Et intrantes domum,
invenerunt puerum cum Maria matre ejus.
Et entrant dans la
maison, ils trouvèrent l’enfant avec Marie sa Mère
(Matth. II, II.)
Monseigneur[i]
Je m'effraierais en
montant dans cette chaire, si j'avais à établir devant un auditoire si éminent
les deux points de doctrine par lesquels s'explique et se justifie la solennité
qui nous assemble.
Comment Marie est-elle en
possession d'un véritable empire sur le cœur de l'Homme-Dieu, du Verbe incarné
? Et comment, à son tour, le successeur de Pierre a-t-il autorité; pour
couronner ici-bas, et dans le temps, celle que Dieu a couronnée dans le séjour
éternel de la gloire ?
Deux questions qui se
rapportent à la cérémonie de ce soir, à la cérémonie du couronnement de
Notre-Dame du Sacré-Cœur : questions relevées, profondes, qu'il était si
équitable de renvoyer à notre frère, à cet autre Ambroise, sur les lèvres de
qui fleurissent à l'envi les grandes et belles paroles rehaussées de l'éclat et
du parfum des vertus: hoec beato Ambrosio scribenda mandare cui verba
virtutibus conjuncta florebant. Et si les impétueux torrents de son éloquence
allaient reculer devant la difficulté de la matière : si huic materiae se
imparem eatenus judicaverit ut taceret, je n'en serais que plus autorisé dans
ma réserve, moi qui le puis appeler à mon secours les larges débordements d'un
fleuve d'érudition et de science : ego cui nullius scientiae irrigua fluenta
succurrunt ; moi je le dis avec plus de vérité que mon devancier Fortunat, moi
qui ne possède point les propriétés de la source aux eaux bouillonnantes, et qui
sais à peine recueillir quelque petite goutte tombant du toit quem vix stillicidii
pauperis attenuata gutta perfundit, nihil de proprio fonte respirans[ii]
Malgré tout, j'entrerai
cependant dans l'esprit et dans la doctrine de cette fête, et je ne m'écarterai
pas trop de ce qui m'est demandé, si l'Esprit-Saint m'accorde de pouvoir développer
les paroles que j'ai prises pour texte de cette homélie, ou plutôt de cette instruction
pratique et familière.
O vierge sacrée, à
l'heure où la louange vous serait beaucoup mieux offerte par d'autres bouches
plus éloquentes et plus dignes, daignez supporter qu'elle vous vienne de moi :
Dignare me laudare te, Virgo sacrata. Je
n'ajouterai point : «Donnez-moi force et puissance contre vos ennemis » : car
vous n'avez ici que des serviteurs et des clients, vous n'avez point
d'adversaires ni de contradicteurs.
Invenerunt puerum cum
Maria matre ejus : ces paroles ne sont pas seulement le récit d'un fait ; elles
sont l'énoncé d'un principe et d'une loi. A quelle occasion le fait s'est-il
produit ? Disons-le d'abord pour l'intelligence du sujet.
Depuis les temps les plus
reculés, mais surtout depuis les jours d'Abraham, Dieu et la vérité n'avaient
été connus sur la terre qu'au sein d'une seule famille, d'une seule
descendance, qui bientôt était devenue une nation : Notus in Judoea Deus[iii]. Or, toutes les pages de
l'Écriture avaient annoncé, comme un des plus importants événements de
l'avenir, le retour du reste de l'univers à la vérité. C'est le grand fait, je
dirai presque c'est le principal oracle qui se trouve partout sous le pinceau
prophétique. Voici venu le jour de l'accomplissement. Le Verbe, le Fils de
Dieu, la lumière éternelle engendrée avant l'aurore, commence à paraître pour
les Gentils en se montrant aux Mages qui en sont les prémices. Ils s'étaient
mis en marche pour chercher et pour adorer celui dont l'étoile leur avait
apparu en Orient. Or, que trouvent-ils, ces hommes ? Et intrantes dornum,
invenerunt puerum cum Maria matre ejus: « Entrant dans la maison, ils trouvent
l'enfant avec Marie sa mère. »
Avant de pénétrer le sens
de ce mystère, comment ne pas s'arrêter un moment à contempler cette scène
délicieuse ? A vous seul, ô divin enfant, vous étiez déjà si beau ! Ecce tu
pulcher es, dilecte mi ! Vous présentiez tant de charmes, eussiez-vous été, ô
fleur sacrée, détachée de votre tige bénie ! Mais quel surcroît de grâce ajouté
au tableau I « Ils trouvèrent l'enfant avec sa mère. Figurez-vous cette tête pudique
de Marie, où le péché originel n'avait rien terni, rien dérangé ; où reluisaient,
par un heureux mélange et dans une merveilleuse harmonie, les joies et les
amours de la mère avec les chastes attraits de la vierge. Quels admirables
reflets de beauté cette tête modeste de la Vierge ne devait-elle pas envoyer
sur la tête auguste du Sauveur, du Verbe fait chair, de celui dont l'humanité
sainte fut le chef-d’œuvre du doigt divin, qui épuisa, pour en former les
sacrés linéaments et les proportions adorables, toutes les délicatesses de ses
touches, toutes les industries et les ressources de son art infini ! Comme ces
deux figures s'embellissent, se perfectionnent l'une par l'autre ? Ecce tu
pulcher es, dilecte mi, et decorus. Ecce tu pulchra es, arnica mea[iv].
