Quarante
de nos Hurons qui faisaient l'élite de tout ce qui nous restait ici de
considérable, conduits par un capitaine assez fameux, nommé Anahotaha,
partirent de Québec sur la fin de l’hiver, pour aller à la petite guerre, et
dresser des embûches aux Iroquois, à leur retour de la chasse. Ils passèrent par
les Trois-Rivières, et là six Algonquins se joignirent à eux, sous le
commandement de MitiSemeg, capitaine de considération. Etant arrivés ensuite à
Montréal, ils trouvèrent que dix-sept Français, gens de cœur et de résolution,
avaient déjà lié partie dans le même dessein qu'eux, s'immolant généreusement
pour le bien public et pour la défense de la religion. Ils avaient choisi pour leur
chef, le sieur Dollard, homme de mise et de conduite : et quoiqu'il ne fût,
arrivé de France que depuis assez peu de temps, il se trouva tout-à-fait propre
pour ces sortes de guerre, ainsi qu'il l'a bien fait paraître, avec ses
camarades, quoique la fortune semble leur avoir refusé la gloire d'une si
sainte et si généreuse entreprise.
Nos
sauvages heureux de grossir leur nombre d'une bande si leste et si résolue,
s'embarquent pleins d'un nouveau courage, et nos Français se joignant à eux,
rament avec joie, dans l'espérance de surprendre au plus tôt l'ennemi. Leur
marche se faisait de nuit pour n'être point découverts, el les prières étaient
réglées tous les matins et tous les soirs, s'adressant tous à Dieu
publiquement, chacun en sa langue ; de sorte qu'ils faisaient trois chœurs bien
agréables au ciel, qui n'avait jamais vu ici de si saints soldats, et qui
recevait bien volontiers (les vœux conçus en même temps, en français, en
algonquin et en huron.
Le
Sault Saint-Louis les autres rapides ne leur coûtent rien à passer ; le zèle et
l'ardeur d'une si sainte expédition leur fait mépriser la rencontre des glaces,
et le froid des eau fraichement fondues, dans lesquels il se jetaient vigoureusement,
pour trainer eux-mêmes leurs canots entre les pierres et orles glanons. Ayant
gagné le lac Saint-Louis, qui est au-dessus de l'Isle de Montréal, ils
détournent à droite, dans la rivière qui mène aux Hurons et vont se poster
au-dessous du Sault de la Chaudière, pour y attendre les chasseurs iroquois,
qui, selon leur coutume, le doivent passer file à file, en retournant de leur
chasse d'hiver.
Nos
guerriers ne s'y furent pas plus tôt rendus, qu'ils furent aperçus par cinq Iroquois,
qui venaient à la découverte, et qui remontèrent en diligence pour avertir tous
les chasseurs de se réunir et de quitter la posture de chasseur pour celle de
guerrier. Le changement est bientôt fait; la petite hache à la ceinture au lieu
d'épée, le fusil à la pointe du canot et l'aviron en main, voilà l'équipage de
ces soldats. Ils se rassemblent donc, et les canots chargés de deux cents Onnontagheronnons,
s'étant joints, ils naviguent en belle ordonnance et descendent gravement le Sault,
au-dessous duquel, nos gens surpris d'une si prompte et si réglée démarche, se
voyant bien plus faibles en nombre, se saisissent d'un méchant reste de fort,
bâti en ce quartier-là depuis l'automne par nos Algonquins ; ils tâchent de s'y
gabionner du mieux qu'ils peuvent.
L'Onnontagheronnon
fait ses approches, et ayant reconnu l'ennemi, l'attaque avec furie ; mais il,
est reçu si vertement, qu'il est obligé de se retirer avec perte ; ce qui le
fait songer à ses ruses ordinaires, désespérant d'en venir à bout par la force
; et afin d'amuser nos gens pendant qu'il appelle à son secours les Agniehronnons,
qui avaient leur rendez-vous aux Isles de Richelieu, il fait semblant de vouloir
parlementer. Les Algonquins et les Hurons, semblent y vouloir prêter l'oreille,
mais nos Français ne savent ce que c'est que de paix avec ces barbares qui
n'ont, jamais traité d'accommodement, qu'on ne soit aperçu de leurs fourbes
bientôt après ; c'est pourquoi, lorsque tout paraissait, fort, paisible d'un
côté du fort, de l'autre nos gens, se trouvant attaqués par trahison, ne furent
pas surpris ; ils tirent de si bonnes décharges sur les assaillants, qu'ils les
contraignirent de se retirer pour la seconde fois, bien étonnés qu'une petite
poignée de Français pût faire tête al, deux cents Iroquois.
