ad 3, a enseigné que la Sainte Vierge fut exempte du péché originel. Les
anciennes éditions de ses ouvrages, nommément celle de Lyon 1520, revue par Lambertus Campennsis; puis celle de Rome
1570, faite par l’ordre de Pie V et confrontée sur les meilleurs manuscrits (ad probatissimos codices collata),
renferment ce passage, à l’endroit indiqué : « La pureté se conçoit par
l’absence de son contraire. La plus grande pureté possible dans les créatures
est donc celle qui n’est souillé par aucun péché; et telle est la pureté de la
Vierge Bienheureuse, qui fut exempte du péché originel et du péché actuel (quæ peccato originali et actuali immunis
fuit). Cependant cette pureté étoit au-dessous de celle de Dieu, parce
qu’elle renfermoit la possibilité du péché. » Si les anciennes éditions pouvoient
ne pas offrir au lecteur une garantie suffisante, nous lui donnerions celle des
manuscrits. En 1388, un demi-siècle avant l’invention de l’imprimerie, Pierre
d’Ally, parlant au nom de l’Université de Paris, cita le passage qu’on vient de
lire dans un mémoire présenté au pape résidant à Avignon contre Jean de Montson
(Monte sono). On le trouve encore
dans d’autres théologiens qui jouissent d’une grande autorité.
2° Saint Thomas, In
Galat., cap. III, lect. 6, excepte la Sainte Vierge des femmes qui ont contracté
le péché originel. Cinq éditions de cet ouvrage ont été données de 1525 à
1555 : quatre à Paris, 1525, 1529, 1532 et 1541; puis une à Venise, 1555.
Ces cinq éditions, « purgées de plusieurs fautes par la collation des plus
anciens manuscrits, » disent les titres, portent à l’endroit que nous venons
d’indiquer : « Bien qu’il ait daigné se faire malédiction pour nous, le
Christ est le seul et l’unique qui ne soit pas soumis à la malédiction du
péché. C’est de là qu’il est dit dans le Psaume :
« Je suis le seul jusqu’à ce que je passe; » de même : « Il n’y en a point
qui fasse le bien, il n’y en a pas un seul; » et Eccl., VII, 29; « Entre mille hommes j’en ai trouvé un seul, »
savoir Jésus-Christ, qui est sans péché; « mais de toutes les femmes je n’en ai
pas trouvé une seule » qui n’ai quelque péché, du moins le péché originel ou le
péché actuel. On excepte la Vierge très digne de louanges, la très-pure Marie
qui fut exempte de tout péché, du péché originel et du péché véniel; (excipitur purissima et omni laude
dignissima V. Maria, quæ a peccato immunis fuit, originali et veniali).
Les quatre premières éditions qui renferment ce passage,
celles de Paris, se succèdent rapidement, dans l’intervalle de 13 ans,
paroissant 3, 4 et 6 ans les unes après les autres; elles se répandirent donc
au loin, en Espagne, en Angleterre, en Allemagne comme en France, et bientôt
après l’édition de Venise fut entre les mains de tous les savants de la
Péninsule. Et lorsque parurent ces publications, la question sur l’état primordial
de la Sainte Vierge agitoit l’Europe entière, divisant les universités, les
chapitres, les ordres monastiques et pour ainsi dire les églises; les
religieux, les professeurs, les prélats, retirés dans les bibliothèques,
cherchoient partout des preuves, partout des réfutations; la réponse du jour
succédoit à l’argument de la veille, toute assertion douteuse étoit soumise à
l’examen de la science et toute allégation fausse convaincue de mensonge. Au
milieu de cette lutte qui passionnoit tous les esprits, dans ces temps de
patientes recherches et de longues études, voire même de critique (n’en
déplaise aux voltairiens de toute sorte), quand la maladresse apportoit un
texte altéré par les copistes ou par la mauvaise foi, d’unanimes réclamations
descendoient des chaires publiques et s’élevoient en même temps du fond des
monastères. Eh bien, voilà que cinq éditions répandues dans le monde catholique
produisent à la lumière un témoignage des plus formels, une déclaration
péremptoire que l’on attribue au prince de l’École, au docteur angélique, à la
plus grande autorité dans la science divine; et pas une université ne dévoile
l’interpellation, pas un adversaire de l’Immaculée Conception ne proteste
contre la fraude, pas une voix ne dénonce les faussaires à l’animadversion
publique! Donc le passage qui proclame la pureté perpétuelle de la Vierge se
trouvoit dans les manuscrits, donc il sorti de la bouche de saint Thomas, donc
il est authentique. Le P. De Rubeis, dans l’ouvrage De gestis, et scriptis ac doctr. S. Thomæ, Venise 1750, p.82, dit
que les manuscrits du Commentaire sur
l’Épître aux Galates renferment des variantes. Cela est vrai. Aucun de ces
manuscrits n’est de la main de saint Thomas; nous le devons à de zélés
disciples qui recueilloient les paroles du maître à mesure qu’elles
descendoient de la chaire; ils varient donc, ils doivent varier dans
l’expression, mais ils n’ont qu’une voix sur la doctrine. Que prouvent donc ces
variantes d’une part, et cette unanimité de l’autre? Deux choses : d’abord
que les auteurs des manuscrits ne sont pas copiés les uns les autres, ensuite
qu’ils ont fidèlement reproduit la pensée du saint docteur. Au lieu d’un
témoin, nous en avons trente; voilà tout.
En 1549, onze ans après la dernière des quatre éditions
de Paris, F. Jacobus Albertus Castrensis en
donna une nouvelle, qui supprime l’exception faite en faveur de la sainte
Vierge : Exipitur purissima,
etc. Sur quoi fonde-t-on ce retranchement? L’éditeur dit, dans la préface,
qu’il a voulu corriger les fautes d’impressions. Une phrase entière, énonçant
une doctrine fondamentale vivement controversée, c’est là certes une singulière
faute typographique! « Si c’en eût été une, dit le P. Suchet dans les notes de
l’ouvrage intitulé : Critique de la
biblioth. des auteurs eccl…, par Elies du Pin, Paris 1730, p.717; si c’en
eût été une dans l’édition de 1525, ne l’eût-on pas corrigée dans les
suivantes? Si les réviseurs des épreuves ne se fussent point aperçus de la
faute, les théologiens au moins et les savants ne l’eussent-ils pas remarquée?