Et intrantes domum
invenerunt puerum cum Maria matre ejus : « Entrant dans la maison, ils
trouvèrent l'enfant avec sa mère. » L'enfant avec sa mère ! Ah dirons-nous avec
Bossuet, « pour quiconque connaît la portée mystérieuse de tous les faits évangéliques,
il y a un mystère ici ». La terre est admise à venir saluer et reconnaître son
Sauveur ; et ce qui lui est présenté, c'est l'Enfant-Dieu avec Marie mère de
Dieu. Le trône d'où le roi des cieux, descendu en terre, reçoit les premières
adorations, les premiers tributs de la terre, ce sont les bras de la Vierge.
Que cette scène est grande, qu'elle est aimable, mais surtout qu'elle est
féconde en enseignements!
« Entrant dans la maison,
ils trouvèrent l'enfant avec Marie sa mère. » Entendez-le bien : la maison, c'est
l'Église ; et quand on entre dans cette maison qui est l'Église, ce que l'on
trouve, ce n'est pas seulement Jésus, c'est Jésus avec sa mère. La religion
chrétienne, c'est la religion du Fils de Marie. Séparer le fils de la mère,
c'est diviser ce que Dieu a uni. On ne trouve Jésus qu'avec Marie et par Marie;
on n'arrive, sûrement au fils que par la mère : Invenerunt puerum cun Maria
matre Jesu. Et c'est là le rempart le plus inexpugnable de la dévotion à la
très sainte Vierge.
J'ose le dire, M. T. C.
F., quelque profession que nous fassions, vous et moi, d'aimer la très sainte
Vierge, de l'honorer, de la servir, néanmoins dans l'habitude de la vie nous ne
recourons pas encore assez à elle, et cela parce que nous ne sentons pas assez
combien est efficace le secours de Marie pour l'exercice de toutes les vertus,
pour l'accomplissement de tous les devoirs. Notre foi est languissante, et le
recours à Marie ranimerait en nous les vives lumières de la foi ; nous
confinons quasi toujours au découragement, au désespoir, et le recours à Marie affermirait
en nous l'espérance ; nous sommes froids et insensibles pour Dieu, et le
recours à Marie échaufferait nos âmes des feux ardents de la charité. En
d'autres termes, honorer Jésus, c'est l'atteindre, le saisir par la foi, par
l'espérance, par l'amour : Invenit Jesum qui credit, qui sperat, qui diligit.
Or, le véritable secret, le moyen vraiment efficace pour arriver à la foi, à
l'espérance, à l'amour; et pour élever dans nos âmes l'édifice de toutes les
vertus, c'est le recours, le recours fréquent et habituel à Marie.
Par Marie, on croit plus
vivement. La connaissance de tous les mystères de la foi chrétienne se réduit,
après tout, à la connaissance de Jésus. Celui-là sait tout, qui connaît Jésus ;
or qui connaît mieux Jésus que Marie sa mère ? Qui peut, par conséquent mieux
qu'elle, apprendre à le connaître ? Voilà pourquoi l'Église, s'appuyant de
l'autorité des saintes Ecritures, appelle Marie la Mère de la science, la mère
de la connaissance : Ego mater agnitionis[v].
Nul ici-bas ne nous
connaît mieux que notre mère. Quand nous sommes devenus étrangers pour tous les
autres, quand l'éloignement, le temps, la souffrance nous ont rendus
méconnaissables pour tous les yeux, il est toujours un œil qui ne se trompe
point, qui n'hésite point : c'est l'œil de notre mère. Et une mère ne connaît
pas seulement les traits extérieurs, le visage, la démarche de son fils ; elle
le connaît à fond, elle pénètre les replis de son cœur, elle devine ses pensées
les plus intimes, ses désirs marne les plus secrets.
C'est ainsi que Marie a
connu Jésus. Elle l'étudiait à la fois par sentiment de tendresse maternelle et
de respectueuse admiration, comme son fils et comme son Dieu. Elle conservait
dans son cœur toutes ses paroles, elle s'inspirait de l'esprit de toutes ses œuvres.