Ils
eussent sans doute eu la confusion toute entière, et eussent été défaits
entièrement, comme ils ont avoué, si les Français sortis du fort l'épée à la
main ou si les Agniehronnons ne fussent pas arrivés peu de temps après au
nombre de cinq cents, avec des cris si horribles et si puissants, que toute la
terre circonvoisine semblait être pleine d'Iroquois.
Le
fort est environné de tous les côtés, on fait feu partout jour et nuit ; les
attaques se font rudes et fréquentes, pendant lesquelles nos Français firent
toujours admirer leur résolution; leur vigilance, et surtout leur piété, qui
leur faisait, employer à la prière le peu de temps qu'ils avaient entre chaque
attaque ; de sorte que sitôt qu'ils avaient repoussé l'Iroquois, ils se
mettaient à genoux, et ne s'en relevaient point que pour les repousser encore ,
et ainsi pendant dix jours que dura ce siège, ils n'avaient que deux fonctions,
Prier et combattre, faisant succéder l'une à l'autre, avec l'étonnement de nos
Sauvages, qui s'animaient à mourir généreusement par de si beaux exemples.
Comme
l'ardeur du combat était grande, et les attaques presque continuelles, la soif
pressait plus nos gens que l'Iroquois. Il fallait essuyer une grêle de plomb,
et aller à la pointe de l'épée puiser de l'eau à la rivière, qui était à deux
cents pas du Fort, dans lequel on trouva enfin, à force de fouir, un petit
filet d'eau bourbeuse, mais si peu, que le sang découlait des veines des morts
et des blessés, bien plus abondamment que l'eau de cette source de boue.
Cette
nécessité mit le Fort en telle extrémité, que la partie ne paraissant plus
tenable aux sauvages qui y étaient, ils songèrent à traiter de paix, et
députèrent quelques ambassadeurs au camp ennemi, avec de beaux présents de
porcelaine, qui font en ce pays toutes les grandes affaires de la paix et de la
guerre. Ceux-ci furent reçus des Iroquois avec de grands cris, soit de joie,
soit de moquerie, mais qui donnèrent de la frayeur à nos sauvages, desquels une
trentaine étant invités par leurs compatriotes hurons, qui demeuraient parmi
les Iroquois, à se rendre avec assurance de la vie, sautèrent malgré tous les
autres par-dessus la palissade, et laissèrent le Fort bien affaibli par une si
insigne lâcheté, qui donna espérance aux Iroquois de se rendre maîtres des
autres sans coup férir, ou par des menaces, ou par de belles paroles. Quelques
députés s'approchèrent pour cela du Fort, avec les ambassadeurs qui en étaient
sortis ; mais nos Français qui ne se fiaient point à tous ces pourparlers,
firent sur eux une décharge inopinée, et jetèrent les uns morts par terre, et
mirent les autres en fuite. Cet affront aigrit tellement les Iroquois, qu'ils
vinrent à corps perdu et, la tête baissée, s'attacher à la palissade, et se
mirent en devoir de la saper à coups de haches, avec un courage qui leur
faisait fermer les yeux à tous les dangers et aux décharges continuelles qu'on
faisait sur eux. Il est vrai que pour se garantir de la plus grande partie de
cette grêle, ils firent des mantelets de trois bûches liées côte à côte, qui
les couvraient depuis le haut de la tête jusqu'à la moitié des cuisses, et par
ce moyen ils s'attachèrent au-dessous des canonniers des courtines, lesquelles
n'étant pas flanquées, ils travaillaient à la sape avec assez d'assurance. .