Leur eût-il fallu 24 ans pour s’en apercevoir? » Dans le but d’attirer les
acheteurs, le susdit Castrensis
annonce qu’il publie de nouveaux commentaires de saint Thomas sur les Épitres
canoniques de saint Jacques, de saint Pierre et de saint Jean; mais ces écrits
grossièrement apocryphes, sont d’un Thomas
anglicus, que le savant critique prend pour Thomas angelicus. Enfin le P. Suchet montre qu’il n’a point
consulté les manuscrits. Tout son mérite est d’avoir dédié sa publication, «
pour se mettre à l’abri des traits de l’envie, » à un évêque de Maux, qu’il dit
grand admirateur d’Erasme. La manœuvre dont il s’étoit rendu coupable ne resta
pas longtemps cachée. Une ancienne brochure qui se trouve à la bibliothèque
impériale de Paris, Saint-Vict., 956,
sous ce titre : Certum quid circa
doct. doctoris angel. S. Thomæ Aquin…, renferme ces mots, p.200 de la
collection : « On a falsifié, non-seulement l’explication de la Salutation angélique, mais encore le Commentaire sur l’Épîtres aux Galates.
Les premières éditions de cet ouvrage portent : « …Mais de toutes les
femmes je n’en ai pas trouvé une seule qui n’ait quelque péché, du moins le
péché originel ou le péché actuel. On excepte la Vierge très-digne de louanges,
la très-pure Marie, qui fut exempte de tout péché, du péché originel et du
péché véniel. » Dans les éditions plus récentes, une main peu délicate a
supprimé la dernière phrase : « On excepte, etc. »» D’autres ouvrages ont
soulevé cette réclamation; mais chose étrange ou plutôt toute simple dans les
siècles de lumières et de progrès, aucun éditeur ne l’a entendue jusqu’à ce
jour.
3° Saint Thomas enseigne, dans la Salutation angélique, que la sainte Vierge n’a encouru ni le péché
originel, ni le péché véniel, ni le péché mortel. Un prêtre qui rappelle les
anciens savants, M. Uccelli, de Bergame, a retrouvé dans les bibliothèques de
Paris cinq manuscrits de cet opuscule : le premier à la bibliothèque de
Sainte-Geneviève, n° 676, autrefois CC fol°, p.84; le deuxième à la
bibliothèque impériale, du fond du Roi, n°426, p.79; le quatrième, pareillement
à la bibliothèque de l’Arsenal, n°581 g. in-folio.
Les recueils qui contiennent le premier et le deuxième de ces manuscrits
forment peut-être, dit M. Ucceli dans l’Ami
de la Religion, CLXXII, p.519, la première collection qui ait été faite des
opuscules de saint Thomas. Le manuscrit de Sainte-Geneviève et celui de Saint-Victor
sont du XIIIᵉ siècle; Echard en défend l’authenticité, p.333, et le P. de
Rubeis dans l’écrit déjà cité, p.90. La collection dans laquelle se trouve le
manuscrit de Notre-Dame renferme plusieurs opuscules, dont un intitulé : De la discussion publique dans le concile de
Bâle sur la conception de la sainte Vierge, rapport fait à la commission chargée
d’examiner cette question. L’auteur de ce rapport, Jean de Ségobie, évêque
de Césarée, y joignit comme pièce justificative la Salutation angélique, de saint
Thomas, car il la cite et l’invoque souvent. Ainsi qu’on le voit par une lettre
publiée tout récemment encore dans l’ouvrage : Pareri della deinizione dommatica della concept. della B. V. M.,
part. II, vol. IV, p.7, une copie du même manuscrit fut envoyée, munie du sceau
royal, à Rome, par S.E. Crescenzi, nonce apostolique à Paris. Enfin la
collection de l’Arsenal porte, à la fin du traité de saint Thomas contre les Sarrasins : « Écrit par
le frère Vliet, prêtre de Rethy (en Belgique), l’an 1408.» Tels sont nos
manuscrits : d’une part, ils datent du XIIIᵉ siècle; d’une autre part, ils
ont eu pour auteurs ou pour garants des Français, un Belge et un Espagnol, car
Jean de Ségobie avait été chanoine de Tolède; ajoutons que le cahier de
Notre-Dame a reçu l’approbation tacite du concile de Bâle, et tout le monde
nous accordera cette conclusion, que nos monuments constatent la croyance de
toute l’Europe durant deux siècles du moyen-âge.
Eh bien, si l’on confronte sur ces manuscrits les
éditions imprimées de Saint Thomas, celles de Paris, d’Anvers, de Cologne, même
celle de Venise 1776, même celle de Rome faite par l’ordre de Pie V, on verra
que la haine de l’Immaculée Conception a porté une main coupable sur le texte
primitif de la Salutation angélique.