Nul n'a connu comme Marie la vie intérieure de Jésus, ce que l'Écriture appelle
la vie du cœur, c'est-à-dire la véritable vie. Notre-Dame du Sacré Cœur: oui
vraiment, ô Marie, ce nom vous appartient, car pour vous ce Cœur adorable a été
transparent : vous en avez vu comme à découvert toutes les pensées, tous les
mouvements, tous les sentiments. Que dis-je ? votre Cœur a été le miroir où se
sont réfléchis tous les traits du Cœur de votre fils. Pour nous révéler le Cœur
de Jésus, vous n'avez qu'il nous révéler le vôtre.
L'expérience, mes Frères,
a prouvé et prouve tous les jours cette vérité; la connaissance de Marie est inséparable
de celle de Jésus. Que dis-je ? c'est en mettant en avant le nom de Marie qu'on
fait accepter celui de Jésus. Saint Cyrille affirmait, il y a quinze cents ans,
devant le concile d'Ephèse, que c'était par Marie que les nations infidèles
avaient été conquises à la foi chrétienne[vi]. Saint François Xavier
disait qu'il avait trouvé les peuples rebelles à l'Évangile toutes les fois
qu'à côté de la croix du Sauveur, il avait omis de montrer l'image de sa mère.
Quand on leur parle de Dieu, écrivait un missionnaire, de Dieu créateur
tout-puissant, ils sont étonnés ; et s'ils adorent, c'est en tremblant. Mais
quand on leur parle de Jésus, et qu'on leur dit que ce Fils de Dieu est né
d'une femme, qu'il a eu une mère, que cette mère de Dieu est à la fois la mère
de tous les hommes, oh l alors ils fondent en larmes, ils éclatent en
transports, et il est vrai de dire de ces gentils d'aujourd'hui ce que
l'évangéliste a dit de leurs devanciers : Invenerunt puerum cum Maria matre
ejus.
Chrétiens mes frères,
savez-vous pourquoi vous faites si peu de progrès dans la connaissance de Jésus
? savez-vous pourquoi, depuis de longues années peut-être, vous le cherchez en
vain ? savez-vous .pourquoi la lumière de Jésus vous fuit ? C'est que vous ne
frappez pas à la porte d'où la lumière s'est levée sur le monde : Porta ex qua
mundo lux est orta. Vous cherchez l'enfant sans la mère, vous ne le trouverez
pas.
Le grand théologien
Suarez, quand il rencontrait (et qui même parmi les esprits les plus fermes
n'en rencontre pas ?), quand il rencontrait dans ses études une difficulté insoluble,
avait l'usage d'invoquer Marie sous ces titres : Mater Verbi, Sedes Sapientiae :
« Mère du Verbe », c'est-à-dire mère de l'éternelle lumière, « Siège de la
divine sagesse ». « Elle ne m'a rien dit, elle a fait un signe, et ce signe m'a
tout appris » : ainsi s'exprimait, au sortir de son ineffable extase, ce jeune
Israélite qui fut, de nos jours, si subitement, si merveilleusement conquis à
la foi. Qu'un coeur soit tout à coup vaincu, brisé, changé, transformé, c'est
sans doute un prodige de la grâce ; niais que l'esprit soit instantanément
dégagé, purgé de toutes ses erreurs, de tous ses préjugés, de toutes ses
ignorances, et qu'il soit illuminé en un clin d'œil de tous les rayons, enrichi
de toutes les notions de la vérité : voilà le prodige par excellence. « Elle ne
m'a rien dit, elle a fait un signe, et ce signe m'a tout appris. » O Vierge
Marie, toute l'ambition d'un chrétien, c'est de bien connaître Jésus. Daignez,
ô mère de Jésus, daignez nous favoriser d'un de ces signes, qui suppléent à
toutes les recherches, à tous les discours, d'un de ces signes qui enseignent
tout parce qu'ils découvrent Jésus à nos regards, et que qui sait Jésus, sait
tout. Ego mater agnitionis.
C'est le privilège et
c'est le bonheur des mères de montrer leurs enfants. Voyez-vous cette femme
dont la marche est celle d'une reine, portant entre ses bras son trésor dont
elle est fière, son fils nouveau-né, tout enveloppé de linges éclatants de blancheur
? Vous vous approchez d'elle ; vous lui demandez (et quel désir plus légitime
?) la faveur de voir ce bel enfant. Pour vous satisfaire, elle écarte avec
discrétion ces voiles délicats, elle vous montre son fils. O Marie, c'est là
votre prérogative, et ce sera votre fonction morne dans les cieux. Car,
remarquez, l'Eglise vous le fait chanter ainsi : Et Jesum benedictum fructum
ventris tui nobis post hoc exilium ostende : « Et Jésus, le fruit béni de votre
sein, après cet exil, montrez-nous-le, ô clémente, ô pieuse, ô douce Vierge
Marie! » Dans la langue liturgique, on appelle monstrance ou ostensoir le vase
radieux qui contient et qui expose aux regards du peuple chrétien le corps
sacré du Sauveur. Voyez-vous, pendant toute l'éternité, Marie, vivant ostensoir
de Jésus : Nobis ostende! O douce Vierge, commencez ce ministère dans le
temps, et déjà montrez-nous, révélez-nous votre fils.