Nos
Français employèrent tout leur courage et toute leur industrie en cette
extrémité ; les grenades leur manquant, ils y suppléèrent par le moyen des
canons d'une partie de leurs fusils qu’ils chargèrent à crever, et qu'ils
jetèrent sur leurs ennemis ; ils s'avisèrent même de se servir d'un baril de
poudre, qu'ils poussèrent par-dessus la palissade ; mais, par malheur, ayant
rencontré une branche en retomba dans le Fort, et y causa de grands désordres la
plupart de nos Français eurent le visage et les mains brûlées du feu, et les
yeux aveuglés de la fumée que fit cette machine ; de quoi les Iroquois prenant
avantage, se saisirent de toutes les meurtrières, et de dehors tiraient et
tuaient dans le Fort ceux qu'ils pouvaient découvrir dans l'épaisseur de la
fumée ; ce qui les anima de telle sorte, qu'ils montèrent sur les pieux, la
hache à la main, descendirent clans le Fort de tous côtés, et y remplirent tout
de sang et de carnage, avec tant de furie qu'il n'y demeura que cinq Français
et quatre Hurons en vié, tout le reste ayant été tué sur la place, avec le chef
ale tous nommé Anahotaha qui se voyant prêt à expirer, pria qu'on lui mît la
tête dans le feu, afin d'ôter à l'Iroquois la gloire d'emporter sa chevelure.
" Laudavi magis mortuos quam viventes". Ce fut sans doute dans cette
pensée du Sage, qu'un de nos Français fit un coup surprenant : car voyant que
tout était perdu, et s'étant aperçu que plusieurs de ses compagnons blessés à
mort vivaient encore, ils les acheva à grands coups de hache, pour les délivrer
par cette inhumaine miséricorde, des feux des Iroquois. Et de fait, la cruauté
succédant à, la fureur, deux Français ayant été trouvés parmi les morts, avec
quelque souffle de vie qui leur restait, on les la
proie des flammes; au lieu d'huile pour adoucir leurs plaies, on y fourra des
tisons allumés et des alênes toutes rouges ; au lieu du lit pour soutenir les
membres de ces pauvres moribonds, on les coucha sur la braise : en un mot on
brûla cruellement ces pauvres agonisants dans toutes les parties du corps, tant
qu'ils demeurèrent en vie.
Pour
les cinq autres Français, avec tout le reste des captifs, tant ceux qui se sont
rendus volontairement, que ceux qui ont été pris, on les oblige de monter sur
un échafaud, ou on leur fait les premières caresses des prisonniers. On
présente aux uns du feu à manger, on coupe les doigts aux autres, on brûle les
jambes et les bras à quelques autres : tous enfin reçoivent les marques de leur
captivité.
Ce
spectacle d'horreur si agréable aux yeux des Iroquois, ne le fut pas moins, je
m'assure, aux yeux des anges, quand un des pauvres prisonniers hurons, se
souvenant des instructions qu'on lui avait faites, se mit à se faire
prédicateur et à exhorter tous ces patients à souffrir constamment ces cruautés,
qui passeraient bientôt et seraient suivies du bonheur éternel, puisque ce
n'était que pour la gloire de Dieu et pour le zèle de la religion, qu'ils avaient
entrepris cette guerre contre les ennemis de la foi. Je ne sais si l'East,
naissante a vu rien de plus beau dans ses persécutions : un barbare prêcher
Jésus-Christ, et faire d'un échafaud une chaire de docteur, et si bien faire
que l'échafaud se change en chapelle pour ses auditeurs, qui, parmi leurs
tourments et au milieu des feux font leurs prières comme s'ils étaient aux
pieds des autels, et ils ont toujours continué à les faire pendant leur
captivité, s'y exhortant les uns les autres lorsqu'il se rencontraient.
Après
que la première rage des Iroquois fut rassasiée par la vue de leurs
prisonniers, et par ces coups d'essai de leur cruauté, ils font le partage de
leurs captifs : deux Français sont donnés aux Agnieronnons, deux aux Onnontagherrons,
le cinquième aux OnneiStheronnons pour leur faire goûter à tous de la chair des
Français, et leur faire venir l'appétit et l'envie d'en manger, c'est-à-dire,
les inviter à une sanglante guerre pour venger la mort d'une vingtaine de leurs
gens tués en cette occasion. Après la distribution, on décampe, et l'on quitte
la résolution prie de venir inonder sur nos habitations, pour mener au plus tôt
dans le pays ces misérables victimes, destinées à repaître la rage et la
cruauté de la plus barbare de toutes les Nations. Il faut ici, donner la gloire
à ces dix-sept Français de Montréal, et honorer leurs cendres d'un éloge qui
leur est dû avec justice, et que nous ne pouvons leur refuser sans ingratitude.
Tout était perdu s'ils n'eussent péri, et leur malheur a sauvé ce pays, ou du
moins a conjuré l'orage qui venait y fondre, puisqu’'ils en ont arrêté les
premiers efforts, et détourné tout-à-fait le cours.
(Extrait de la Relation des Jésuites pour l’année 1660).
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