30 juillet 1941
Au cours de vos
promenades romaines, bien-aimés fils et filles, vous n'avez pas manqué, dans
cette cité unique au monde, de constater avec étonnement à quel point les
souvenirs de son passé et les monuments de son présent chrétien se mêlent, se
compénètrent et se superposent. Plus particulièrement, quand apparurent à vos
regards d'époux chrétiens, de futurs pères et mères chrétiens, les ruines des
magnifiques palais et des temples antiques, votre pensée a dû se reporter vers
les mœurs et les coutumes de la Rome païenne. A cette époque, parmi la
splendeur même des arts et des lettres, s'étalait avec le déclin de l'austérité
et de l'intégrité traditionnelles une telle corruption qu'Horace s'écriait : «
Des générations fécondes en vices souillèrent d'abord le mariage, la race et
les foyers ; de cette source jaillirent tous les maux qui ont submergé la
patrie et le peuple. La jeune adolescente se complaît aux voluptueuses danses
ioniennes... et, dès ses premières années, rêve d'illicites amours ». (1)
Sans doute,
votre âme s'est détournée de pareilles images pour considérer de préférence les
souvenirs de ces antiques, fortes et austères familles romaines qui firent la
puissance et la grandeur de Rome, dominatrice du monde : per quos viros... et
partum et auctum imperium, « ces hommes de qui l'empire tient sa naissance et
son développement » (2). Vous les avez vus tels qu'ils vivent dans les récits
de Tite-Live, ces rudes pères de famille à l'autorité absolue et incontestée,
gardiens fidèles de leur gens (le groupe des familles parentes), totalement
dévoués au service de la chose publique ; et à leurs côtés vous les avez vues,
noblement soumises, ces matrones irréprochables, consacrées aux soins de leur
maison, ces matrones qui, avec Cornélie, la mère des Gracques (3), présentaient
leurs enfants comme leur plus belle parure, comme leurs plus précieux bijoux :
Haec ornamenta sunt mea, « mes parures, les voilà ! ».
Ils ne
manquèrent pas complètement, même sous les empereurs, les exemples de familles
où les époux vivaient dans une heureuse concorde et se donnaient mutuellement
la préférence, foyers où la vertu de la bonne épouse mérite d'autant plus
d'éloges que les fautes des autres étaient plus graves (4). Femmes qui, au
milieu même de ces temps de terreur où elles se voyaient accusées et mises à
mort pour la seule raison d'avoir pleuré le décès de leurs enfants (5),
n'étaient pas moins pour leurs maris des modèles de courage et d'esprit de
sacrifice. Mères qui accompagnaient leurs enfants fugitifs, épouses qui
suivaient leur mari en exil (6), épouses chastes, comme cette Ostoria, dont
l'éloge — incomparabilis castitatis femina, « femme d'incomparable chasteté » —
est gravé sur un sarcophage récemment découvert dans les grottes vaticanes.
Et pourtant,
lorsque votre regard passe de ces familles païennes aux familles pleinement,
grandement, splendidement chrétiennes que vous connaissez tous, votre instinct
vous avertit qu'il manque quelque chose aux premières. Il leur manque quelque
chose de plus fort encore que l'antique force des Quirites, quelque chose de
plus intimement fort, et en même temps de plus chaud, de plus pénétrant,
quelque chose de meilleur et de plus profondément humain.
Cette
défectuosité ne consisterait-elle pas, irrémédiable misère des sociétés
païennes, dans l'impuissance à rester énergique et fort tout en conservant un
vrai cœur humain, un cœur capable d'affection sincère et pure, et accessible à
la pitié ? Regardez ces vieilles familles romaines dont nous venons d'évoquer
les austères qualités. Le jour où elles prirent contact avec les délicatesses
et le raffinement de la civilisation grecque et orientale, la passion des
perles, des pierres précieuses et de l'or les saisit (7) ; la discipline se
relâchant peu à peu — labente paulatim disciplina — elles se précipitèrent en
grand nombre — ire cœperunt praecipites (8) — dans ces désordres dont saint
Paul fut le témoin indigné (9). La rigidité des mœurs ne fit point place à la
véritable affection — sine affectione, sine misericordia, écrit l'Apôtre pour
qualifier le monde païen de son époque — tout au contraire on vit se déchaîner
les passions les plus basses. Le grand empereur Auguste, justement préoccupé du
bien public, tenta vainement (10) d'y mettre un frein par ses lois — les lois
Juliennes de maritandis ordinibus et de adulteris cœrcendis et la lex Papia
Poppaea sont les plus célèbres — afin de rendre à la famille sa force et sa
cohésion : seule la foi dans le Christ Jésus devait y réussir.
L'affection
véritable sans dureté comme sans faiblesse, l'amour vrai, inspiré et ennobli
par Jésus-Christ, nous l'entrevoyons déjà dans les premières familles de
convertis romains, comme les Flavius et les Acilius lors de la persécution de
Domitien ; nous en admirons l'éclatante splendeur chez une sainte Paule et une
sainte Mélanie.