Trouver Jésus, c'est
croire en lui ; mais aussi, c'est espérer en lui. L'espérance, cette vertu qui
ferait encore le charme de la vie dans l'ordre purement naturel, quand même
elle ne serait pas une condition essentielle de l'éternel bonheur; l'espérance chrétienne,
cette attente du ciel et cette ferme confiance que nous y arriverons avec le
secours d'en haut : c'est encore Marie qui est le plus puissant soutien de
cette vertu, c'est elle qui nous la rend douce et facile. L'Église la nomme à
juste titre la mère de la sainte espérance : Ego mater sanctae spei[vii].
Il semble qu'il n'y ait
rien de plus facile, parce qu'il n'y a rien de plus doux, que d'espérer. Cependant
nous sommes toujours sur la pente du découragement et du désespoir. Qu'il est
pénible l'état d'une âme depuis longtemps ensevelie dans le péché, et qui
commence il entrevoir la laideur de ses fautes! ou bien encore, l'état d'une
âme longtemps fidèle, longtemps vertueuse, et qu'un moment de vertige a
précipitée dans une faute grossière ! Quand, après l'instant de la passion qui
étourdit, qui enivre, quand, après l'heure de la démence et de la folie, elle retombe
sur elle-même, et qu'elle aperçoit la profondeur de sa chute, le crime de son
ingratitude et de son infidélité : o;u donc aller ? de quel côté se tourner ?
Dieu, c'est sa justice qui nous épouvante; c'est son regard scrutateur qui nous
effraie. Mes Frères, il est des plaies qu'on n'ose montrer qu'à sa mère.
Voyez-vous cet homme désespéré qui vient de perdre sa fortune, sa réputation,
son honneur : il vous dira que, s'il n'avait pas une mère, il en finirait avec
la vie. Oh ! que de désespérés sans Marie ! Que de fois (plusieurs de ceux qui
m'entendent me donnent certainement leur assentiment), que de fois entre le
désespoir et notre âme il n'y a eu que l'intervalle d'un Souveng-vous, très
douce Vierge Marie ! La dernière forme que puisse prendre l'acte d'espérance,
c'est le Memorare, o piissima Virgo.
Cela est vrai dans une
infinité de circonstances ; cela est vrai surtout dans ces terribles anxiétés
que nous concevons parfois concernant la grande affaire de notre salut, de
notre prédestination.
Quis potest dicere : Ego
de electis sum? Qui peut dire : Je suis du nombre des élus ? Voilà, au jugement
de saint Bernard, le sujet de notre grande, de notre douloureuse perplexité sur
la terre. Qui peut dire Je suis du nombre des prédestinés ?
Toute la tradition des
Pères et des docteurs nous répond : C'est celui qui aime Marie. La tendre dévotion
à Marie est la marque la plus certaine du salut. Et la théologie, par ses
oracles les plus autorisés, tels que saint Thomas et saint Bonaventure, en
donne des raisons profondes.
Parlant du livre des
élus, l'Apocalypse lui donne deux noms, ou plutôt elle complète le premier nom
par un second : Liber vitae, liber vitae Agni[viii]: « Le livre de vie et
de l'Agneau ». Qu'est-ce à dire ? Le livre de vie, c'est l'entendement du Père.
Or, ce que l'entendement du Père a conçu et enfanté de toute éternité, le sein
de Marie l'a conçu et enfanté dans le temps. Le même Verbe qui est sorti du
Père, c'est lui, exactement le même, plus un corps et une âme, qui a été mis au
monde par Marie. Mais le Père, en concevant éternellement son Verbe, conçoit
avec lui et par lui tous les fils adoptifs qui doivent lui être conjoints
pendant l'éternité. Donc Marie, en concevant temporellement Jésus, conçoit par
le même moyen tous les prédestinés, tous ceux qui sont appelés à former le
complément mystique du corps naturel de Jésus. Et voilà pourquoi l'ange
annonçait à Marie : Quod nascetur ex te sanctum vocabitur Filius Dei[ix]: « Ce qui naîtra de vous
sera appelé le Fils de Dieu» ; non pas celui qui naîtra, non pas qui, mais
quod, pour marquer l'être collectif auquel Marie devait donner naissance. Le
livre des élus, si j'ose ainsi parler, existe en double partie. Le texte
original et primitif est en l'entendement divin ; la copie exacte et authentique
est dans le sein de Marie, et là ce livre s'appelle le livre de l'Agneau :
Liber vitae et Agni.