Selon ces éditions, le chef de l’École, après avoir dit que l’ambassadeur du
Très-Haut vénéra la sainte Vierge parce qu’elle surpassoit les anges par la
grâce et par la familiarité avec Dieu, ajoute : « Elle les surpassoit
aussi par la pureté; car non-seulement elle étoit pure en elle-même, mais
encore elle a procuré la pureté aux autres. Elle étoit très-pure en elle-même
quant à la faute, parce qu’elle n’encourut ni le péché mortel ni le péché
véniel (nec mortale, nec veniale peccatum
incurrit). » Encourir le péché mortel
ou le péché véniel, cela n’est
d’aucune langue; le verbe appelle un autre complément. Aussi le manuscrit de
Sainte-Geneviève et celui de l’Arsenal disent-ils : « Elle n’encourut ni
le péché originel, ni le péché véniel, ni le péché mortel (nec originale, nec veniale, nec mortale peccatum incurrit); » le
manuscrit du Roi, celui de Saint-Victor et celui de Notre-Dame portent : «
Elle n’encourut ni le péché originel, ni le péché mortel, ni le péché véniel (nec originale, nec mortale, nec veniale peccatum
incurrit). » On voit qu’on a supprimé, dans les éditions imprimées, un mot
essentiel, celui de originale. On le voit clairement, manifestement : Les
manuscrits de Paris portent en eux-mêmes toutes les preuves de l’authenticité
la plus irréfragable ; les anciens auteurs en prouvent l’autorité; Bernard
De Bustis va jusqu’à reproduire dans
l’office de la Conception, première leçon du jour de l’octave, le célèbre nec originale, nec mortale, nec veniale
peccatum incurrit; Salmeron, sur l’Épître
aux Romains, disp. 5, dit que ces paroles sont de saint Thomas, et la
brochure citée plus haut, de la bibliothèque impériale, en flétrit la
suppression frauduleuse. Mais pourquoi tant de preuves, tant de témoignages?
L’homme qui se comprend dit-il : Encourir
le péché actuel, ou le péché originel?
4° Saint Thomas, dans la Somme théologique, p. III, qu. XXVII, art. 3, n’a pas enseigné que
la sainte Vierge a été purifiée après son animation. Nous le disons tout
d’abord, cet article est un tissu de sophismes et de contradictions. On demande
dans le titre : « La Vierge bienheureuse a-t-elle été sanctifiée avant son
animation? » Par sanctifier on entend
là, comme nous allons le voir, « purifier du péché originel. » Lors donc qu’on
demande si « la Vierge bienheureuse a été sanctifiée avant son animation, » on
suppose qu’elle a contracté le péché originel, c’est-à-dire on suppose la
question tout en la posant. On répond : « La bienheureuse Vierge Marie n’a
pas été sanctifié avant son animation, et cela pour deux raisons. D’abord la
sanctification dont il s’agit n’est autre chose que la purification du péché
originel; car la sainteté est la pureté parfaite, comme le dit saint Denis. Or
on ne peut être purifié du péché que par la grâce, dont la créature raisonnable
est le sujet. Donc la bienheureuse Vierge Marie n’a pas été sanctifiée avant
l’infusion de l’âme raisonnable dans son corps. » Reprenons cela rapidement. «
La sanctification dont il s’agit n’est autre chose que la purification du péché
originel. » Là encore, cercle vicieux; car on suppose ce qu’il s’agit de
prouver, que la Mère de Dieu, c’est-à-dire la suprême Dominatrice a été
vaincue, subjuguée, possédée par le serpent infernal, dont elle devoit écraser
la tête. - « La sainteté est la pureté parfaite : » oui la pureté qui a
été purifiée du mal, mais plus encore la pureté qui n’en a jamais subi les
atteintes. Dieu n’a-t-l pas la sainteté parfaite? et cependant qui oseroit
parler de sa sanctification? « La créature raisonnable est le sujet de la
grâce : » oui, quand la grâce agit dans la créature; non, quand la grâce
agit hors de son sein. Dieu écarte une pierre d’achoppement qui me préparoit
une lourde chute; cette grâce est faite en ma faveur hors de moi, je ne la
reçois pas dans mon âme. Le Verbe éternel a sauvé l’arche de la nouvelle
alliance au milieu du déluge de l’iniquité, il n’a pas permis au péché de
souiller le temple qu’il devoit habiter, il a suspendu les lois de la nature
corrompue dans la conception de son auguste Mère; en un mot, il a arrêté la
contagion universelle devant l’âme de la femme bénie entre toutes les femmes,
mais il n’a pas répandu dans son âme la grâce de la purification. - « Donc
Marie n’a pas été sanctifiée avant l’infusion de l’âme raisonnable dans son
corps : » non; elle ne l’a pas même été après; elle ne l’a jamais été,
parce qu’elle n’a jamais eu besoin de l’être. Que prouve donc tout ce fatras?
Rien.
L’auteur de l’article que nous examinons continue :
« Ensuite, comme la créature raisonnable est seule capable de péché, l’enfant
conçu ne peut en être souillé avant d’avoir reçu l’âme raisonnable. Si donc la
Sainte Vierge avoit été sanctifié d’une manière quelconque avant son animation,
elle n’eût jamais contracté la tache du péché originel; dès lors elle n’auroit
pas eu besoin de la rédemption, du salut apporté par Jésus-Christ. Mais
Jésus-Christ est « le Sauveur de tous les hommes, » comme le dit saint
Paul : donc, etc.» Ces paroles prouvent précisément le contraire de ce
qu’on veut prouver. - « Comme la créature raisonnable est seule capable de
péché, l’enfant conçu ne peut en être souillé avant d’avoir reçu l’âme
raisonnable : » le corps de la Vierge mère a donc été pur avant son
animation, dans les premiers moments de son existence. D’un autre côté son âme,
formée par Dieu même, ornée de tous les trésors de la grâce, brilloit de toute
pureté quand elle parut à l’existence : donc ni l’âme, ni le corps de
Marie, ce vase d’élection, ce miroir de la sainteté, n’ont jamais subi
l’infection du péché originel. - « Si la Sainte Vierge avoit été sanctifiée
avant son animation, elle n’eût jamais contracté la tache du péché
originel : » non, elle ne l’a jamais contractée, et puis? - « Dès lors
elle n’a pas eu besoin de la rédemption : » je distingue : pour être
purifiée du mal, non; pour être mise à l’abri de ses atteintes, si; car elle a
été, comme on le lit dans la définition dogmatique portée par Pie IX, «
préservée et exempte de toute tache du péché originel en vue des mérites de
Jésus-Christ. » - « Jésus-Christ est le Sauveur de tous les hommes; » sans
doute; il l’est quand il purifie du péché originel, il l’est plus parfaitement
encore lorsqu’il préserve de ses souillures.
