DU PATRIOTISME.
DISCOURS PRONONCÉ A LA DISTRIBUTION DES PRIX
DE LA MAISON DE L'ASSOMPTION,
Par Mgr Claude-Henri-Augustin Plantier, Évêque de Nîmes.
Vers
le commencement du cinquième siècle (1), mes chers enfants, un homme important
de Calame, cité de la vieille Afrique, écrivait à l'illustre évêque d'Hippone :
« Ce qu'il y a de force dans mon amour pour la patrie vous est connu ; je
m'abstiens de vous le dire. C'est à lui seul qu'il est permis de dépasser
l'amour de la famille. Je sens, chaque jour, avec la beauté de Calame qui
grandit, mon affection pour elle qui augmente : autant mon âge se précipite
vers le déclin, autant croît et s'enflamme mon désir de laisser mon pays intact
et florissant. » Ainsi parlait Nectaire ; et voici ce qu'en un mot plein de
poésie et de grandeur lui répondait Augustin : « Quoique vos membres se soient
déjà refroidis au contact de la vieillesse, l'amour de la patrie a gardé,
dites-vous, le même feu dans vos veines ; je ne m'en étonne pas, et je vous en
félicite. Qu'ensuite vous vouliez, non seulement proclamer en principe, mais
démontrer en fait, par vos mœurs et votre vie, que le dévouement à la patrie ne
connaît ni exception ni terme dans les bons citoyens, c'est une assurance que
j'accepte non seulement sans contestation, mais encore avec bonheur (2). »
Oserai-je
vous le déclarer, mes très chers enfants, sans crainte de me flatter moi-même?
Il me semble avoir d'humbles titres à m'approprier et le langage de Nectaire et
les félicitations que lui décernait Augustin. Evêque sexagénaire depuis
quelques mois, me voici engagé par là même dans la région des glaciers ; mon
sang commence à s'attiédir aux premiers souffles de la vieillesse ; et
cependant, jusque sous les frimas qui se sont pris à blanchir ma fête, mon cœur
est resté jeune pour la double patrie de ma naissance et de mon baptême, pour
l'Eglise et pour la France. Plus même j'avance dans la vie, plus ma tendresse
pour l'une et l'autre devient profonde. A soixante ans, je vois l'Eglise plus
persécutée que jamais; elle ne m'en est que plus chère; à soixante ans aussi,
je trouve la France plus meurtrie et plus humiliée qu'à aucune époque ; malgré
mon âge, ma piété filiale pour elle s'accroît dans la proportion même de ses
abaissements et de ses blessures. Ce feu sacré surabonde à tel degré dans mon
âme, que je viens on secouer les étincelles sur les vôtres, et vous presser de
prouver au pays que cette maison qui vous abrite, grande école de littérature
et de religion, est également un noble foyer de patriotisme, et qu'autant on en
sort ferme et dévoué Catholique, autant on en sort bon Français.
Désenchanter
et déshonorer la patrie, bouleverser et trahir la patrie, anéantir le fait et
la notion même de la patrie : voilà trois écueils sur lesquels tenteront de
vous entraîner certains courants de notre siècle, et que vous devez éviter.
Et
d'abord, gardez-vous de désenchanter et de déshonorer la patrie. — Ce n'est pas
là ce que vous dirait le patriotisme, qui fait le plus de bruit à l'heure où
nous sommes, celui de la libre-pensée révolutionnaire. Lui commence ses
témoignages d'amour par le découronnement de la patrie il ne peut supporter
qu'elle garde dans l'esprit, je ne dis pas un seul rayon de foi, mais un seul
atome de vérité pure, une seule étincelle de sens commun sur les grandes
questions sociales. Par les mains de ses lettrés, de ses folliculaires, de ses
savants, de ses orateurs, de ses hommes d'État, quand il peut en avoir, il fait,
verser et 'mêler dans une même coupe toutes les erreurs les plus stupides et
les plus abrutissantes. Offrant ensuite cette liqueur empoisonnée à la France
dont il se moque, il voudrait à toute force l'abreuver d'athéisme, de
matérialisme, de socialisme ; et sa plus haute ambition serait satisfaite s'il
voyait la patrie, troublée par les vapeurs de ce vin meurtrier, chanceler comme
un homme ivre, et s'en aller en ricanant à tous les abîmes où la pousserait sa
démence.