Or, voulez-vous savoir si
vous êtes inscrit au livre de vie ? Je vais vous l'apprendre autant qu'il est permis
ici-bas. Allons chercher votre nom. Où donc? Dans l'entendement du Père ? Non,
ce livre est inaccessible et il est fermé. Mais peut-être saurons-nous lire
dans le cœur de Marie. Tous ceux dont les noms sont inscrits là sont des
prédestinés. Tous ceux qui appartiennent à Marie, appartiennent à Jésus. Et
comment lirai-je dans le cœur de Marie ? Comment, mes Frères ? En lisant dans
le vôtre. Sentez-vous dans votre cœur un amour tendre et fort, un amour invariable
pour Marie ? Oui. Eh bien ! si vous aimez Marie ainsi, elle vous aime de même.
Si son nom est gravé au fond de votre cœur, le vôtre est gravé également au
fond du sien. Or, encore un coup, le cœur de Marie est la copie authentique du
livre de vie; et aucun nom n'est écrit dans les entrailles de la mère de
l'Agneau, qui ne soit écrit aussi dans le sein du Père, dans l'entendement
générateur du Verbe et de tous ceux qui, en participant à la filiation du
Verbe, sont appelés à partager avec lui le glorieux nom de Fils de Dieu.
Voilà pourquoi l'Église
est unanime à proclamer que la dévotion à Marie est le signe le plus assuré de
la prédestination. Il a été dit à cette divine Vierge de plonger, d'envoyer ses
racines dans tous les élus : Et in electis meis mitte radices[x]. Oui, vraiment, ô Marie.,
c'est par vous que nous avons l'espoir, que nous avons la confiance d'arriver à
posséder votre Fils. De tous les habitants de la gloire on peut dire :
Invenerunt puerum cum Maria matre ejus. Travaillez donc, chrétiens, cela ne
tient qu'à vous, travaillez en aimant beaucoup Marie, en servant fidèlement
Marie, travaillez à rendre votre prédestination et votre vocation certaines.
Oui, vraiment, ô Marie, vous êtes la mère de la sainte espérance : Ego mater
sanctae spei.
Enfin, par Marie on aime
plus tendrement.
Elle est la mère de la
charité ; elle est la mère du bel amour : Ego mater pulchra dilectionis[xi].
Il est un assez grand
nombre de personnes, même chrétiennes, qui se persuadent, bien à tort, que
l'acte d'amour de Dieu pour lui-même est une chose très difficile, qui est
seulement le partage de quelques âmes parfaites : vertu héroïque, à laquelle le
commun des hommes n'est pas appelé. Il y a là une erreur grossière, un oubli
impardonnable des premières notions de la loi comme de la foi chrétienne. La
charité, c'est-à-dire l'amour de Dieu à cause de ses suprêmes perfections, et
indépendamment de tout retour sur nous-mêmes (ce qui fait la différence entre
cette vertu et la vertu d'espérance), la charité, ainsi définie, est la vertu
nécessaire de tous les chrétiens : par conséquent, il faut que de temps à autre
le chrétien produise l'acte de charité, l'acte d'amour de Dieu pour lui-même et
par-dessus toutes choses. Ceci est de stricte obligation. Ce qui n'est que de
conseil et de perfection, c'est le degré, c'est l'intensité, et surtout c'est
l'habitude du pur amour.
Or, pour accomplir le
précepte de la charité, à plus forte raison, pour arriver à la perfection de la
charité, Marie est notre plus assurée ressource, notre plus puissant secours.
« Tu aimeras le Seigneur
ton Dieu de tout ton « esprit, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes
tes forces[xii].»
Ce précepte de l'amour de Dieu par-dessus toutes choses et à cause de lui-même
et de ses beautés infinies, ce précepte édicté par Moïse, il est aussi ancien
que l'homme. Mais l'homme n'a pas su l'accomplir; il a détourné son cœur de
Dieu; il est tombé, et, en fait, l'humanité charnelle était devenue comme
impuissante à aimer Dieu qui est esprit. Le Seigneur l'avait dit avec une
profonde tristesse de cœur : Non permanebit spiritus meus in homine, quia caro
est[xiii]. Son amour trouva le
moyen de combler les séparations, de rapprocher les distances. Et Verbu;n caro
factum est, et habitavit in nobis : « Et le Verbe s'est fait chair, et il a
habité parmi nous[xiv]».