Si nous avions le temps d’examiner les réponses aux
objections, nous verrions qu’elles ne sont pas moins contraires à la plus simple
logique. On dit : « 1° Saint Jean-Baptiste n’a été sanctifié qu’après son
animation. » Pourquoi s’arrête-t-on là? Si nous faisons quatre ou cinq
exceptions, tous les hommes n’ont été sanctifiés qu’après leur naissance :
plusieurs, hélas! ne l’ont jamais été : que s’ensuit-il contre la pureté
de la fille du Père, de la mère du Fils et de l’épouse du Saint-Esprit, contre
la sainteté de celle qui n’a d’égal ni de supérieur que Dieu? - « 2° Si la
bienheureuse Vierge n’avoit jamais été souillée par le péché originel, cela
dérogeroit à la dignité de Jésus-Christ.» Quoi! la sainteté de la mère déroge à
la dignité du Fils! - « 3° La fête de la Conception ne prouve pas que la Vierge
bienheureuse ait été sainte dès le premier moment de son existence, parce qu’on
ne sait pas quand elle a été sanctifiée.» Les souverains pontifes raisonnent
différemment. Alexandre VII, cité par Pie IX, dans les Lettres apostoliques indiquées plus haut, dit : « Les fidèles
célèbrent la fête de la Conception dans la pensée que la Vierge Marie, mère de
Dieu…, a été mise à l’abri du péché originel. » Et le docteur que nous
réfutons, voulant prouver que la Vierge sans tache a été sainte dans sa
naissance, dit à l’article prédédent, argument sed contra : « L’Église célèbre la nativité de la bienheureuse
Vierge. Or l’Église ne célèbre dans ses fêtes que des choses saintes :
donc la bienheureuse Vierge a été sainte dans sa naissance.»
Voilà tout l’article II. Eh bien, le prince des
philosophes et des théologiens est-il l’auteur d’une page qui renferme autant
de non-sens et de contradictions que de mots? Le lecteur a depuis longtemps
donné la réponse. La mort, probablement le poison, préparant des regrets
éternels à la science, à la religion, vint arrêter le docteur angélique au
milieu de sa carrière. La brochure Certum
quid, de la bibliothèque impériale, renferme ce passage, p. 201 bis :
« Une chose bien certaine, c’est que saint Thomas n’a pas terminé la Somme théologique. Albert de Brixie,
disciple du saint, et Henri Gorrich ajoutèrent la troisième partie; l’un fit
les 90 premières questions, l’autre les questions suivantes jusqu’à la fin. »
D’ailleurs le procès de sa canonisation, n° 79, dans les Bollandistes, renferme
ces mots : « Le frère Thomas posa la plume (organa scriptonis) à la troisième partie de la Somme.
Cela demande peut-être une explication. Les différents
ouvrages de saint Thomas ont été composés de trois manières. D’après la
tradition et comme nous le voyons par les manuscrits, le chef de l’école
théologique, après avoir médité un sujet, en traçoit les pensées fondamentales
souvent à l’aide d’un amanuensis
(homme à la main, secrétaire écrivain). Ensuite, quand il destinoit son œuvre à
la publicité, il développoit la matière; puis il revenoit sur ce second
travail, il le limoit, il le polissoit avec un soin extrême, changeant,
ajoutant, retranchant plus souvent encore; les manuscrits autographes sont
couverts de variantes et de ratures. C’est de cette manière qu’ont été composés
les commentaires d’Isaïe, de Boèce et de saint Denis, mais principalement la Somme philosophique et les deux
premières parties de la Somme théologique :
aussi quel fini, quelle perfection dans ces écrits! Comme tout se trouve à sa
place, comme tout s’enchaîne et forme faisceau! pas un membre de phrase qu’on
puisse effacer; et si quelques formules nous paroissent étranges, c’est que les
larges idées qu’elles expriment dépassent les idées de la philosophie du jour.
D’autres fois le grand docteur, après avoir esquissé sur le parchemin ses
sublimes conceptions, les développoit de vive voix dans la chaire publique ou
dans la chaire sacrée; et de ses disciples ou ses auditeurs recueilloient ses
paroles, à mesure qu’elles sortoient de sa bouche, le plus complètement qu’ils
pouvoient. C’est ainsi qu’ont été écrits les commentaires sur saint Matthieu,
sur saint Jean depuis le chapitre V, sur les Épîtres de saint Paul, excepté l’Épître
aux Romains, celle aux Corinthiens
et celle aux Hébreux; l’explication
de l’Oraison dominicale, du Symbole, du Décalogue, des fêtes, etc. Ces ouvrages ou plutôt ces reportationes, comme les appelle
Picinardus, qui nous donne là-dessus de curieux détails; ces rapports décousus,
abrupts, mutilés, remplissent les siècles d’admiration : qu’eût-ce été si,
comme Eschines le dit de Démosthènes dans saint Jérôme, ad Paulinam, II, « nous avions entendu le rugissement du lion! »
Enfin les disciples du maître ou ses frères en religion se chargeoient souvent
d’exécuter le plan qu’il avoit tracé, de finir les dissertations qu’il avoit
ébauchées, d’écrire les articles dont il avoit posé les titres. La troisième
partie de la Somme théologique a été
faite de cette manière après sa mort, de même aussi, du moins en partie, les
livres Perihermeniarum, Meteororum,
Ethicorum, Politicæ, De cælo, De divinatione per Somnium, Compendium theologiæ.