Ces
fiers patriotes ne veulent pas seulement la France insensée, ils la veulent
triviale. Sa langue, si délicate et si belle, ils la remplacent par une espèce
de jargon sauvage ; sa politesse, ils lui substituent l'insolence ; l'élégance
de ses manières, ils lui préfèrent un genre vulgaire et grossier ; son, goût
exquis pour les arts, on peut juger du cas qu'ils en font, par les ruines à
peine refroidies des Tuileries et de l'Hôtel de Ville de Paris, incendié par
leurs amis de la Commune. Toutes ces trivialités enfin devront être couronnées
par celle des dépositaires du pouvoir, auxquels il sera prescrit pour soutenir
leur dignité, de ne pas écrire une ligne sans outrager l'orthographe, de ne pas
prononcer un discours sans désespérer l'histoire, la géographie et la
grammaire.
Enfin
la France, insensée et triviale, doit devenir féroce. Les héros, chantés par le
fils de Fingal, prenaient leurs délices à boire l'hydromel dans le crâne de
leurs ennemis. Si la France obéit aux vœux du patriotisme révolutionnaire, elle
fera mieux que les guerriers d'Ossian, et boira, non plus l'hydromel, mais le
sang môme de ses enfants les plus généreux et les plus honnêtes dans leurs
propres crânes, devenus pour elle une coupe d'or et de diamant. N'est-ce pas
ainsi que les assassins des otages auraient désiré la faire? Et derrière eux
n'avaient-ils pas une foule de complices avoués ou secrets, qui maintenant les
renient parce qu'ils ont été vaincus, tandis que, vainqueurs, ils nous auraient
conduits comme les autres et nous conduiraient encore à l'anthropophagie ?
Voilà,
mes très chers enfants, un patriotisme qui s'étale avec faste sous nos yeux et
se donne pour le seul patriotisme vrai qui soit dans le monde. Ceux qui le
professent ont eu la France pour mère ; c'était une mère de noble naissance et
de grande éducation; on admirait au loin la dignité de son caractère et l'on en
subissait partout le charme dominateur. Mais cette mère, telle quelle, a paru
détestable à ces hommes étranges. Armés du calice et des philtres impurs de
Babylone, ils les approchent de ses lèvres, afin qu'y puisant à longs
traits," elle y perde avec la raison, le respect d'elle-même, et devienne
tour à tour, dans son ivresse, tantôt abjecte et tantôt furieuse, un objet de
risée ou un sujet d'effroi pour les autres nations et même pour ses propres
enfants. Patriotisme sacrilège, ou plutôt, comme le dit S. Augustin, parricide
monstrueux de la patrie, et qui contient en lui seul une multitude de crimes :
Patrioe parricidium, quo uno continentur omnia scelera (3).
Comprenez
autrement, mes chers amis, le respect de la France, votre mère. C'est le
patriotisme chrétien, j'allais dire le patriotisme épiscopal, qui l'a faite.
Elle était, grâce à lui, le plus sensé des peuples, le plus distingué des
peuples, le plus chevaleresque elle plus sympathique (les peuples. Si vous renouvelez
la racine qui le fit éclore, cette fleur ternie par quelques souffles immondes
ne tardera pas à reprendre et son premier éclat et son antique popularité.
Jadis, quand nos vaisseaux et notre pavillon se montraient sur les mers les
plus lointaines, tout ce qui était faible et opprimé saluait notre drapeau
comme un signe d'espérance. Ce prestige a diminué par le double fait de nos
révolutions et de notre incrédulité diplomatique. Mais il en reste Acore
quelques débris glorieux. Naguère notre consul général à Beyrouth a parcouru le
Liban. Sur cette route, nos vainqueurs n'auraient rencontré par tout que le silence
et l'immobilité. Mais le représentant de la France vaincue et démembrée a vu
d'un bout à l'autre sa course se transformer en triomphe. La montagne s'est
ébranlée pour lui tout entière du Lycus à Ghazir et de Ghazir à Antoura; pas un
émir qui ne soit venu le saluer ; pas une arme à feu qui ne l'ait honoré de ses
détonations ; pas une cloche qui ne l'ait accueilli par des sons joyeux envoyés
à l'écho des rochers. Dans chaque village, les hommes lui pro, liguaient des
acclamations et des chants, tandis que les femmes versaient sur son passage les
eaux de senteur les plus embaumées. Et dans toutes ces fêtes, dont les vieux
aigles du Liban durent être étonnés, parce que depuis longtemps elles ne
troublaient plus leur solitude, ce que l'enthousiasme des Maronites, prétendait
célébrer, c'était l'apparition de la France, leur patrie adoptive (4). Que, par
le fait de notre patriotisme devenu sérieusement chrétien, elle redevienne
elle-même véritablement chrétienne dans sa politique, et bientôt, en tous
lieux, on la proclamera comme autrefois la plus grande et la plus aimée des
nations.