Mais pourquoi
remonter à des siècles si lointains ? N'a-t-on pas vu naguère, dans ces rues
mêmes de Rome, une autre épouse dont la vie est ou devrait être bien connue de
toutes les mères chrétiennes, la bienheureuse Anne-Marie Taïgi ? Nous
n'entendons point vous décrire ici ses visions, ni l'abondance des faveurs
extraordinaires dont Dieu l'a comblée. Ne voyez maintenant en elle que la femme
de Dominique — l'honnête, mais rude et colérique portefaix de la maison Chigi —
la femme de Dominique toujours bonne et souriante. Jusque tard dans la nuit
elle attend le retour de son époux ; et quand il rentre fatigué, impatient,
mécontent de tout, elle le sert avec humilité et tendresse, supportant tout,
acceptant tout avec une angélique douceur. Voyez en même temps sa fermeté à
maintenir l'ordre parmi les nombreuses personnes de la maison, ses inlassables
efforts pour faire perdre à son mari l'habitude des paroles grossières ;
voyez-la, ménagère active et prévoyante, si pauvre soit-elle, entretenir à son
foyer sa propre mère et y accueillir plus tard la famille de sa fille et de sa
belle-fille ; toujours, même avec des caractères bizarres, difficiles et rudes,
elle se montre fille aimante, épouse dévouée, mère, belle-mère et grand-mère admirable.
Le secret d'une
pareille vie ? Toujours le même, celui de toutes les vies saintes : le Christ
vivant et rayonnant avec sa grâce souveraine dans l'âme docile à en suivre les
inspirations et les mouvements. Notre-Seigneur Jésus-Christ a eu seul la
puissance de susciter en nos pauvres cœurs humains, blessés et égarés par le
péché originel, un amour qui reste pur et fort sans se raidir et se durcir, un
amour assez profondément spirituel pour se débarrasser du brutal aiguillon des
sens et pour les dominer, tout en conservant intacte sa chaleur et inaltérée sa
délicate tendresse. Lui seul, par les exemples et l'action intime de son Cœur
enflammé d'amour, a pu réaliser la promesse faite déjà à Israël : Auferam cor
lapideum de carne vestra et dabo vobis cor carneum, (11) « J'ôterai de votre
chair le cœur de pierre et vous donnerai un cœur de chair » . Lui seul sait
faire naître et vivre dans les âmes l'affection vraie à la fois tendre et
forte, parce que Lui seul peut par sa grâce les délivrer de cet égoïsme inné,
plus ou moins conscient, qui empoisonne l'amour purement humain.
Voilà pourquoi,
bien-aimés fils et filles, à vous comme à tous ceux qui viennent implorer Notre
bénédiction sur leurs nouveaux foyers, Nous adressons cette vive et pressante exhortation
: donnez toujours dans vos maisons la première place au Christ Sauveur, Roi et
Seigneur de vos familles, lumière qui les éclaire, flamme qui les réchauffe et
les égaie, sauvegarde toute-puissante qui en conservera la paix et le bonheur.
Cet amour qui vous unit, et que Dieu a voulu marquer du sceau de son sacrement,
durera dans la mesure où il restera chrétien et, loin de s'affaiblir et de se
dissiper, il deviendra plus intime et plus fort, à mesure que vous avancerez
ensemble dans la vie.
Défendez-le
contre tout ce qui tendrait à le rendre païen. Que de baptisés, hélas ! ne
savent plus s'aimer qu'à la manière des païens ! Perdant de vue le vrai but de
leur union tel que la foi le leur a enseigné, ils se soustraient aux devoirs
austères, mais salutaires et bienfaisants, de la loi chrétienne ; ils en
arrivent peu à peu à dégrader le mariage — que la bénédiction du Christ avait
fait si grand et si beau — en une vulgaire association de plaisir et d'intérêt,
et à tuer en eux-mêmes tout amour véritable.
Il n'en sera pas
ainsi de vous, chers enfants. Votre amour vivra, il durera, et, au milieu même
des inévitables vicissitudes de la vie, il fera votre bonheur, parce qu'il
restera chrétien, parce que vous ne cesserez point d'en conserver la force
intime, cette force que vous puiserez à sa vraie source, c'est-à-dire dans un
profond esprit de foi, dans l'accomplissement persévérant des pratiques
religieuses que l'Eglise vous commande ou vous conseille, dans une inviolable
fidélité aux devoirs de votre état, à tous les devoirs de votre état.
Pour que la
grâce divine, toujours plus abondante, vous aide à parcourir jusqu'au bout
cette voie de salut et de vraie joie, Nous vous accordons de tout cœur, comme
gage des faveurs du ciel, la Bénédiction apostolique.
(1) Horat. Carm.
III, 6, 17-24
(2) Tit. Livii,
Ab Urbe condita libri, Praefatio.
(3) Vaer. Maxim. Lib. IV, cap. 4 init.
(4) Tacit, Agricol, c. 6.
(5) Tacit, Ann. Lib.
VI, n.10
(6) Tacit. Historiar. Lib, I, n.3.
(7) Horat. Carm. III, 24, 28.
(8) Tit. Liv., 1. C.
(9) Comparez
Epître aux Romains I, 24 et suiv.
(10) Tacit. Ann.
Lib. III, n.25.
(11) Ezéchiel
XXXVI, 26.
Pie XII - Discours aux jeunes époux, tome II, p.45-50
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