Si l’on considère la vie de saint Thomas; si l’on compte les années de son
enfance, le temps de ses études, ses nombreux voyages à pied dans toute
l’Europe, ses travaux dans l’enseignement public, ses fréquentes prédications
dans plusieurs pays, ses stations prolongées dans le saint tribunal, on
comprendra qu’il n’a pas écrit lui-même de 17 à 20 volumes in-folio. Ses
manuscrits autographes sont peu nombreux : on ne connoit de sa main, si
nous ne nous trompons, que de longs fragments de la Somme philosophique chez l’avocat Fantoni à Ravetta, diocèse de
Bergame; le commentaire d’Isaïe, celui de Boèce sur la Trinité, ceux de saint Denis sur les Noms divins et sur la
Hiérarchie céleste, à la bibliothèque royale de Naples; puis un sermon
assez court, trouvé par le docteur Uccelli à la bibliothèque de Bâle. Au
demeurant, la dernière partie de la Somme
révèle souvent une main étrangère : on remarque bien encore, dans la
disposition des matières, les traces du grand génie, ab ungue leonem; mais on ne retrouve point partout cette netteté de
forme, cette lucidité d’expression, cette profondeur de raisonnement qui
distinguent les deux premières parties.
Aussi la troisième ne jouissoit-elle pas sans réserve,
dans le moyen-âge, de l’autorité qui s’attache au nom de saint Thomas. En 1395,
le P. Nicolas Eymeric, inquisiteur de l’Aragon, écrivit un long traité contre
l’Immaculée Conception. Il y rassembla, comme dans un arsenal, toutes les armes
bonnes ou mauvaises que pouvoit lui fournir le plus autorisé des théologiens;
il invoque la dissertation sur le mal,
le commentaire sur les Sentences, la première partie de la Somme théologique, qu. LXXXI; mais il ne cite pas un mot de la
troisième. Un autre écrivain de la même époque, le P. Girard Renerius procède
pareillement dans un ouvrage pareil. On ne croyoit donc pas, dans ces temps si
rapprochés du saint docteur, que le fameux article de la troisième partie fût
de lui. La brochure de la bibliothèque impériale généralise le fait qui appuie
cette conclusion : « Martanellus et Perruzzinus, dit-elle, p. 200,
remarquent que les thomistes, dans la dispute contre les scotistes sur
l’Immaculée Conception, citent bien quelques opuscules du docteur angélique;
mais ils n’apportent jamais en témoignage la troisième partie de la Somme, pourquoi? parce que tout le monde
savoit qu’elle ne doit pas tout entière le jour au plus grand des théologiens.»
On négligeoit même de transcrire cette troisième partie; car on n’en trouve que
de rares manuscrits, tandis que ceux de la deuxième abondent, et plus encore
ceux de la première. Le lecteur peut voir d’autres preuves dans les ouvrages
que nous avons indiqués; l’espace nous force de passer outre.
5° Enfin saint Thomas n’a pas combattu l’Immaculée
Conception dans la Somme théologique,
1re 2e p., qu. LXXXI, art. 3. Cet article viole, comme
celui de la troisième partie, toutes les règles de la plus simple logique. On
dit d’abord que, si un homme ne contractoit point le péché originel, « il
n’auroit pas besoin de la rédemption opérée par le Fils de Dieu. » Nous avons
déjà vu ce sophisme : il n’auroit pas besoin de la rédemption pour en être
préservé, c’est faux. Tous les hommes engendrés selon la nature doivent
contracter le péché originel, parce qu’ils naissent d’un père coupable; la
sainte Vierge étoit soumise à cette obligation, parce qu’elle est une fille
d’Adam; mais Jésus-Christ en étoit exempt, parce qu’il a été conçu du
Saint-Esprit. L’Homme Dieu est donc Saint par naissance, mais les simples
hommes le sont par grâce de deux manières : la sainte Vierge a été
rachetée de l’obligation de contracter le péché originel, ses frères sont
rachetés du péché même. On dit ensuite : « Le péché originel se transmet…
du premier père à ses descendants, comme le péché actuel se transmet… de la
volonté aux membres du corps. Or le péché actuel peut se transmettre à tous les
membres…; donc le péché originel se transmet à tous ceux qui descendent d’Adam…
» La conséquence est plus étendue que les prémisses : elle conclut de la
possibilité à l’acte. Le péché peut se transmettre : donc il se transmet
réellement! Jamais le prince des philosophes n’a raisonné de cette façon.
Mais admettons que ce raisonnement n’est ni faux ni
apocryphe; supposons que saint Thomas prouve, là, que tous les hommes ont
contracté le péché originel, encore devrons-nous le compter parmi les
défenseurs de l’Immaculée Conception. Le concile de Trente, Sess. V, decret. de pecc. orig., canon 2
et 3, définit sous peine d’anathème que la première prévarication a nui non-seulement
au premier père, mais encore à sa prospérité; que son péché, devenant propre à
chacun de ses descendants, se transmet à tous les hommes, non par imitation,
mais par génération; puis il ajoute : « Cependant le saint concile déclare
que son intention n’est pas de comprendre, dans le décret concernant le péché
originel, la bienheureuse et immaculée Vierge Marie, Mère de Dieu. » Saint
Thomas ne procède pas différemment. Il prouve, nous le supposons toujours, que
tous les hommes ont contracté le péché originel; puis il dit, dans le Commentaire sur l’Épître aux Galates :
« On excepte la Vierge très-digne de louanges, la très pure Marie, qui fut
exempte du péché originel et du péché actuel. »
6° Nous sommes en droit de conclure, ce nous semble, que
les ouvrages de saint Thomas ont été altérés dans les passages relatifs à la
conception de la sainte Vierge : l’altération se trahit elle-même par les
non-sens qu’elle met dans la bouche du plus grand des docteurs; les premières
éditions la prouvent en nous faisant connoître les textes primitifs; les