Désenchanter
et déshonorer la patrie, premier écueil à fuir. — Le second, c'est de
désorganis.er ou trahir la patrie. Quand la patrie est en paix,- le patriotisme
révolutionnaire aspire à la bouleverser, afin de satisfaire à travers ce chaos
son ambition des honneurs et sa soif pour l'argent. Est-elle en détresse, il en
aggrave les malheurs en multipliant les agitations et les discordes ou en
abusant avec tyrannie du pouvoir, quand il s'en est emparé. Est-elle en guerre
avec l'étranger ? il ira jusqu'à conclure des pactes odieux avec l'ennemi, si
cette félonie peut lui permettre de faire l'essai des utopies à la fois
extravagantes et sauvages dont il est obsédé. S'il ne va pas jusqu'à cette
trahison formelle, il est rare au moins, surtout dans ses représentants les
plus fastueux, qu'il aille jusqu'à faire de vrais sacrifices pour la patrie. Ni
les douleurs du pays ne désolent son âme ni le désir de les soulager ne suscite
en lui de généreux élans ; et sa grande étude a pour but, d'une part, de faire
d'ardentes déclamations en faveur de la patrie, d'autre part, de se soustraire
soit -aux champs de bataille où l'on expose sa vie, soit aux offrandes
héroïques où l'on ébrèche sa fortune. Pendant nos derniers désastres, il a fait
usage de cette tactique avec une habileté qui tenait du génie, j'allais presque
ajouter du prodige.
Ce
patriotisme eût indigné ces anciens, dont Bossuet a dit que la patrie était le
fond du Romain, comme la liberté était le fond du barbare. Mais s'il n'est pas
antique, il est encore moins chrétien.
Quand
la patrie est tranquille, n'ayez pas peur que le patriotisme chrétien l'agite
et lui déchire les entrailles ; il ne peut oublier que Dieu a des anathèmes
contre ceux qui blessent le sein qui les a formés, et qu'il fit autrefois
engloutir par la terre miraculeusement entr'ouverte les perturbateurs de son
peuple, Corée, Dathan et Abiron. Si la patrie s'égare, il lui fait entendre de
respectueuses, mais austères leçons, au risque d'y perdre sa popularité et sa
vie elle-même : tels furent le courage et l'honneur de la plupart des prophètes
et du Christ lui-même. Si la patrie, sans pousser la fureur jusqu'à le faire
mourir, le persécute au moins et le chasse, il excuse et pardonne.
N'avons-nous
pas vu naguère parmi nous Athanase proscrit (5) se borner à plaindre ses
concitoyens, au lieu de les maudire? Que la patrie soit menacée, sa fortune et
son sang sont à elle pour la défendre sur les champs de bataille ; à toutes les
tribunes, sa voix retentira pour lui gagner des dévouements ; et parce qu'il
sait que les sociétés ne se sauvent pas seulement par des chevaux et des armées,
il appelle par la prière le secours de Celui qui porte dans ses mains les
destinées des nations. Si rien ne peut écarter les malheurs qu'il redoute pour
son pays, il s'unit aux larmes et aux accents d'ineffable mélancolie tombés des
yeux et des lèvres de Jésus-Christ, quand il annonce à Jérusalem sa destruction
prochaine, châtiment sans égal d'un crime sans exemple. La patrie a-t-elle succombé,
c'en est fait du repos et de la joie ; il s'écrie avec Mattathias, chef de la
maison des Asmonéens : « Malheur à moi ! pourquoi suis-je né pour voir la ruine
de mon peuple et celle de la cité sainte?... On lui a ravi tous ses ornements;
de libre, elle est devenue esclave ;.tout notre éclat, toute notre gloire, tout
ce qu'il y avait parmi nous de sacré a été souillés par les Gentils; et
comment, après cela pourrions-nous vivre (6) ? Enfin faut-il qu'il s'éloigne de
sa patrie envahie ou renversée par l'étranger ? Honnête païen, il prendra la
route de l'exil, en répétant ce vers touchant du poète latin :
Nos
patria fines et dulcia linquimus arva,
Nos
patriam fugimus
Chrétien,
il s'appropriera les gémissements des Hébreux captifs à Babylone ; il refusera
de chanter les hymnes du pays en la terre étrangère. A l'exemple du Polonais
proscrit ou de l'Irlandais forcément émigré, il en gardera religieusement
l'image sur son cœur jusque dans les déserts et sur les rivages les plus lointains
ou les plus inhospitaliers ; et son unique consolation sera d'espérer que Dieu
donnera quelque jour à ses neveux la joie d'une solennelle revanche : Beatus
qui retribuet tibi retributionem tuam quam retribuistis nobis (7).