La divinité, selon le langage de l'Apocalypse, était comme un cristal immense,
comme un océan de verre : tamquam mare vitreum[xv], que nos yeux
traversaient sans y rien découvrir. L'humanité sainte, comme le vif-argent du
miroir (le mot est de saint François de Sales), est venue se placer derrière;
et les traits divins se sont reflétés vers nous; et nous avons vu sa gloire, sa
gloire sans doute encore voilée, mais déjà reconnaissable dans la personne de
son fils, plein de grâce et de vérité: Et vidimus gloriainm ejus, gloriam quasi
Unigeniti a Patre, plenum gratiae et veritatis[xvi]. Nous avons vu, et, en
voyant, nous avons aimé. Or, c'est Marie qui nous a donné le Verbe fait chair.
En enfantant Jésus, dit un saint docteur, elle a enfanté l'amour divin sur la
terre. Voilà déjà comment elle est la mère de la charité et du bel amour quant
à son principe général.
Mais elle l'est aussi
quant à sa naissance particulière dans le cœur de chacun des hommes. Dites-moi,
mes Frères, ce précepte : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu », où est-il plus
facile à accomplir qu'aux pieds de Marie ? Mon Dieu, quand je vous cherchais
dans les cieux, vous m'y apparaissiez grand, puissant, majestueux; et mon cœur,
resserré par la crainte, se sentait écrasé par tant de grandeur et de gloire.
Mais j'entre dans votre temple. J'y vois sur vos autels une mère que vous
m'avez donnée. La religion qui place une mère sur ses autels, ah! je comprends
qu'elle commande l'amour. Tendre mère, le Dieu que je dois aimer, mais c'est
l'enfant divin qui repose entre vos bras; c'est ce Jésus qui a dit: « Personne
ne va à mon Père que par moi.... Celui qui
me voit, voit mon Père. M'aimer, c'est aimer mon Père et être aimé de lui[xvii]». Au ciel, c'était le
Dieu grand et terrible à l'excès : Magnus Dominus et terribilis nimis. Sur le
sein de Marie, c'est le Dieu qui s'est fait petit et qui est aimable outre
mesure : Parvus Dominus et amabilis nimis. Oui, désormais l'acte d'amour
devient possible, devient facile, il jaillit spontanément de l'âme. Cela est si
beau, cela est si doux, une religion oïl Dieu se présente sur les bras de sa
mère, qui est aussi la nôtre! Comment ne pas s'approcher avec confiance de ce
trône de la divinité qui est le trône de la miséricorde ? Adeamus ergo cum
fiducia ad thronum misericordiae[xviii].
Ah ! que de cœurs ont
commencé d'aimer Dieu, ont produit pour la première fois l'acte de charité,
devant l'image de Marie ! Et quels progrès ils ont faits dans les voies du
saint amour, de la belle dilection ! Ego mater pulchrae dilectionis. Trouver Jésus,
c'est l'atteindre par l'amour : Invenit Jesum, qui diligit eum. Combien d'âmes
ne l'ont trouvé ainsi qu'avec Marie et moyennant Marie : Invenerunt puerum cum
Maria matre ejus.
J'aurais beaucoup à dire
encore pour développer mon texte, et j'ai déjà trop parlé. N'en ai-je pas dit assez
cependant pour vous faire comprendre que Marie est inséparable de Jésus, et que
l'économie essentielle du christianisme est méconnue, que l'ordre divin est
troublé, si Marie est oubliée, si Marie est négligée, si Marie est exclue? Lors
donc qu'en entrant dans cette splendide et gracieuse église, vous considérez au
Fond de ce sanctuaire l'aimable et doux Jésus, avec son Cœur tout rayonnant des
feux de la charité, surmonté et couronné en quelque sorte par la suave et
virginale figure de Marie sa mère, si l'on vient vous dire que c'est quelque
chose de nouveau, une pratique étrangère au pur Évangile, une dévotion inconnue
de l'Eglise primitive, !a réponse vous est facile. N'est-ce donc pas le pur
Evangile, et y a.t-il rien de plus primitif que ce qui est écrit au chapitre
premier de saint Matthieu : Maria de qua natus est Jesus : « Marie, de laquelle
est né Jésus [xix]»
? N'est-ce pas aussi le pur Evangile, et y a-t-il dévotion plus primitive que
ce qui est raconté au chapitre second du même évangéliste, et ce dont toute
cette homélie n'a été que le commentaire : Et intrantes domum, invenerunt
puerum cum Maria matre ejus?