manuscrits la mettent en évidence par les témoignages les plus irréfragables;
enfin tous les savants la dénoncent dans tous les temps, depuis le XIIIe siècle
jusqu’à nos jours; depuis l’ouvrage Contra
corruplorium D. Thomæ Aq., par Ægidius
de Roma, disciple et auditeur du saint, jusqu’aux écrits du cardina
Lambruscini et du P. Perrone. Le fait est donc certain : peut-il
s’expliquer? Ce qui donna naissance à la dispute sur l’état primitif de la
Vierge mère, c’est la fête de sa conception. Comme Denriger le prouve dans
l’écrit intitulé : Die Lehre der
Vnbefleckt. Empægniss der S. Jungf. M., cette fête est beaucoup plus
ancienne qu’on ne le pense généralement en France; établie en Orient dès le Vᵉ
siècle, elle fut introduite à Naples et à Crémone dans le VIIIᵉ, en Espagne
dans le Xᵉ, en Angleterre dans le XIᵉ, en Belgique dans le commencement du XIIᵉ,
à Lyon dans le milieu du même siècle, en 1154. Dans une lettre aux chanoines de
cette dernière ville, saint Bernard, tout en réservant le jugement à l’Église
romaine, déclara que la conception de Marie n’est pas un objet digne d’une fête
chrétienne. Les termes de cette lettre (c’est la 174ᵉ du saint) n’ont pas toute
la clarté désirable; on dispute encore aujourd’hui sur la question de savoir
s’il s’agit, là, de la conception active ou de la conception passive de la
bienheureuse fille de Joachim. Quoi qu’il en soit, les théologiens se
divisèrent en deux parties. Plusieurs, comme Guaric et Nicolas, l’un abbé,
l’autre religieux de Saint-Alban; Hervé, de Dole; Adrien IV, avant son
pontificat; Guillaume Petit, évêque de Paris; Reckam, chanoine régulier, en
Angleterre, écrivirent contre saint Bernanrd; d’autres prirent sa
défense : Nicolas de Saint-Alban, abbé de Celles; Maurice Soliac, évêque
de Paris, qui interdit la nouvelle fête dans son diocèse; puis Albert-le-Grand,
de l’ordre de saint Dominique. En attendant le moment favorable de mettre saint
Thomas de leur côté, les religieux de cet ordre attaquèrent l’Immaculée
Conception. Jean de Montson poursuit ouvertement les hostilités en 1387;
condamné par l’évêque et par l’Université de Paris, il fuit près du pape
schismatique à Avignon; menacé d’une condamnation plus sévère que la première,
il prend de nouveau la fuite. Tous les soldats valides de la communauté se
rallient autour du porte-enseigne deux fois fugitif; l’Université de Paris leur
ferme ses chaires pendant 25 ans, le peuple les appelle maculistes et ne leur donne plus d’aumônes. Bandelle renouvelle le
combat en 1481; défense, portée par Sixte IV, de parler et de prêcher
publiquement sur la conception de Marie. Vingt ans plus tard, le même Bandelle
change, dans le bréviaire dominicain, le mot de conception contre celui de sanctification,
qui joue un si grand rôle dans la IIIᵉ partie de la Somme; le général de
l’ordre, Jérôme Xavier, adopte ce changement, le Saint-Siège le condamne. En
1494, Wigand Wirth et Georges de Frickenhausen lèvent l’étendard en Allemagne;
un bénédictin célèbre, Trithémius et Sébastien Brant, professeur de droit à
Leipsig, repoussent leurs attaques à la tête des universités, suivi par les
ordres religieux et par de nombreuses confréries, secondé par le clergé, par
les évêques, par les cardinaux et par plusieurs princes. Plus tard, quatre
dominicains de Berne allument en Suisse les brandons de la discorde; le peuple
éteint promptement l’incendie naissant. En Espagne, les prédicateurs
dominicains, suivant un décret provincial, refusent de prononcer avant le
sermon les paroles consacrées par l’usage : « Adoré soit le
Saint-Sacrement de l’autel et bénie la glorieuse Vierge conçue sans péché; » le
général de l’ordre retire le décret en 1621 sur les injonctions sévères du roi.
Nous passons les tentatives particulières, les moyens déployés dans les
relations privées, les petites ressources mises en jeu dans les écoles, les
thèses habilement développées, des milliers d’écrits qui dorment aujourd’hui
dans la poudre des bibliothèques.
Cependant la foi, la piété, la science, l’autorité, tout
ce qui a force et vie dans l’Église combattoit pour le plus beau privilège de
notre auguste Mère. Cent quarante-quatre universités le défendoient, tous les
ordres religieux le proclamoient à l’autel, dans le saint tribunal, du haut de
la chaire sacrée. D’innombrables confréries, dont les noms remplissent cinq
colonnes in-folio, petits caractères,
dans l’ouvrage de Pierre d’Alva : Militia
Immacul. Conceptionis, l’avoient inscrit sur leurs bannières. Les
corporations, les villes, les provinces, les États délibérants s’engageoint par
serment de mourir pour sa défense. Les souverains d’Espagne, de France, de
Pologne, de Bavière, d’Autriche, de Naples conjuroient le Saint-Siège de
l’ériger en dogme de foi. En même temps Sixte IV approuvoit l’office de la
Conception; Pie V l’introduisoit dans le bréviaire à l’usage de toute l’Église;
Clément VII élevoit la fête au rang de double-majeur; Clément X en établissoit
l’octave; Grégoire XV ordonnoit de la désigner sous le nom de conception, et non de sanctification; enfin Clément XI la
rendit obligatoire dans tout l’univers catholique. Ces manifestations
solennelles, la voix des papes, des rois, des corps souverains, des nations
entières, tout cela porta la croyance dans toutes les âmes; le jour vint où
personne ne combattoit plus l’Immaculée Conception que les jansénistes comme
Baius, et quelques catholiques de mauvaise marque, comme Launoy.
Alors, mais seulement alors les dominicains gardèrent le
silence en public; et, sous le pontificat de Grégoire XVI, le général déclara
qu’ils déposoient les armes aux pieds de la Vierge conçue sans péché.