Tel
est le patriotisme du vrai chrétien : suivant un beau mot de S. Augustin, son
amour pour la patrie éternelle le rend saintement passionné pour ce lambeau de
terre sur lequel il flotte comme un vaisseau dans son pèlerinage à travers le
temps (8).
Autant
on doit se garder de bouleverser et trahir la patrie, autant on doit aussi et
surtout se garder d'anéantir le fait et la notion de la patrie. Deux horribles
conspirations se déchaînent en ce moment contre la patrie : la conspiration de
la conquête, qui détruit la patrie des faibles pour l'engloutir dans je ne sais
quelle sauvage unité rêvée par les forts. C'est le travail dévorant accompli
sous nos yeux par la Russie, la Prusse et l'Italie.
La
seconde conspiration est celle de l'internationale, ou plutôt de la Révolution,
qui tend à supprimer toutes les patries locales, pour inaugurer sur leurs
ruines la patrie universelle.
Plus
de Français, plus de Belges, plus d'Allemands, plus d'Anglais, plus d'Italiens.
Toutes les frontières seront abattues ; toutes les différences de sang, de
langues et de souvenirs seront oubliées ; toutes les variétés de gouvernement
et de législation seront abolies ; et d'un bout à l'autre du monde les mille
ramifications de l'humanité ne formeront plus qu'un vaste amas de bétail sous
la conduite d'un pâtre que les inventeurs de la théorie laissent encore
innommé. — Rêve absurde et contre lequel le genre humain tout entier proteste
par les plus impérieux instincts de sa nature et le cri le plus éclatant de son
histoire. Rêve impossible, parce que, malgré tous les succès de cette misérable
utopie, la patrie ne pourra pas plus être déracinée que la famille. Rêve redoutable
pourtant, parce qu'il a pour lui la formidable puissance des sociétés secrètes,
la sinistre popularité de la Révolution, et cette terreur que réussit toujours
à répandre, même parmi les plus forts, quiconque sait s'emparer des multitudes
aveuglées par l'odieux appât du sang et du pillage.
Ni
la conquête pour la conquête, mes chers enfants, ni ta patrie universelle. La
conquête pour la conquête, ou en d'autres termes l'abolition des petites
patries, c'est un retour au paganisme, dont il faut, sans jalousie, laisser
l'honneur paix gouvernements et aux peuples séparés de l'Eglise, ou dominés par
les folles ambitions de la libre-pensée. La patrie universelle dans l'Eglise,
par l'Eglise et pour les âmes, à la bonne heure. Mais clans le cadre immense de
cette patrie spirituelle, laissons subsister et fleurir chacune de nos patries particulières.
Aimons avant tout la patrie du berceau, le sanctuaire où s'épanouit notre foi,
le cimetière où reposent, à l'ombre de la croix, les cendres de nos pères.
Mais
n'oublions pas, suivant la parole profonde de Bossuet, que « tout l'amour qu'on
a polir soi-même, pour sa famille et pour ses amis, se réunit dans l'amour
qu'on a pour sa patrie (9). »
Plus
ce dernier et saint amour sera généreux, plus les autres intérêts qui nous sont
chers seront eux-mêmes protégés. Mettons une part de notre religion à le faire
sans cesse grandir. Dieu travaille, par des miracles de miséricorde, à relever
notre France; travaillons à la relever nous-mêmes par des prodiges de
dévouement et de vertu ; et si la justice la condamne à confesser• que ses plus
grands ennemis sont les révolutionnaires libres-penseurs, forçons sa
reconnaissance à proclamer ce que Tertullien démontrait jadis aux Césars : «
C'est que les chrétiens les plus complets sont aussi les meilleurs citoyens.”
(1) 408, selon les Bénédictins.
(2) S. August., Epist., class. II. Epist. XCII.
(3) S. Aug., Contra Academ., lib. II, cap, XVI
(4)
Les Missions Catholiques, vendredi 18 juillet 1873, correspondance de Syrie.
(5)
Mgr Mermillod, Evêque auxiliaire de Genève.
(6)
I Mach., 2, 7 et suivants.
(7)
Psal., 136, 11.
(8) S. August., ut supra;
Epist. LII.
(9)
Bossuet, Politique tirée de l’Ecriture, liv. I, art. VI, prop. 1.
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