Appuyé sur ce texte,
j'ose le dire : Le temple n'est pour moi le temple chrétien et orthodoxe
qu'autant que Marie m'y est montrée avec Jésus. Ma foi le veut ainsi, et mon cœur
se met volontiers d'accord avec ma foi. Ni vous ni moi, mes Frères, n'aurons
jamais rien de commun avec ceux qui ont banni la mère de la maison. En vérité,
ils voudraient que Marie ne fie nulle part, tandis que l'Écriture et la
tradition et l'histoire nous la montrent partout.
Parlant d'une des scènes
les plus touchantes de la vie de Jésus, saint Jean n'a pas omis de nous révéler
cette particularité si douce : c'est que Marie, la mère de Jésus, était là : Et
erat mater Jesu ibi[xx]. Oh! que le disciple de
l'amour a bien répondu à ma filiale curiosité ! Et comme je suis heureux que ce
qu'il a dit d'une circonstance particulière soit vrai de toute l'économie et de
toute l'histoire de la religion!
Marie est associée au
dogme de la Trinité. Et erat mater Jesu ibi. La voyez-vous, dans notre symbole,
mêlée aux trois adorables personnes et aux plus étonnants mystères ? Voyez-vous
la très sainte Vierge dans la Trinité même ? Et elle y est, non pas en étrangère,
mais comme en famille, avec les rapports les plus étroits, les titres les plus
incomparables : épouse du Père dont elle partage la fécondité; mère du Fils
qu'elle conçoit et met au monde ; sanctuaire virginal de l'Esprit-Saint qui
opère en elle le prodige. Et erat mater Jesu ibi.
Marie est mêlée à
l'incarnation : elle y a une part principale ; elle n'en est pas le sujet, elle
en est le moyen ; elle n'est pas le Dieu incarné ; elle en est la mère; elle
est la fleur qui donne naissance au fruit. Et erat mater Jesu ibi.
Marie est mêlée à la
rédemption ; elle est debout au pied de la Croix, debout dans l'attitude du sacrificateur
: Stabat juxta Crucem[xxi], coopérant à la rédemption
par son consentement, comme elle avait concouru à l'incarnation en donnant l'acquiescement
de sa volonté. Et erat mater Jesu ibi.
Marie est mêlée à la
fondation de l'Église; elle préside au cénacle, elle est parmi les apôtres :
c'est avec elle et sous ses yeux qu'ils attendent, qu'ils prient, jusqu'à
l'heure où l'Esprit-Saint descend en eux, et par eux renouvelle la face de la
terre. Et erat mater Jesu ibi.
Marie est associée au
principe de l'éternel bonheur des élus. De son rocher de Pathmos, Jean l'a
aperçue dans les cieux, où le soleil est son vêtement, la lune son marchepied,
les étoiles sa couronne[xxii]. Après la vue de Jésus,
la vue de Marie est la plus grande joie des bienheureux, des glorifiés. Quand
on entre dans la maison du ciel, là encore on trouve le Fils avec la mère. Et
erat mater Jesu ibi.
Et comme elle est
associée au rayonnement de la gloire, Marie l'est pareillement au mystère de la
dispensation de la grâce, qui est le germe et la racine de la gloire. Encore
que Marie soit parvenue au terme de la jouissance, elle est pour ainsi dire
encore dans la voie et dans le travail. Le disciple l'a entendue pousser des cris
comme une femme qui enfante[xxiii], et elle ne se
reposera point que le nombre des élus ne soit complet. Du haut des cieux, elle
ne cesse de veiller et de concourir à la distribution des dons spirituels, à
l'application du sang et des mérites de son Fils. Marie, je l'aperçois auprès
de la fontaine baptismale, à côté de la piscine sacrée de la pénitence et de
toutes les autres sources de la grâce. Et erat mater Jesu ibi.
Marie est associée en
quelque sorte à la présence réelle de Jésus dans nos temples. Le premier blasphème
contre la vérité du sacrement de l'autel consistait à nier que le corps
eucharistique du Seigneur fût le corps né de Marie. Et, en réponse à cette
négation première, notre acte de foi se formule toujours en ces termes: « Je
vous salue, corps véritable, né de la « Vierge Marie » : Ave, verum corpus
natum de Maria virgine. Aussi n'y a-t-il pas un seul temple catholique où, à
côté du tabernacle qui contient le corps de Jésus, vous n'aperceviez l'image de
celle qui en fut le tabernacle vivant. Et erat mater Jesu ibi.
