Il s'est fait, autour de
cet ouvrage, avant même et depuis sa parution il y a un mois, une publicité qui
laisse entendre qu'avant M. Lanctot, rien ne s'est publié sur la, question tant
discutée de la pureté des origines de nos aïeules. Dans un interview accordé à
Madeleine Fohy-Saint-Hilaire (Le Petit Journal, 15 juin 1952), M. Lanctot
aurait dit qu'il en "était venu à traiter de l'émigration féminine en
Nouvelle-France, tout simplement après avoir constaté, en lisant et relisant
notre histoire, combien on avait négligé cet élément fondateur de notre passé:
la femme."
"Nos historiens,
continue M. Lanctot, paraissent avoir trop exclusivement mis en relief les
découvertes, les missions et les guerres. Il faudrait faire entrer dans
l'histoire toutes ces héroïnes anonymes des débuts et ces industrieuses
compagnes qui, dans la suite, ont contribué à l'égal de celles mentionnées, à
faire de la Nouvelle-France cette magnifique réussite sociale que représente
notre pays. Il le faut d'autant plus que j'ai lu et entendu trop souvent la
rumeur que nombre de nos aïeules avaient été recrutées dans les rues et ruelles
de Paris et que l'on s'est souvent permis, à tort, de les coiffer du titre de
filles de joie. Non seulement il n'est pas venu de France de femmes de mince vertu,
mais celles qui ont crânement bravé les interminables traversées et tempêtes
d'autrefois ont été choisies avec un soin particulier... Si la majorité d'entre
elles étaient d'industrieuses filles d'artisans ou de campagnards, une forte
proportion appartenaient à la noblesse et à la bonne bourgeoisie, pendant qu'un
deuxième groupe, plus nombreux, sortait d'institutions, hospices et
orphelinats, où elles avaient été fort bien éduquées, instruites et formées aux
travaux ménagers. C'est à elles que nous devons d'avoir si bien conservé ces
bonnes manières et cette courtoisie charmante qui faisaient dire à un
gouverneur anglais que "les Canadiens représentaient un peuple de
gentilshommes". Vous comprenez pourquoi je me suis mis à ''oeuvre afin de
rendre à ces vaillantes ancêtres l'honneur et la louange qui leur reviennent en
droit et balayer cette calomnieuse légende. Il est temps que justice et vérité
se fassent à leur égard."
En Vérité, il faut dire
que M. Lanctot traite dans ce livre d'une question longuement étudiée et mise
au point avant lui par de nombreux historiens canadiens: Benjamin Suite, le
premier et à plusieurs reprise(1), puis Joseph Edmond Roy (2), Gérard
Malchelosse (3), Robert La Roque de Roquebrune (4), Pierre Boucher (5), le Père
Archange Gobdout (6) ont fait, chacun séparément et à des époques distancées,
le procès des filles émigrées en Nouvelle-France. La cause était depuis
longtemps entendue, et le jugement rendu, quand M. Lanctot a repris le même
sujet.
M. Lanctot s'est donné
depuis quelques années pour mission de détruire les faussetés historiques (7).
Prenant pour acquis que les légendes ont la vie dure et qu'on ne les tue jamais
trop souvent puisqu'elles renaissent sans cesse, il a cru que le temps des
hypothèses ou affirmations hasardeuses était passé et qu'on ne pouvait plus
écrire sur notre histoire à moins de l'étudier à la loupe. D'aucuns ont
prétendu qu'il se plaisait aux paradoxes. Non pas. Un peu partout d'ailleurs,
les redresseurs d'erreurs historiques sont souvent regardés comme gens qui se
plairaient à contrarier le sentiment national.
Dans Filles de joie ou
Filles du roi, M. Lanctot reprend, explique, met au point ce que nous
connaissions déjà, mais sous une forme erronée ou incomplète. Il procède par
l'étude du détail, la recherche des faits et il y apporte un judicieux esprit
critique. Il élargit considérablement le champ exploité par ses devanciers. Il
ne dore pas non plus les pilules; il ne fait nullement appel à l'imagination.
S'il lui arrive de nous montrer le passé tout en beau, c'est qu'il n'a pu faire
autrement. Les faits qu'il rapporte confondent les calomniateurs et les
contradicteurs (Saint-Amant, Tallemant des Réaux, La Hontan, Le Sage, Manet,
Baudot, Bussy-Rabutin, Baugy, d'Aleyrac, Edouard Fournier, Robert Le Blant,
Claude de Bonnault, etc.) et le jour pénètre partout.
Il fut une époque dans l'histoire
de la Nouvelle-France où la population masculine excéda de beaucoup la
féminine. Aussi, durant la période de 1640¬1673 ou environ, les autorités
ont-elles encouragé l'émigration de jeunes filles au Canada pour donner des
épouses aux nouveaux colons. C'était alors tâche difficile que de faire passer
en Nouvelle-France des filles en nombre requis. Le recrutement a obéi, dès les
commencements, à des méthodes ou principes rigoureux. La proportion des élues
comparée à la demande est toujours restée infime. Les recrues étaient
surveillées avec soin; on s'appliquait à ne diriger vers les ports
d'embarquement, que des jeunes filles honnêtes, issues de familles
irréprochables, qui, pour la plupart, devenues orphelines ou pauvres, avaient
été élevées aux frais de l'État. Raison pour laquelle on les appelait "les
filles du roi". On ne sait peut-être pas assez, en France et ailleurs, que
chacun des colons venus au Canada, de 1634 à 1700, a son histoire; pas une
personne ne nous échappe, j'oserais dire. Tous ou presque tous, nous les
pouvons dire gens stables, de vie régulière et très religieux généralement. Au
Canada, il n'y avait guère place pour les personnes vicieuses. Quelle est donc
cette rage, qui de nos jours encore, porte certains auteurs à nous prêter des
origines impures et à soutenir que le Canada se serait peuplé de filles
chassées du royaume ? Au début de la colonie, le Canada avait mauvaise
réputation. On se rappelait les tentatives — heureusement avortées — de
Roberval et de La Roche pour transplanter en Amérique des repris de justice.