Cependant, et nous avons hâte de le remarquer, presque tous les écrivains
célèbres de l’ordre ont reconnu sa sainteté primordiale : Robert Balkot,
Ambroise Catharin, Dominique Soto, Bartholomée Carranza, Capponi de Porrecta,
Thomas Campanella, Natalis Alexandre, le célèbre prédicateur allemand Tauler,
saint Vincent Ferrier et très-probablement saint Dominique lui-même. Mais les
hommes vulgaires du parti, croyant combattre pour le dogme catholique du péché
originel, soutenoient le sentiment contraire avec une ardeur que nous avons
peine à concevoir dans ce siècle de froid matérialisme, avec une violence telle
que les débats de la presse actuelle ne peuvent en donner aucune idée. Voilà
les faits : nous laissons au lecteur le soin d’en déduire les
conséquences. Hélas! quelle influence les passions surexcitées n’exercent-elles
pas sur les esprits! Quelles profondes ténèbres ne peuvent-elles pas répandre
dans les consciences! Au milieu des luttes acharnées, lorsque les doctrines et
les intérêts se choquent avec violence, ne se rencontre-t-il jamais des hommes
qui se laissent égarer par de faux raisonnements? S’il répugnoit à la
délicatesse d’admettre des altérations que vingt auteurs nous ont dénoncées,
nous forcerions les plus scrupuleux d’en admettre une foule d’autres. Le P. De
Rubeis signale, dans le Commentaire sur
l’Épître aux Corinthiens, un long passage qu’il dit supposé. Le manuscrit
cité plus haut, de Sainte-Geneviève, porte écrit à la marge, dans le Compend. theol. : « On doute que ce
qui suit jusqu’à la fin du livre soit du frère Thomas d’Aquin. » Le même
manuscrit, non plus que celui de Saint-Victor, ne renferme pas, dans l’Explication de l’Oraison dominicale,
la deuxième demande de cette prière. Si la distance des temps et des lieux, les
prétentions des copistes, l’incurie, l’ignorance ont fait altérer saint Thomas
dans plusieurs points, pourquoi les mêmes causes jointes à la passion
n’auroient-elles pu le faire altérer dans un autre point?
7° Nous sommes sûr de la réponse du lecteur; mais qu’elle
soit affirmative ou négative, l’honneur de l’École n’en souffrira point. Nous
effacerons, si l’on veut, tout ce qui précède; nous abandonnerons toutes les
preuves qui mettent en évidence les manœuvres frauduleuses d’une main coupable;
nous mettrons de côté l’autorité décisive des premières éditions, le texte
authentique des manuscrits, les témoignages irréfragables des savants, tout
jusqu’aux révélations du simple bon sens; nous prendrons les œuvres de saint
Thomas telles qu’on les a corrigées, remaniées, manipulées à loisir; et nous y
trouverons encore la doctrine que notre céleste sœur est le buisson ardent que
n’ont pas atteint les flammes du péché, la rose mystique qui a répandu le
parfum de la sainteté parmi les épines. Nous avons vu les principes de notre
saint auteur sur la faute originelle : les voici, tels qu’ils se trouvent
dans toutes les éditions de la Somme.
Adam, par sa prévarication, perdit la justice primitive, qui soumettoit en lui
les sens à la raison, et la raison à Dieu. Et « comme notre père commun devoit,
s’il étoit demeuré fidèle, transmettre à toute sa postérité la justice
originelle avec la nature humaine : ainsi la perversion contraire, le
désordre causé par sa révolte, se propage de race en race, à travers les
siècles, par le principe de la génération » (1re 2e p.,
LXXXI, 1). Le principe vital produit le corps, puis il dispose à recevoir l’âme
(ibid.). En conséquence le désordre
primordial naît d’abord dans le corps, ensuite dans l’âme (LXXXIII, 4); il
forme, là l’élément matériel, ici le principe formel du péché (LXXXII, 3).
L’élément matériel du mal, on le comprend, ne souille pas la conscience, ne
rend pas coupable devant Dieu, ne constitue pas un péché imputable; car « l’âme
peut seule être le sujet de la faute morale, la chair n’a pas ce qu’il faut
pour remplir cette fonction (LXXXIII, 1). » Les continuateurs de la Somme
enseignent la même doctrine, comme nous l’avons vu, dans le célèbre article de
la IIIᵉ partie. Quant à l’âme, formée par Dieu lui-même après la conception du
corps, elle ne dérive pas d’Adam par le principe vital; elle est créée pure et
sans tache, mais elle est infectée par son alliance avec cette portion de boue
(LXXXIII, 1), et de ce moment le péché d’origine devient formel de matériel
qu’il étoit (1). Voilà ce qui se passe dans tous les hommes : qu’est-il
arrivé dans la femme bénie entre toutes les femmes? Saint Thomas pense que la
fille d’Anne a contracté, dans la conception de son corps, la tache physique du
péché originel; c’est pour cela qu’il enseigne, Salutat, angel., qu’elle a été purifiée dans le sein de sa mère, et
les continuateurs de la Somme parlent
aussi de sa purification : mais ce désordre matériel a-t-il atteint son
être spirituel? mais cette souillure corporelle a-t-elle infecté son âme? c’est
ici qu’il falloit arrêter les ennemis de Marie. Non, jamais l’âme de la Vierge
sans tache n’a subi l’infection du mal; écoutez ce que dit la Salutation
angélique, même dans les éditions falsifiées : « C’est une grande chose
dans les saints d’avoir assez de grâce pour sanctifier l’âme, mais l’âme de la
Bienheureuse Vierge fut tellement pleine de grâce, qu’elle la fit refluer sur
la chair et qu’elle conçut le Fils de Dieu; » d’où Hugues de Saint-Victor
dit : « L’amour du Saint-Esprit, qui brûloit singulièrement dans son cœur
a sanctifié la chair dans la Vierge pleine de grâce : son corps avoit
contracté le désordre physique du péché originel, mais il ne l’a point
communiqué à son âme; au contraire cette âme, remplie de la vertu divine, a
purifié le corps en s’unissant à lui. Voilà pourquoi saint Thomas, d’après
Bromiarus, Summa præd., tome. 1, art.