Prenez les livres saints,
depuis la Genèse jusqu’à l'Apocalypse. Il est écrit d'elle, comme de son Fils,
en tête du livre : In capite libri scriptum est de me[xxiv]. Promise dans l'Eden,
figurée sous les tentes des 'patriarches, prédite, annoncée dans la loi et les prophètes,
elle remplit tout l'Ancien Testament. L'Évangile parle d'elle, brièvement sans
doute, niais avec quelle distinction I Enfin, l'apôtre bien-aimé nous redit sa
gloire dans les cieux. Depuis le livre qui raconte la création de la terre et
des cieux, jusqu'à celui qui déroule à nos regards le spectacle de la gloire et
de la béatitude finale, partout on trouve Marie. Et erat mater Jesu ibi.
Si je jette un regard sur
la série des temps chrétiens, c'est le même fait que je constate. Pas un siècle
qui ne m'offre le consolant témoignage du culte rendu à Marie et des bienfaits
reçus de Marie. Et erat mater Jesu ibi.
Et si je regarde autour
de moi, si je considère le siècle présent, ah ! j'y vois incontestablement bien
des sujets de douleur, bien des sujets d'appréhension ; mais j'y vois en même
temps un grand motif de consolation, un grand motif d'espérance. Et erat mater
Jesu ibi. La mère de Jésus était là. Oui, malgré tous nos malheurs et toutes
nos fautes, malgré toutes les tristesses et les défaillances de notre temps, la
postérité pourra le dire néanmoins : Ce siècle, avec ses illusions, avec ses
erreurs, avec ses vices, ce fut à plus d'un égard le siècle de Marie. Quelle
moisson nouvelle de gloire ne lui a-t-il pas apportée !
Il n'est pas téméraire de
le dire, Messeigneurs et mes Frères : l'invocation de Marie sous le titre de
Notre-Dame du Sacré-Cœur sera un des beaux épis de cette gerbe d'honneur
offerte par notre âge à la sainte Mère de Dieu.
Ce titre avait reçu déjà
la consécration de votre autorité, ô pieux pontife de cette Église ; il avait
reçu la sanction de la confiance populaire, et la sanction plus haute de
l'intervention manifeste du ciel. Aujourd'hui le Saint-Siège y ajoute le poids
de son autorité. Le pontife qui a proclamé Marie immaculée dans sa Conception,
voici qu'il délègue l'ange de cette Eglise pour couronner cette image en son
nom sous le titre de Notre-Darne du Sacré-Cœur : Sub titulo illo memoratae
imagini coronam nostro nomine imponas. Le vœu que le vicaire de Jésus-Christ
dépose â cette occasion aux pieds de Marie sera exaucée. La céleste patronne,
Notre-Dame du Sacré-Cœur, se montrera propice et à la personne auguste du chef
de l'Église et à tout l'univers catholique : elle ramènera bientôt des jours
heureux pour le monde : Coelestem patronam adprecati , ut nunquam desinat Nos et
catholicum orbem praesenti ope tueri, et in tot tantisque fluctibus fortunare. O
Marie, ô mère, ô épouse, ô reine, parlez au cœur du Roi en notre faveur,
parlez, et votre prière nous délivrera de tous les maux qui nous menacent : Et
loquere Regi pro nobis, et libera nos de morte[xxv]. Ainsi soit-il.
[i] Monseigneur l'archevêque
de Bourges. Étaient présents : NN. SS. L’archevêque de Sens, les évêques
d'Autun, de Tulle, de Moulins, l'ancien évêque de la Basse-Terre, les évêques
de Blois, d'Amiens, de Limoges, de Saint-Claude, du Puy, de Périgueux, le R.P.
abbé de la Trappe du Port-du-Salut.
[ii] Venant. Fortunat.,
Vit. S. Hilar., Praefat. Ap. Migne. Patrolog. lat.., t. LXXXVIII, p. 440.
[iii] Ps. LXXV, 2.
[iv] Cant.,
1, 14, 15.
[v]
Eccli., XXIV, 24.
[vi] Homil. II in conc. Ephes.
[vii]
Eccli., XXIV, 24.
[viii] Apoc., XIII, 8; XVII, 8.
[ix] Luc., I, 25.
[x]
Eccli., XXIV, t3.
[xi]
Eccli., XXIV, 24.
[xii]
Deuter., VI, 5.
[xiii]
Gen., VI, 3.
[xiv]
Joann., I, 14.
[xv]
Apoc., IV, 6.
[xvi]
Joann., I, 14.
[xvii]
Joann., XIV, 6,9,21.
[xviii]
Hebr., IV, 16.
[xix]
Matth., I, 16.
[xx]
Joann., II, 1.
[xxi]
Ibid., XIX, 25.
[xxii]
Apoc., XII, I.
[xxiii]
Ibid. 2.
[xxiv]
Hebr., X, 7.
[xxv]
Esther, XV, 3.
(Cardinal Pie - Homélie prononcée dans la solennité du couronnement de Notre-Dame du Sacré-Coeur à Issoudun, 8 septembre 1869)
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