Puis, par la suite, on enleva de Paris des courtisanes qu'on envoya, à partir
de 1627, aux Antilles, puis à la Louisiane, de 1710 à 1740. Mais qui ne sait
que les écrivains de cette époque confondaient la Nouvelle-France avec les Iles
d'Amérique ?
Grâce aux historiens
consciencieux on sait maintenant à quoi s'en tenir. Depuis soixante ans, on a
fait bonne justice de tous les racontars malveillants débités sur la pureté des
origines des Canadiens français, hommes et femmes. M. Lanctot a eu l'excellente
idée de ramasser les accusations et de les confronter avec les textes
contemporains. S'il est vrai que la colonie du Canada a été une drôle
d'affaire, mal conduite jusqu'à 1663, alors qu'elle fut prise au sérieux par le
grand Colbert, — mais pour une trop courte durée, — il n'en est pas moins vrai
que l'on sut la préserver de tout temps de toute émigration louche. Le Canada
ne fut jamais une colonie pénale.
Le travail de M. Lanctot
peut se diviser en quatre parties: 1. La faillite des expéditions de Roberval
et de La Roche; 2. L'émigration féminine en Nouvelle-France, 1634-1663; les
filles du roi, 1663-1673; 3. Les filles de joie aux Antilles, 1627-1715; 4. Les
courtisanes en Louisiane, 1710-1740.
Les chapitres que M.
Lanctot consacre aux Antilles et à la Louisiane, bien qu'ils ne soient pas tout
à fait neufs pour les connaisseurs, renseigneront admirablement les lecteurs de
toute catégorie, puisque ce livre a surtout été fait pour le grand public.
L'auteur n'a pas, toutefois, traité de l'émigration des Françaises à l'île de
la Réunion, autrefois l'lle Bourbon, qui, elle aussi comme les lies d'Amérique,
reçut vers le même temps, un grand nombre d'orphelines et de filles perdues. Il
faut convenir que très peu d'erreurs se sont glissées dans l'étude de M.
Lanctot. Toutefois, lorsque l'historien écrit (p. 102) "qu'un millier de
soldats s'établirent dans la colonie, après le traité de paix imposé aux
Iroquois en 1667", il paraît bien qu'il soit en contradiction avec les
faits, puisque à peine 400 soldats furent licenciés ici en 1668. Lorsqu'il
réfute les méchancetés de La Hontan, il omet, intentionnellement ou non, de
dire qu'elles ont été démolies de pièce en pièce par Joseph-Edmond Roy et
Benjamin Sulte dès avant 1895. Quant à Le Sage, Aegidius Fauteux l'a réfuté
dans une savante étude sur les faux du chevalier de Beauchêne (Cahiers des Dix,
1937).
M. Lanctot s'est défendu
(p. 227) de faire un index, prétextant que son ouvrage est une monographie
restreinte à un seul sujet, et qui dès lors n'exigerait rien d'autre chose
qu'une table des matières. Pourtant un index approprié et bien fait n'aurait
pas été sans multiples avantages. Mais passons.
Filles de joie ou Filles
du roi, sans laisser d'emprunter à beaucoup d'autres historiens pour ce qui a
trait à l'émigration des filles en Nouvelle-France, est, en somme, un très beau
livre, plein de renseignements nouveaux, présentés et mis au point avec un art
consommé. M. Lanctot qui s'est formé à l'école des maîtres de la science
européenne, en a le langage précis, fort, imagé. L'ouvrage qu'il vient de
publier sera sans conteste d'un précieux et inappréciable concours à tous ceux
qui étudient l'histoire du Canada. Et il faudra être doublement aveugle, après
ce grand coup de l'auteur de Filles de joie ou Filles du roi, pour jeter le
moindre discrédit sur nos aïeules.
Gérard MALCHELOSSE
1. Histoire des
Canadiens-Français (1882); Prétendues origines des Canadiens-Français, M.S.R.C.
(1885); Défense de nos origines (1930); aussi plusieurs conférences sur le même
sujet.
2. Le Baron de La Hontan, M.S.R.C. (1894).
3. Travail lu devant la Société historique de Montréal, 31 mai
1922; The Gazette, 1 juin 1922; Le Canada, La Presse, Le Devoir, 2 juin 1922;
Défense de nos origines (1930) pp. 91-109; La Vie Canadienne, juin 1930;
Cahiers des Dix (1950), pp. 55-80.
4. L'Ordre, juillet 1934; L'Echo de Saint-Justin, août 1934;
BRH, 1939; La Guerre et l'Amour au Canada autrefois (1945).
5. Deux conférences devant la Société historique de Montréal,
1938 et 1939; "Mille filles du roi," ouvrage manuscrit que M. Lanctot
a pu longuement consulter puisqu'il en reproduit les statistiques à plusieurs
endroits; voir notamment, en note, à la p. 199.
6. BRH, 1939-1941.
7. Voir Faussaires et faussetés en histoire canadienne (1948)
et Réalisations françaises de Cartier à Montcalm (1951).
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