32, avoit écrit dans le projet de la IIIᵉ partie de la Somme que « la Vierge bienheureuse fut purifiée dans son animation;
» voilà pourquoi il dit, dans la Salut. ang.,
« qu’elle a été conçue, mais qu’elle n’est pas née dans le péché; » voilà
comment il faut entendre tous les passages qui paroissent contraires à sa
sainteté primordiale. En un mot, dans la conception corporelle de Marie,
désordre physique, il est vrai; mais désordre purement matériel, qui n’est
jamais devenu formel; par conséquent immunité perpétuelle de la faute morale,
du péché proprement dit. Pour tourner le docteur angélique contre notre céleste
bienfaitrice, pour en faire un ennemi de notre co-rédemptrice, il ne suffisoit
pas de changer et de supprimer quelques termes ou quelques passages isolés de
ses ouvrages, il falloit déplacer les principes fondamentaux de son
enseignement. Voilà ce qu’on n’a pas eu le courage ou la pensée de faire. Mentita est iniquitas sibi.
Nous avons donc la consolation de le dire : l’ange
de l’école n’a point flétri la Reine des anges, le vase d’élection, le miroir
de la pureté. Celui à qui le ciel a rendu témoignage qu’il a bien parlé du
Fils, n’a point parlé mal de la Mère. L’ami de la sainteté, l’apologiste de
toutes les vertus; cette voix céleste, cette bouche divine, comme Clément VIII
appelle saint Thomas, n’a point méconnu Celle que les vierges choisissent pour
modèle, que les apôtres allient à la Trinité dans le Symbole, que les prophètes
annoncent comme le lis sans tache et que les archanges saluent pleine de grâce.
Quoi! le génie plus divin qu’humain suscité de Dieu pour éclairer les mystères
de la science, qui fournit depuis six siècles des conceptions sublimes aux
philosophes, des lumières célestes aux théologiens et des définitions
dogmatiques aux conciles; cet athlète de la foi qui a mis l’Église militante à
l’abri des traits de l’hérésie sous le bouclier de ses ouvrages, comme le dit
Paul V; ce docteur immortel, qui parloit sous l’inspiration particulière du
Saint-Esprit et qui a fait autant de miracles qu’il a écrit d’articles, comme s’exprime
Jean XII, n’auroit pas compris que le Fils qui a dans le ciel un Père trois
fois saint doit avoit sur la terre une Mère sans tache; que « si le premier
Adam a été fait d’une terre vierge, le second doit avoir été formé, selon saint
Dominique d’une chaire pure, qui n’ait jamais été maudite : » il auroit
ignoré un dogme qui tient au cœur même du christianisme, une doctrine qui a
toujours trouvé son expression vivante dans le cœur des fidèles, comme dans le
culte et dans les monuments de l’Église, une vérité qui a été constamment
enseignée dès les temps les plus reculés, dit Pie IX, par les papes, par les
évêques, par les Pères et par les docteurs! Le saint concile de Trente, qui a
donné à Marie le titre d’Immaculée en face de la prétendue réforme, plaçoit la
Somme Théologique à côté de l’Évangile dans la salle de ses délibérations :
auroit-il fait à cet ouvrage un si grand honneur, s’il insultoit à la gloire de
la Mère de Dieu? Vierge puissante, qui avez terrasé toutes les erreurs et
toutes les hérésies, soyez bénie dans les siècles des siècles : vous avez
éclairé l’oracle de l’école, reine des prophètes, des apôtres et des docteurs.
C’est avec notre Maître bien-aimé que nous vous disons la fleur sortie sans
tache d’une tige flétrie, le paradis de délices que n’ont point ravagé les
bêtes féroces, le sanctuaire divin que n’ont point souillée les torrents de l’iniquité;
c’est avec lui que nous vous proclamons le siège de la grâce et de tous les
dons célestes, le chef- d’œuvre de la sagesse et la puissance infinie, la
merveille des merveilles qui a épuisé les trésors du possible. Mais si nous
vous vénérons comme la plus humble des servantes et la plus douce des mères.
Ah! pendant que vous régnez dans le haut des cieux, n’oubliez pas vos pauvres
enfants sur la terre; répandez dans notre esprit un faible rayon de cette
lumière que vous versiez par torrents dans la vaste intelligence de votre
glorieux serviteur saint Thomas; faites qu’après vous avoir honoré dans le
temps selon ses admirables leçons, nous puissions contempler avec lui dans les
siècles éternels votre sainteté triomphante et vos incomparables grandeurs;
faites que nous puissions répéter avec les chœurs des anges les paroles qu’il
traçoit partout, comme un saint délassement, dans ses pages immortelles, au
milieu de ses sublimes conceptions, parmi ses profonds raisonnements :
Ave, Maria; Ave, Maria!
(1) Le plus sublime commentateur de saint Thomas, celui
qui le premier l’a canonisé, si l’on nous permet ce langage, le Dante explique
admirablement l’union de l’âme et du corps, Purgat., XXV, 67 et suiv. :
« Apri alla verità che viene, il petto,
E sappi che si tosto come al feto
L’articolar del cerebro è perfetto,
» Lo
Motor primo a lui si volge lieto
Sovra tanta arte di natura, et spira
Spirito nuovo di virtù repleto,
»Che
ciò che truova attivo quivi, tira
In sua sustanzia; e fassi un’ alma sola
Che vive, e sente, e sè in se rigira.»
« Sitôt que l’organisme du cerveau est formé dans le fœtus,
le premier Moteur se tourne avec complaisance vers cette grande merveille de la
nature, et répand en elle un nouvel esprit plein de vertu. Et tout ce que cet
esprit y trouve d’actif, il l’attire en sa substance, et il se forme une seule
âme qui vit, et sent, et se gouverne en elle-même. Et pour que ces paroles vous
étonnent moins, voyez la chaleur du soleil qui se fait vin en s’unissant aux
humeurs qui découlent de la vigne, etc. » On conçoit, dans ces principes,
comment le corps infecte l’âme. Au reste, notre seul but est d’exposer la
théorie de saint Thomas.
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